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Roman - Page 37

  • Disparu

    Slimani Regardez-nous danser.jpg« Selim a disparu. » Au bout du fil, Mathilde pleurait et Aïcha ne comprenait rien à ce que sa mère disait. Elle s’était rendue à la poste de Rabat pour appeler ses parents et les informer qu’elle resterait un peu plus longtemps chez Monette. Mais tout de suite, Mathilde dit : « Selim a disparu » et Aïcha n’osa plus parler d’elle. Elle posa des questions. Quand son frère avait-il quitté la maison ? Avaient-ils contacté ses amis ? Avaient-ils la moindre idée de l’endroit où il avait pu se rendre ? Mathilde ne répondit que par des pleurs et des reniflements. « Il m’a volé de l’argent. Tu te rends compte ? Il a volé mon argent. » Aïcha demanda : « Tu as prévenu la police ? » Et Mathilde, d’un ton glacial, l’arrêta : « La police ? La police n’a rien à faire dans cette histoire. On lave notre linge sale en famille. Surtout n’en parle à personne. Si quelqu’un te demande, Selim est en Alsace et il va très bien. »

    Leïla Slimani, Regardez-nous danser

    * * *

    Voici venu pour moi le temps des vacances.
    Je vous laisse en compagnie d’un poète.
    Lisez, écoutez, goûtez, savourez, à votre guise.

    Tania

  • Regardez-nous danser

    Mathilde & Amine : vous souvenez-vous de l’histoire du couple racontée par Leïla Slimani dans Le pays des autres ? Regardez-nous danser est le deuxième roman de cette saga familiale qui deviendra trilogie. La romancière a pris soin de représenter au début chacun des personnages : la mère alsacienne et le père marocain qui a fait de sa ferme une exploitation florissante, le Domaine Belhaj ; Aïcha et Selim, leurs enfants ; la parenté d’Amine ; Mourad, l’aide de camp devenu contremaître, et quelques personnages secondaires.

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    Médina fortifiée d'Essaouira au bord de l'Atlantique, Maroc © Sergey Pesterev / Wikimedia Commons

    Regardez-nous danser commence au printemps 1968, quand Mathilde voit son désir s’accomplir : Amine fait creuser dans le jardin un rectangle de vingt mètres sur cinq – ils auront eux aussi une piscine. Pas pour lui qui n’en voulait pas, mais pour tenir son rang. Au Rotary Club où les bourgeois marocains se mêlent désormais aux Européens, on le met en garde contre l’avidité du roi Hassan II quand il décide de s’approprier un beau domaine tel que le sien, et on déplore les idées révolutionnaires qui agitent les jeunes en ville.

    Quand les manifestations de mai 68 éclatent en France, Amine s’inquiète pour Aïcha qui étudie la médecine à Strasbourg depuis quatre ans, mais il la sait occupée seulement par ses études – la piscine, c’est pour qu’elle soit fière de lui quand elle rentrera et qu’elle puisse y inviter ses amis. « Elle l’élevait, elle l’arrachait à sa misère et à la médiocrité », la première de la famille à faire des études. Il a hâte qu’elle rentre puisque les examens sont reportés.

    Son fils Selim ne suit pas l’exemple de sa sœur, il n’aime pas étudier. Ce grand garçon blond qui adore nager dépasse déjà sa mère à qui il ressemble de dix centimètres. A cause de son physique, on le prend souvent pour un étranger, on s’étonne de l’entendre parler arabe. Selim craint son père et n’a pas l’intention de devenir un paysan comme lui.

    La veille de son retour, Aïcha va se faire lisser les cheveux dans un salon de coiffure, à la Françoise Hardy. A l’aéroport de Rabat où son père l’attend, elle remarque son regard sur elle, son sourire, puis le changement de son expression quand il découvre que cette jeune femme en mini-jupe, veste orange et bottes de cuir est sa fille. Il désapprouve : « On n’est pas en France ici. » En quatre ans, la maison familiale a changé : piscine, nouvelle déco et ameublement « petit-bourgeois ».

    Selim aime monter sur le toit pour fumer avec Selma, sa tante, que Mourad a épousé quand elle était enceinte d’un autre, à la demande d’Amine. Seul Mourad prend soin de leur fille Sabah, douze ans, que Selma rejette. La sœur d’Amine ne se plie pas à ses ordres et cela plaît à son neveu. Aïcha retrouve Monette, son amie d’école. Sa présence au dispensaire de sa mère les met toutes deux mal à l’aise, la fille en sait plus que sa mère à présent. C’est Aïcha qui accompagnera son père quand on fait appel à eux pour un accouchement difficile.

