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Roman - Page 40

  • Tout pour la musique

    Le dernier roman d’Agnès Desarthe, L’éternel fiancé, débute comme une romance d’enfance et se termine sur des larmes silencieuses, bien des années plus tard. Chaque fois que sa vie a croisé celle d’Etienne (le fiancé de toujours), la narratrice en a été bouleversée.

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    La première rencontre a lieu lorsqu’elle a quatre ans : les enfants de l’école maternelle vont au concert de Noël, dans la salle des mariages de la mairie. « Chez elle, il y a toujours de la musique. Elle est contente d’en entendre. Elle se récite les noms des compositeurs que sa maman et son papa aiment. Il y a Beethoven. Mais maman préfère Brahms. Il y a Schubert que papa adore, mais Lise, la grande sœur, veut toujours du Chopin. »

    La mélodie s’élève quand soudain, le garçon devant elle se retourne et lui dit qu’il l’aime, parce qu’elle a les yeux ronds. Elle ne répond pas, la musique a commencé. Il insiste et pour le faire taire, elle rétorque : « Je ne t’aime pas. Parce que tu as les cheveux de travers. » Il pleure en silence, elle est sauvée. « Mais elle songe qu’ils sont à présent fiancés, à cause de la beauté de la musique ; officiellement fiancés, à cause de la salle des mariages. »

    Les trois sœurs, Lise l’aînée à l’alto, Dora la cadette au violoncelle et elle au violon, comme son père, ont répété des années le Quatuor en mi bémol majeur de Fanny Hensel-Mendelssohn. Elles jouaient faux et mal, mais Lise, la meilleure des quatre, les reprenait. Leur famille n’était pas « comme tout le monde » mais cela ne les gênait pas : « Nous étions le monde et mon regard demeurait myope au reste de l’univers. » L’éternel fiancé raconte la vie de famille, l’école, la vie sans télévision ; un passé dont certains pans semblent avoir quitté la mémoire alors que d’autres s’y sont gravés avec précision.

    Très vite, la voilà au lycée Gustave Courbet où elle reconnaît le garçon « intensément contemplatif » devant la fresque du hall, au rez-de-chaussée : « ses cheveux ne sont plus de travers ». Etienne est le frère de Martin Charvet, qui « capte la lumière » et réussit tout, « l’élu entre les élus », déjà en première. Elle l’adore, comme les autres, mais survient une grave maladie, l’hôpital, et elle doit redoubler la seconde. Fini le quatuor. Elle prend des cours de violon avec une dame qui répète « Eh ben, c’est pas brillant brillant » et lui conseille d’intégrer l’orchestre du lycée.

    C’est à la répétition qu’elle revoit Etienne, à présent en première, qui ne la reconnaît pas. Elle s’émerveille de distinguer si clairement « toutes les voix » des instruments – « la sensation d’un tissage dont j’aurais été simultanément le fil et la trame ». Etienne tient une espèce de râpe à fromage et un peigne en métal, sorte de « güiro ». Elle le trouve changé, plus lumineux – grâce à l’amour d’Antonia, qu’il a rencontrée pendant qu’elle gisait à l’hôpital. « Antonia danse comme personne. » Elle joue de l’euphonium et l’a convaincu de rejoindre l’orchestre.

    Etienne et Antonia deviennent le couple d’amoureux le plus admiré du lycée, un duo d’anticonformistes et lanceurs de modes. Tout le monde achète les bijoux qu’ils fabriquent pour les vendre aux terrasses des cafés. Le monde change. A la maison aussi, où la mère de la narratrice est tombée amoureuse du dentiste, son patron. Avec le temps, tout change. Elle-même sort à présent avec Martin, le grand frère, qui ne se doute de rien quand elle décide de l’accompagner à l’exposition d’Etienne et Antonia, pour le revoir, lui.

    Il en ira ainsi d’année en année. A la sortie d’une soirée, elle qui s’est entretemps mariée (avec un autre) rencontre son « fiancé » avec un bébé dans les bras, désespéré parce que sa fille n’arrête jamais de pleurer. Etienne est en perdition. Avec la musique, un temps abandonnée, mais pas pour toujours (la chanson de France Gall m’a trotté en tête en lisant, d’où le titre de cette lecture), il reste l’autre obsession de la narratrice. Comme si sa vie à lui était plus réelle, plus fascinante, comme s’il s’inscrivait davantage dans le monde qu’elle.

