Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

émigration

  • Réunification

    Eugenides VO.jpg« Comme la plupart des hermaphrodites, mais pas tous, loin de là, je ne peux pas avoir d’enfants. C’est une des raisons pour lesquelles je ne me suis jamais marié. C’est une des raisons, la honte mise à part, pour lesquelles j’ai décidé d’entrer aux Affaires étrangères. Je n’ai jamais voulu me fixer quelque part. Au début de ma vie de mâle, ma mère et moi avons quitté le Michigan et depuis je ne cesse de déménager. Dans un an ou deux, je quitterai Berlin, pour être affecté ailleurs. Je serai triste de partir. Cette ville, autrefois divisée, me rappelle moi-même. Ma lutte pour la réunification, pour la Einheit. Venant d’une ville toujours coupée en deux par la haine raciale, je me sens plein d’espoir ici à Berlin. »

    Jeffrey Eugenides, Middlesex

  • De Calliope à Cal

    De Jeffrey Eugenides, je n’ai lu que Le roman du mariage, il y a quelques années. En commentaire, quelqu’un m’avait alors conseillé de lire Middlesex, « un must ». Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Chodolenko, Middlesex (prix Pulitzer 2003) est un gros roman (679 pages) où le rôle du narrateur à la première personne est tenu par Calliope ou Callie, jusqu’à ce qu’elle se fasse appeler Cal.

    eugenides,middlesex,roman,littérature anglaise,etats-unis,famille grecque,émigration,detroit,berlin,génétique,identité de genre,hermaphrodisme,roman d'apprentissage,société,culture

    L’incipit renseigne tout de suite le lecteur : « J’ai eu deux naissances. D’abord comme petite fille, à Detroit, par une journée exceptionnellement claire du mois de janvier 1960 [comme l’auteur], puis comme adolescent, au service des urgences d’un hôpital proche de Petoskey, Michigan, en août 1974. Il est possible que certains lecteurs aient eu connaissance de mon cas en lisant l’article publié en 1975 par le Dr. Peter Luce dans le Journal d’endocrinologie infantile sous le titre : « L’identité de genre chez les pseudohermaphrodites masculins par déficit en 5-alpha-réductase de type 2. »

    A 41 ans, Cal Stephanides, « Grec orthodoxe peu pratiquant, employé au Département d’Etat américain », sent le moment venu de « consigner une fois pour toutes l’errance mouvementée de ce gène unique à travers le temps » dans une famille « au fort degré de consanguinité ». Son histoire familiale débute à la fin de l’été 1922 en Asie mineure, près de Bursa, où vit une importante communauté grecque. Desdemona (sa grand-mère) y poursuit après la mort de ses parents leur élevage de vers à soie, tout en prenant soin de son frère Lefty (Eleutherios), d’un an plus jeune qu’elle.

    Sa mère a fait promettre à Desdemona de lui trouver une femme, mais aucune n’est aussi attirante aux yeux de Lefty que sa sœur, qui est aussi sa cousine au troisième degré. L’attirance est réciproque. Quand les troupes turques partent à la reconquête de Smyrne où ils ont fui les incendies et les massacres, ils montent à bord du Jean-Bart pour aller à Athènes, d’où ils comptent partir pour l’Amérique et rejoindre leur cousine Sourmelina déjà installée à Detroit.

    Les grands-parents de Cal, Desdemona et Lefty, sont mariés lorsqu’ils retrouvent Lina devenue une Américaine. Celle-ci gardera leur secret comme eux gardent le sien : Lina a épousé Jimmy Zizmo, intéressé par sa dot, sans lui dire qu’elle était lesbienne. Les jeunes mariés vont habiter chez eux et Jimmy fait entrer Lefty à l’usine Ford. Voilà le tableau de départ de Middlesex.

    Les grands-parents de Callie-Cal ignoraient qu’ils étaient tous deux porteurs d’un gène récessif sur le cinquième chromosome. Comme leur cousine Theodora (Tessie), la fille de Lina et Jimmy, leurs deux enfants, Milton et Zoé, sont nés tout à fait normaux, malgré les craintes de Desdemona. Plus tard, celle-ci se fera ligaturer les trompes.