    Près de la piscine, elle se sent comme une touriste en vacances et préfère accompagner Monette dans ses sorties. Celle-ci lui fait rencontrer son amant, Henri, professeur d’économie à Casablanca et Karl Marx (surnom de Mehdi), son élève antibourgeois à la tignasse hirsute et à la barbe broussailleuse, qui raille ses études de fille riche et résume ses projets d’avenir simplement : « Je veux écrire. »

    Quand Selim rate le bac et doit recommencer son année, il n’y a plus qu’une personne qui compte pour lui : la séduisante Selma qui n’en fait qu’à sa tête, quelle que soit sa réputation. Aïcha, après ses débuts à l’hôpital, revient au pays en juillet 1969. Henri et Monette l’ont invitée à partager leur cabanon sur la côte. La plage de Sable d’or, entre Rabat et Casablanca, attire la Cour et les bourgeois ; les restaurants sont tenus par des Français ou des Espagnols. On discute, on se baigne, le soir on va danser. Aïcha, timide, se tient à l’écart. Elle n’a pas oublié Mehdi, devenu maître assistant à la faculté de Rabat, et c’est là, sur une piste de danse, qu’elle le retrouve, mince et gracieux.

    Alors que Le pays des autres était centré sur Mathilde et Amine, Regardez-nous danser dépeint surtout la génération de leurs enfants, qui se cherchent et suivent des chemins très différents dans ces années soixante rebelles et libératrices, au risque de se perdre. Le pouvoir marocain s’inquiète de l’influence des hippies, surveille, réprime. Leïla Slimani raconte l’histoire d’une famille et montre l’évolution de la société marocaine entre tradition et modernité, tout en restant, comme elle le dit dans une vidéo de présentation, « à hauteur de personnage ».

  • Un toast

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    « Nous avons unifié l’Etat de telle manière que toute partie qui se sépare de l’entité socialiste, non seulement inflige des dommages à celle-ci mais ne peut exister seule, livrée à elle-même sans tomber un jour ou l’autre sous le joug étranger. Celui qui tente de détruire cette unité de l’Etat socialiste est un ennemi, celui qui s’efforce d’en séparer une partie ou une nationalité est un ennemi juré de l’Etat et du peuple de l’URSS. Et cet ennemi, fût-il un ancien bolchevik, nous l’éliminerons ainsi que ses parents et sa famille. Celui qui, par ses actions ou en pensée, oui, même en pensée, agit contre l’unité de l’Etat socialiste sera impitoyablement éliminé. A la destruction de tous les ennemis, jusqu’au dernier, à la destruction des ennemis et de leur parenté ! »

    Toast de Staline le 7 novembre 1937, pour le vingtième anniversaire de la révolution d’Octobre, lors du repas chez Vorochilov.

    Cité par Eugen Ruge dans Le Metropol.

  • Le Metropol, 1936-37

    « Ceci est l’histoire que tu n’as pas racontée. Que tu as emportée dans ta tombe. Que tu croyais à jamais enfouie. Que tu as toute ta vie cherché à faire oublier, à écarter de ta mémoire. Et tu y as presque réussi.
    Pendant longtemps je ne savais même pas que tu avais vécu en Russie. J’étais étonné de t’entendre parler russe avec mon autre grand-mère russe. […]
    Tu étais ma
    grand-mère mexicaine. Dans ton jardin d’hiver, une fontaine bruissait doucement entre les plantes tropicales. »

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    C’est à Charlotte que s’adresse le narrateur d’Eugen Ruge dans le prologue du Metropol, un des personnages de Quand la lumière décline (qui raconte comment elle est revenue du Mexique avec Wilhem, son compagnon après son divorce, pour vivre en Allemagne de l’Est à partir des années cinquante). L’intrigue du Metropol (traduit de l’allemand par Jacqueline Chambon) est antérieure : c’est le roman des années passées en Union soviétique par cette communiste allemande après la prise de pouvoir des nazis.

    Des notes d’archives datées de 1936 et 1937 balisent le récit, des copies obtenues aux Archives d’Etat russes pour l’histoire sociopolitique à Moscou : le dossier de Charlotte (246 pages). La première archive, signée Hilde Tal, datée d’août 1936, mentionne des conversations surprises en 1933 : les camarades Jean et Lotte Germain « ont fréquenté le bandit trotskiste EMEL ». Le roman fait vivre de l’intérieur l’époque des grandes purges staliniennes.

    Charlotte part en vacances sur la mer Noire (de Batoumi à Yalta) avec Wilhem dont le nom de code est alors Jean Germaine – elle lui dit Wilhem comme avant. « C’est difficile d’appeler Jean Germaine un ouvrier métallurgiste qui a l’accent de l’Anhalt. » En ouvrant sur le bateau le journal de l’Internationale communiste en allemand, elle découvre dans un article sur le procès contre Zinoviev (collaborateur de Lenine) le nom de « M. Lurie ». Ils ont connu ce Lurie sous le nom d’Emel en Allemagne, Charlotte admirait cet homme cultivé et insolent dont Wilhem voulait rester « à l’écart ».