    L’éternel fiancé, « fausse autobiographie empreinte de merveilleux », conte une histoire douce-amère où l’on s’accorde et se désaccorde. Ce roman des sensations, des sentiments, des souvenirs épars est plein de changements de ton, de rêveries secrètes, d’images parfois floues parfois nettes, au fil d’une vie de femme. Agnès Desarthe y conjugue le récit d’une époque et une exploration de la mémoire intime.

  • De nature diverse

    jon kalman stefansson,entre ciel et terre,roman,littérature islandaise,pêcheurs,mer,montagne,vie,mort,lecture,village,culture,islande« Les mots sont de nature diverse.

    Certains sont lumineux, d’autres chargés d’ombre. Avril est, par exemple, empli de lumière. Les jours s’allongent ; tel un javelot, leur lumière s’avance et pénètre l’obscurité. Un beau matin, nous nous réveillons, le pluvier doré est arrivé, le soleil s’est rapproché, l’herbe affleure sous la neige et commence à verdir, les bateaux pontés sont mis à l’eau après avoir sommeillé à longueur d’hiver sur la rive et rêvé de la mer. Le mot avril est tout entier de clarté, de chants d’oiseaux et d’impatience. Avril est le mois le plus prometteur de l’année. »

    Jón Kalman Stefánsson, Entre ciel et terre

  • Un gamin islandais

    Entre ciel et terre de Jón Kalman Stefánsson (Himnariki og Helviti - littéralement Le paradis et l’enfer, 2007, traduit de l’islandais par Eric Boury, 2010) suscite un grand enthousiasme et j’étais impatiente de découvrir ce premier roman d’une trilogie, suivi par La Tristesse des anges et Le Cœur des hommes – des titres qui donnent le ton. Ici la première partie intitulée « Nous sommes presque uniquement constitués de ténèbres » nous invite dans un univers quasi en noir et blanc.

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    Qui est ce « nous » ? Qui raconte comment vivaient il y a plus de cent ans ces gens devenus des noms sur des pierres tombales ? Il s’agit « d’arracher des événements passés et des vies éteintes au trou noir de l’oubli ». Début du premier chapitre : « C’était en ces années où, probablement, nous étions encore vivants. »

    Dans le Village de pêcheurs, « notre commencement et notre fin, le centre de ce monde », des maisons blotties sur une langue de terre dans une cuvette surplombée de montagnes, deux personnages sont en route et s’éloignent : Bárður et le gamin. Ils vont rejoindre les baraquements des pêcheurs par « un étroit sentier qui ondule comme un serpent gelé dans la neige », un chemin périlleux « tout au bord des falaises ».

    « D’un côté, la mer, de l’autre, des montagnes vertigineuses comme le ciel : voilà toute notre histoire. » La mer est magnifique, sauf quand elle élève ses vagues si haut qu’elle noie les marins « comme de misérables chiots ». Une fois « l’Infranchissable » franchi, sans que la corde ne se rompe, les deux amis peuvent regarder la mer, lever les yeux vers le ciel d’où tombe une obscurité de moins en moins bleue. Après deux heures de marche, le solide Bárður aux yeux sombres n’a pas l’air fatigué, observe le gamin qui souffle « comme un vieux chien ».

    Il y a quinze jours qu’ils ne sont plus sortis en mer à cause de la tempête, de la pluie et de la neige. Le monde retrouve sa forme, on voit la ligne d’horizon. La pêche à la morue va pouvoir reprendre, par barques de six rameurs. Bárður et le gamin aiment être à deux, à l’écart des autres – « il y a tant de choses à dire qui ne sont destinées qu’à eux, à propos de la poésie, des rêves et de ce qui nous tient éveillés ».

