Le lac de nulle part de Pete Fromm (2022, traduit de l’américain par Juliane Nivelt), une virée en canoë qui tourne à la dérive, me tentait moins au premier abord qu’Indian Creek que j’ai beaucoup aimé. Le roman m’a pourtant captivée de bout en bout.
Quetico Park, Ontario (source)
A l’aéroport de Minneapolis, Trig et sa sœur Al, des jumeaux, retrouvent leur père. A leur grand étonnement, lui qui aime tant conduire a réservé trois places sur un vol à destination d’International Falls. Mais sur le tapis roulant des bagages, ses énormes sacs étanches habituels pour leurs vacances en canoë n’arrivent pas. Ils reportent leur départ en les attendant, en vain. Le père décide alors de racheter tout ce qu’il leur faut dans un magasin de matériel de camping, ils font aussi le plein de provisions.
« Des années que nous ne sommes pas partis à l’aventure. » Après le divorce des parents, les jumeaux passaient un mois d’été avec leur père dans le Montana, mais ces périples n’avaient plus la même saveur sans leur mère. Puis leur père est retourné vivre dans le Wisconsin, ils sont partis chacun de leur côté, Al avec un type à Denver, Trig en Californie, son « impardonnable acte de rébellion ».
Que Bill, leur père, ait réclamé « une dernière aventure » d’un mois en canoë au Canada alors qu’ils sont déjà en octobre les sidère : « Si tu attends un beau jour, tu attends toujours » a-t-il répondu à son fils. Un peu flippant, mais pas question d’y aller l’un sans l’autre pour les jumeaux. Bill a réservé deux canoës de cinq mètres et les emmène dans le parc Quetico.
Le ranger qui les accueille est surpris de les voir se présenter si tard dans la saison et réagit tout de suite aux prénoms d’Al et Trig en questionnant leur père : « Vous êtes mathématicien ? » Bill est stupéfait de sa clairvoyance, il était prof au lycée, d’algèbre et de trigonométrie. Al aurait préféré s’appeler Trig, moins masculin, mais c’est ainsi dans « la famille Mathématiques », comme dit Chad, le ranger, en vérifiant s’ils s’y connaissent suffisamment en canoës. Quatre cent mille hectares de forêt, des lacs qui se ressemblent, « d’autant plus quand il neige », Bill repousse toutes les objections : ils ont des cartes et il montre au garde le parcours qu’il a planifié sur la carte au mur.
C’est le début de l’aventure : Al et Trig pagayent d’abord ensemble derrière leur père qui se dirige tout droit vers la rive opposée. Traverser un lac, atteindre le portage (l’endroit où mettre pied dans le parc en transportant sacs et canoës), marcher jusqu’au lac suivant, enfin accoster sur une plage, y dresser les tentes pour la nuit, allumer un feu, cuire leur repas. Voilà ce que sera leur quotidien. Al ne veut pas partager la tente du père, ce qui rappelle à Trig leur adolescence : quand Bill avait bricolé une petite extension pour offrir aux jumeaux deux chambres séparées, Al était vite venue y rejoindre son frère.
La première nuit, Trig n’arrive pas à dormir près de son père qui ronfle et grogne sans discontinuer. Puis il retrouve ses talents de trappeur : se lever le premier, préparer le feu, le café. Al déplie les fauteuils, Bill les rejoint avec un grand sourire. Dès l’aube, tout est rangé dans les sacs et ils repartent. Al pagaye en solo, Trig devant son père qui a pris sa canne pour pêcher l’un ou l’autre brochet. Mais Al crie victoire la première : elle a pris « un brochet de taille moyenne, de quoi [les] régaler tous les trois. »
Trig aimerait se faire une idée de leur itinéraire, mais Bill renâcle à lui montrer les cartes, réclame sa confiance. Aucun d’eux n’a prévenu Dory, leur mère. Pourquoi ce voyage, tout à coup ? Bill finit par répondre qu’il n’est pas « au top » de sa forme. Se retrouver seul sans sa mère morte deux ans plus tôt (il les avait quittés pour aller vivre avec elle) n’a pas été facile, il avait besoin de les revoir. « A-t-il seulement la moindre idée d’où nous allons, hormis plus loin ? »
Quand son père déclare qu’il n’y a jamais eu de secrets entre eux, Trig réagit intérieurement : « Il n’y a que des secrets entre nous. » On sent une distance entre Al et son père, un peu d’inquiétude chez Trig. Au fil des jours et des nuits dans la même tente, les jumeaux partagent non seulement leurs souvenirs mais aussi des bouts de vie qu’ils ont gardés secrets l’un pour l’autre. Chez elle, leur mère s’inquiète de ne pas arriver à joindre ses enfants par téléphone.