    Commençant souvent ses chapitres par le présent – la vie de Cal à Berlin et sa rencontre avec une photographe d’origine asiatique, Julie Kikuchi –, le romancier reprend ensuite le fil de l’histoire familiale sur trois générations, une succession de péripéties haute en couleur où défilent plein de personnages secondaires, comme le vieux Dr Philobosian, le père Mike (un prêtre orthodoxe un temps fiancé à Tessie), Chapitre Onze (le frère de Calliope), etc.

    Tout au long du roman, Eugenides distille les informations sur le cas de Callie-Cal, de sa naissance jusqu’à ses quatorze ans quand sa singularité génétique sera connue. Elevée en fille à Detroit, dans un quartier pauvre que ses habitants blancs finiront par fuir après les émeutes raciales de 1967, elle connaît d’abord des conditions de vie modestes avant que son père, dont le restaurant sur le déclin a brûlé lors de ces événements, achète une grande maison moderniste à Grosse Pointe, sur Middlesex Boulevard, et fonde une affaire très rentable.

    Vie familiale, génétique, traditions culturelles, mythologie grecque, éducation, condition sociale, travail, troubles de l’adolescence, sexualité, hermaphrodisme, amitié et rencontres amoureuses, les thèmes ne manquent pas dans Middlesex. L’auteur passe constamment d’une époque ou d’un problème à l’autre, piquant la curiosité des lecteurs comme dans un roman feuilleton, entre comédie et tragédie, sans s’appesantir sur les drames.

    J’avais déjà déploré les longueurs dans son roman précédent, non que je sois allergique aux longs romans, mais j’avoue que j’ai dû m’accrocher pour aller jusqu’au bout de Middlesex, qui me laisse une impression de trop-plein. Ce roman de style avant tout narratif est divertissant, bien que le ton choisi m’ait souvent laissée à distance. Sur ce thème rare de l’intersexualité, il nous fait prendre conscience des difficultés vécues par ceux qui la vivent.

    Middlesex n’est pas autobiographique, ni Jeffrey Eugenides hermaphrodite, même s’il s’est inspiré de ses origines et de la vie de ses grands-parents pour rendre son récit crédible. Wikipedia signale qu’il l’a écrit après avoir lu la traduction des Mémoires de Herculine/Abel Barbin (1838-1868), « première personne à voir son identité de genre modifiée à l’état civil en France ».

  • Réfugiés

    « Alors qu’ils se promenaient sur la Via Veneto un jour où les élégants magasins avaient installé des tables dehors et offraient aux passants du champagne et des chocolats pour célébrer Pâques, un homme en costume croisé gris foncé à fines rayures gris clair sourit à Elena et lui offrit une rose, avec un compliment en italien où elle comprit les mots « bella donna » et « primavera ». Elle rougit et le remercia. Elle portait une robe blousante en nylon bleu, à la jupe évasée, qui venait de Bucarest, propre car elle la lavait tous les jours ; mais la mode à Rome, elle l’avait remarqué, était aux petites robes droites et sans manches. Les chemises de Jacob et d’Alexandru, qui n’étaient même pas repassées, avaient l’air fatigué. Elle se vit, elle, son mari et son fils, par les yeux de cet Italien d’une élégance raffinée. De pauvres gens qui tenaient un sac en papier rempli de petits pains ronds, des réfugiés politiques dont l’origine d’Europe de l’Est était trahie par leurs chaussures, leurs vêtements et leurs coupes de cheveux. Cet homme lui avait tendu la rose parce qu’elle lui faisait pitié. »

     

    Catherine Cusset, Un brillant avenir

     

    Rome via-veneto.jpg
  • Elena-Helen

    Prix Goncourt des Lycéens 2008, Un brillant avenir de Catherine Cusset déroule la vie d’Elena-Helen, une petite Roumaine devenue citoyenne américaine. Fille, amante, épouse et mère, veuve (ce sont les quatre parties), un portrait éclaté puisque le récit change de période à chaque chapitre, de 1941, « La petite fille de Bessarabie », à 2006, « Demain, Camille » (sa petite-fille).