    Quand ils ont rejoint les baraquements, sur le lit où ils dormiront tête bêche, Bárður vide son sac : trois journaux, des vivres, plusieurs livres dont l’un lui a été prêté par un vieux capitaine devenu aveugle, Kolbeinn – Le paradis perdu de Milton, dans la traduction d’un pasteur islandais. « Nous passons notre existence à la recherche d’une solution, d’une chose qui nous console, nous apporte le bonheur et éloigne de nous tous les maux. »

    Chaque équipage a sa cantinière, Andrea prend soin d’eux. Avant de prendre la mer, le gamin boit plusieurs gorgées d’élixir de Chine censé protéger du mal de mer ; Bárður rouvre Le Paradis perdu pour lire quelques vers qu’il a l’intention de se rappeler. La lune a « ses voiles toutes gonflées de lumière blanche » : la mère du gamin lui a souvent parlé de la lune dans ses lettres. Ses parents avaient soif de lire, d’apprendre, puis son père est mort en mer, les enfants ont été séparés ; la mère du gamin lui a beaucoup écrit avant de mourir de la grippe.

    Entre ciel et terre campe un monde ancien et lointain, celui de pêcheurs islandais dont la survie dépend de la mer et qui ne savent pas nager. Bárður estime que son ami et lui qui aiment les mots, les poèmes, ne sont « pas nés pour être pêcheurs ». Il envie le rédacteur en chef du journal et trouve « merveilleux d’avoir pour emploi d’écrire ». Après quatre heures à ramer vient le moment de jeter les lignes à la mer et d’attendre dans le froid de plus en plus intense que le poisson morde. Puis c’est le drame : Bárður a oublié de prendre sa vareuse et personne ne pourra lui venir en aide. Le gamin, désespéré, se répète le vers de Milton écrit par son ami à celle qu’il aime : « Nulle chose ne m’est plaisir, en dehors de toi »,

    « L’enfer, c’est de ne pas savoir si nous sommes vivants ou morts ». Le gamin qui n’a pu sauver son ami n’a plus qu’une idée en tête : s’éloigner de la mer, aller rendre le précieux Paradis perdu au capitaine aveugle qui possède près de quatre cents livres dans sa bibliothèque, et mourir à son tour. Entre ciel et terre suit l’errance d’un garçon qui a perdu son ami et le goût de vivre.

    En même temps, Jón Kalman Stefánsson continue à décrire comment ces hommes et ces femmes vivent entre mer et montagne, en particulier l’entourage du capitaine Kolbeinn chez qui le gamin a fini par échouer, happé par l’incertitude, « un oiseau qui tournoie ». J’ai mis du temps à entrer dans cet univers sombre, à en percevoir la lumière. La structure est parfois déroutante, mais les images étonnantes, poétiques. Les morts y accompagnent les vivants. Les mots, « poissons immémoriaux », eux, ne meurent pas.

  • Somnambule

    modiano,chevreuse,roman,littérature française,mémoire,espace,temps,rencontres,souvenirs,culture« Mais pourquoi s’en serait-il inquiété, lui qui depuis des années avait l’habitude de vivre sur une frontière étroite entre la réalité et le rêve, et de les laisser s’éclairer l’un l’autre, et quelquefois se mêler, tandis qu’il poursuivait son chemin d’un pas ferme, sans dévier d’un centimètre, car il savait bien que cela aurait rompu un équilibre précaire ? A plusieurs reprises, on l’avait traité de « somnambule », et le mot lui avait semblé, dans une certaine mesure, un compliment. Jadis, on consultait des somnambules pour leur don de voyance. Il ne se sentait pas différent d’eux. Le tout était de ne pas glisser de la ligne de crête et de savoir jusqu’à quelle limite on peut rêver sa vie. »

    Patrick Modiano, Chevreuse

  • Un mot, Chevreuse

    Chevreuse attendait, parmi les derniers emprunts à la bibliothèque, et après La femme au carnet rouge où Modiano se promène, son dernier roman s’est imposé dans le prolongement. Il suffit d’une phrase, comme la première – « Bosmans s’était souvenu qu’un mot, Chevreuse, revenait dans la conversation » – pour franchir le seuil et se sentir chez Modiano. Des noms, le passage du temps qu’implique le souvenir, comme une conversation rappelle une rencontre.