Pete Fromm excelle à décrire l’immersion dans la nature sauvage, le plaisir et les contraintes de la vie ramenée aux gestes essentiels. Mais la tension monte de jour en jour. Bill ne semble pas maîtriser le parcours, il n’a pas pris de cartes et semble confus par moments. Quand le froid devient piquant, le but du parcours de plus en plus improbable, la crainte d’être piégés par la glace s’accentue. Le lac de nulle part est le récit d’un parcours épique en canoë, qui se transforme en expérience dramatique de survie. C’est aussi une sorte de jeu de la vérité entre les quatre membres de cette famille que raconte Trig, le narrateur, dont nous partageons les questions, les joies et les angoisses, pris par le suspense.
Commentaires
Un roman qui m'a prise et emportée. Une grande sensibilité, tant du point de vue humain que par rapport à la nature. Je n'en dirai pas plus que toi mais j'ai trouvé là un grand roman, tout comme Indian Creek, oui.
Nous sommes d'accord. Un roman qui nous emporte avec eux dans cette aventure qui mobilise tous les sens. Et une grande sensibilité pour rendre les remous intérieurs, tu as raison. Bonne journée, Colo.
J'ai nettement moins été convaincue que toi par ce roman, alors que j'avais beaucoup aimé ses récits de non-fiction. Je n'ai pas adhéré à l'histoire, j'ai trouvé des passages trop répétitifs, tout en reconnaissant un certain savoir-faire dans ce domaine. Dans un registre un peu similaire, j'ai préféré "la rivière" de Peter Heller, lu après (pas encore de billet). J'espère toutefois relire Pete Fromm tôt ou tard dans un autre récit.
Merci pour cet autre titre, je le note et je lirai tes impressions avec plaisir.
Indian creek est en effet TB. je crains ces romans répétitifs où ça se passe mal. Et puis, pfff, les prénoms américains! Il aurait pu choisir des matheux plus ou moins connus
Le camping canoë de lac en lac est forcément une activité répétitive, mais chaque journée racontée apporte quelque chose de plus à l'intrigue, cela ne m'a pas gênée du tout. Au contraire, c'est ce qui se révèle par petites touches au fur et à mesure et les problèmes rencontrés qui rendent le récit captivant.
(Ha ha, je me suis demandé si l'auteur avait eu une passion pour l’algèbre et la trigonométrie ou s'il s'en était vengé en inventant ces drôles de prénoms.)
J'aime ce style de lectures et ce style de voyages... La nature a tellement de secrets et de splendeurs à révéler, mais il nous faut bien sûr rester prudents. Doux après midi Tania, bises du lundi. brigitte
Merci, Brigitte. Ce sont des campeurs expérimentés, mais il y a toujours des impondérables. Bises de Bruxelles sous le soleil.
J'aime Pete Fromm, même si je trouve un peu inégale la qualité de ses livres. Et Indian Creek, quel bonheur !
C'est le deuxième roman de Fromm que je découvre, on m'a conseillé "Le nom des étoiles" qui sera peut-être le prochain.
un auteur que j'aime beaucoup comme toi, je retiens cet espèce de rivermovie familial
Bonne immersion dans le froid de l'automne canadien si tu t'y plonges.
J'ai rencontré Pete Fromm à plusieurs reprises sur les blogs livres, ici notamment je pense, ce serait bien d'y penser prochainement, je n'ai même pas lu "Indian creek".
L'immersion dans la vie sauvage n'est pas sans danger. Je me suis perdu (sans mal) un jour en Fagnes pour faire des photos, ce n 'était pas drôle. Une de mes connaissances a voulu y faire du camping sauvage solitaire : pourtant rompu à tout, il m'a confié que la nuit, sous tente, il avait vraiment eu peur du moindre bruit. inquiétant.
Ce roman-ci est riche en sensations de ce genre... "Indian Creek" fait l'unanimité, il me semble. Bonne journée, Christw.
La photo judicieusement choisie, ton texte précis qui campe bien les personnages (c'est le cas de le dire !), je me sens déjà portée dans ce roman en pleine Nature. Hâte de le découvrir, je note . Merci Tania !
Merci, Claudie, et bonne lecture !
Il fait partie des auteurs que je veux découvrir... Malheureusement, ma médiathèque va fermer pour un mois. Mais c'est noté :-), je commencerai certainement par Indian creek
Bonne découverte de ce romancier qui donne une grande place à la nature dans ses romans.