     

    New_York_from_Central_Park.jpg

    Gratte-ciel de New York vus depuis Central Park par Florian Pépellin (Wikimedia commons images)

     

    A quoi tend cette fragmentation ? Le refus de la chronologie est dans l’esprit du temps, « qui n’est parfois que la mode du temps » (Yourcenar), les professeurs d’histoire ou d’histoire littéraire ont depuis belle lurette été priés d’y renoncer dans l’enseignement secondaire pour des raisons qui ne m’ont jamais totalement convaincue. Dans la littérature contemporaine, le facettage de l’intrigue tient parfois davantage à la mise en forme du texte qu’à une nécessité interne. Ici Catherine Cusset se place sous l'égide de Sebald : « J’ai de plus en plus l’impression que le temps n’existe absolument pas, qu’au contraire il n’y a que des espaces imbriqués les uns dans les autres… »

     

    C’est donc par épisodes et dans le désordre que nous est raconté le destin particulier d’une femme que l’on pourrait justement caractériser par la volonté de se construire un destin, pour elle d’abord, puis pour son fils, avec Jacob, le séduisant jeune homme aux cheveux noirs et à la peau mate qu'elle a épousé contre l’avis de ses parents antisémites. Un brillant avenir commence par la mort dramatique de ce mari, atteint de la maladie d’Alzheimer, avant de remonter à l’enfance de la petite Elena, « Lenoush », fuyant un pays bientôt occupé par les Soviétiques avec son oncle et sa tante. C’est le premier d’une longue série de voyages et de déménagements, d’abord avec ceux-ci qui deviendront ses parents adoptifs, Elena portera désormais le nom de Tiburescu.

     

    A New-York, elle s’appelle Helen Tibb, et quand à la fin des années quatre-vingts, son fils Alexandru lui annonce au téléphone qu’il pense venir chez elle le lendemain, « avec quelqu’un », elle se réjouit en espérant que cette fois, à vingt-six ans, il a rencontré la femme de sa vie. Marie est française, a priori un bon point aux yeux d’Helen qui a appris le français en Roumanie, mais aussi une crainte : la jeune femme conçoit sans doute sa vie en Europe, or Helen et Jacob ont choisi de vivre aux Etats-Unis pour être libres, pour échapper aux préjugés concernant les juifs, pour fuir la dictature de Ceaucescu. En France, avec son accent, leur fils n’aurait accès qu’à des emplois subalternes, loin du « brillant avenir » dont ils rêvent pour lui.

     

    Mais Marie et Alex s’aiment vraiment et comptent vivre aux Etats-Unis. Comme Elena et Jacob ont tenu bon malgré l’hostilité des parents, eux aussi se marient sans leur approbation. Helen est nommée vice-présidente dans la société d’informatique qui l’emploie. La réussite professionnelle et la réussite familiale, voilà ce qui compte avant tout à ses yeux. Son père l’avait envoyée dans un lycée technique pour qu’elle puisse vivre en femme indépendante et elle est devenue experte en physique nucléaire. Hors de Roumanie, elle s’est tournée vers une autre voie prometteuse.

     

    Intelligente et volontaire, Helen se montre aussi possessive et autoritaire, Catherine Cusset en fait une belle-mère maladroite, peu affectueuse. La romancière entremêle l’histoire des deux couples, celui d’Helen et de Jacob bâti sur une fidélité sans faille, celui d’Alex et de Marie formé sur des bases et dans un contexte très différents. Mais Un brillant avenir est surtout l’évocation d’un destin de femme dans la seconde moitié du XXe siècle, avec ses choix et ses peurs, sa réussite et ses faiblesses, et la part la plus attachante d’Helen se révèle dans sa confrontation avec Marie, la femme de son fils, si différente d’elle, avec qui elle a tant de mal à s’entendre.

     

    L’intérêt du roman naît de ces caractères, et surtout de leur évolution à travers plusieurs époques et d’un continent à l’autre. Le style de Catherine Cusset, assez sec, et la fragmentation du récit – propice aux rapprochements mais fastidieuse – m’ont tenue un peu à distance de cette « bouleversante saga ».  Un brillant avenir est néanmoins un roman cosmopolite ambitieux, qui offre à ses lecteurs plus d’un éclairage sur les réalités de notre temps.