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    Source : La República

    A l’époque de « cet automne-là », environ cinquante ans plus tôt, Bosmans fréquentait un petit restaurant vietnamien en compagnie de Camille. Des détails lui reviennent, une chanson de Serge Latour, le nom d’Auteuil, des « éclats de souvenirs qu’il tâchait de noter le plus vite possible », des images de son passé qui échappent à l’oubli. Et surtout, Chevreuse. « Ce nom attirerait peut-être à lui d’autres noms, comme un aimant. »

    « A la sortie de Chevreuse, un tournant, puis une route étroite, bordée d’arbres. Après quelques kilomètres, l’entrée d’un village et bientôt vous longiez une voie ferrée. Mais il ne passait que très peu de trains. » Il est passé dans cette région à diverses périodes de sa vie. Les distances, Bosmans s’en rend compte, diffèrent dans ses souvenirs et sur une vieille carte d’état-major où il a retrouvé la rue du Docteur-Kurzenne, celle d’une maison qu’il connaît. Une rue « marquant la lisière d’un domaine, ou plutôt d’une principauté de forêts, d’étangs, de bois, de parcs, nommée : Chevreuse. »

    Il se rappelle plusieurs trajets, l’un d’eux en voiture, au départ d’un appartement « aux alentours de la porte d’Auteuil », où se réunissaient des gens en fin de journée « et souvent dans la nuit ». Un homme y habitait, avec son petit garçon et une jeune gouvernante ; il l’avait reconnu quinze ans après, dans un restaurant des Champs-Elysées, sans se souvenir de son nom.

    C’est Camille qui l’avait entraîné un soir dans l’appartement d’Auteuil où elle lui avait parlé d’un « réseau » et présenté une amie, Martine Hayward. A eux trois, ils avaient fait un aller-retour en voiture dans la vallée de Chevreuse, jusqu’à une ancienne auberge où elle avait pris une valise avant de revenir à Paris. En route, Bosmans avait reconnu des noms, des bâtiments, un jardin public : « Il eut envie de leur confier qu’il avait vécu par ici, mais cela ne les regardait pas. » Les deux femmes s’étaient encore arrêtées pour visiter la maison familière de la rue du Docteur-Kurzenne avec une dame de l’agence immobilière – lui n’y était pas entré et n’en avait rien dit.

    « Jusque-là, sa mémoire concernant ces personnes avait traversé une longue période d’hibernation, mais voilà, c’était fini, les fantômes ne craignaient pas de réapparaître au grand jour. » Pourquoi ce silence, ces mystères ? « Et ne pouvant revivre le passé pour le corriger, le meilleur moyen de les rendre définitivement inoffensifs et de les tenir à distance, ce serait de les métamorphoser en personnages de roman. »

    Jean Bosmans mène l’enquête : les personnes, les lieux, l’appartement en particulier – « si différent le jour et la nuit, au point d’appartenir à deux mondes parallèles ». Les noms de personnes réveillent des silhouettes observées, écoutées, croisées. Certaines d’entre elles sont amicales, d’autres semblent un peu trop attentives à ses paroles, à ses réactions et puis il y en a sur qui il se renseigne sans avoir envie de les rencontrer, comme s’il craignait un règlement de comptes.

    « L’Art de se taire. Depuis son enfance, il avait toujours essayé de pratiquer cet art-là, un art très difficile, celui qu’il admirait le plus et qui pouvait s’appliquer à tous les domaines, même à celui de la littérature. » Aussi apprécie-t-il ce que disent les objets : une photo, un agenda, du papier à lettres à en-tête, une boussole…

    On aimerait parfois que le romancier nous indique le nord de son histoire, mais ce n’est pas son genre. Parmi les souvenirs d’une vie vécue ou rêvée, lui-même hésite parfois, il préfère nous entraîner avec lui dans le labyrinthe de la mémoire, tout en semant des cailloux au passage. Chevreuse, « une vie recomposée », écrit Fabrice Gabriel dans Le Monde. Un roman finement analysé par Norbert Czarny, qui le relie à d’autres œuvres de Patrick Modiano – à lire plutôt après lecture.