    Dès lors, inquiète, Charlotte « joue à être en vacances ». Elle écoute la jeune Jilly Greenwood qui les accompagne lui confier les assiduités dérangeantes de Melnikov, le nouveau chef de l’OMS, le service de renseignements de l’Internationale communiste pour lequel ils travaillent. Avec Wilhem, ils corrigent d’emblée « Nous sommes amis avec un ennemi du peuple » en « Nous connaissons un ennemi du peuple », c’est ce qu’ils diront comme si de rien n’était à Jilly, question de ne rien cacher.

    C’est toute la tension du roman : dès que quelqu’un est cité ou licencié, soupçonné d’intelligence avec l’ennemi ou arrêté, ceux qui l’ont fréquenté se sentent sur la sellette et se demandent comment se comporter. Les « ennemis » se multiplient. Le président du collège militaire de la Cour suprême d’URSS, Vassili Vassilievitch Ulrich, logé dans une suite au Metropol, est débordé : de plus en plus d’accusés comparaissent le même jour ; la parole est accaparée par le procureur qui a l’entière confiance de Staline. Lurie, comme les autres, répond oui à toutes les questions de l’accusation.

    Hilde Tal, qui travaille au quartier général de l’OMS, vit avec Julius dans les appartements collectifs de l’hôtel Lux, réservés aux membres du Komintern. Quand ils ont besoin de se parler franchement, ils sortent se promener. Ils sont écœurés par les procès successifs. Hilde se demande si elle devrait écrire une note sur les Germain qui fréquentaient Emel, surtout Charlotte.

    Au retour de vacances, Wilhem est hospitalisé pour une dysenterie grave et Charlotte réfléchit au conseil de « l’homme de sa vie », entré par idéal au parti communiste : suivre la voie hiérarchique pour déclarer qu’elle a connu Emel. Elle finira par être interrogée et par devoir faire elle aussi « une déclaration complète et véridique qui comprendra une autocritique ».

    Le couple est envoyé sans explication à l’hôtel Metropol, un palace moscovite, en attendant d’être informé sur son sort. Les jours passant, ils s’adaptent à leur nouvelle vie, observent ce qui se passe autour d’eux. Charlotte fait la queue pour s’approvisionner, Wilhem va lire le journal à la bibliothèque Lenine. Ce sera plus facile quand ils recevront des coupons-repas pour le déjeuner de deuxième classe au restaurant.

    En 1937, un nouveau procès commence contre le Centre trotskiste des ennemis de l’Union soviétique. Peu à peu, la moitié de leur équipe à l’OMS arrive au Metropol. Tous gardent leurs distances. Charlotte est excédée, même le chef du NKVD devient un « ennemi du peuple » ! Wilhem reste persuadé du bien-fondé de la politique du Parti. C’est la routine d’un temps de terreur que raconte le roman : défiance, langue de bois, survie, intrigues. Quel sera leur sort ?

    L’écrivain allemand a pu, grâce au succès de son roman précédent, prendre une chambre au Metropol, le grand hôtel de luxe où le Parti installait les étrangers pour les éblouir et ses cadres suspects pour une durée indéterminée. Dans l’épilogue, Eugen Ruge explique comment des souvenirs de famille lui ont donné envie d’écrire cette fiction, appuyée sur une documentation authentique : Le Metropol, « une histoire sur ce que les hommes sont prêts à croire. » 

  • Congrégation d'âmes

    Troisième volet de la trilogie signée Jon Kalman Stefansson, après Entre ciel et terre puis La tristesse des anges, Le cœur de l’homme est peut-être le plus attachant des trois romans (traduits de l’islandais par Eric Boury). Comme dans les précédents, les histoires racontées par des défunts errants naviguent entre vie et mort, lumière et ténèbres.

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    Le gamin islandais a donc survécu au long et périlleux voyage raconté dans La tristesse des anges. Quand il émerge d’une zone floue entre rêve et réel, sans parvenir à ouvrir les yeux, une jeune fille rousse est à son chevet et l’embrasse pour voir s’il est vivant ou mort – « Où est la vie, si ce n’est dans un baiser ? » Jens et lui sont donc bien arrivés à destination, le médecin de Sléttuery les a recueillis après leur chute accidentelle. Alfheidur (les cheveux roux) lui sert à manger. Le gamin doit reprendre des forces et raconter leur fameux voyage.

    Jens, plus mal en point, est décidé à démissionner. Le gamin se souvient qu’il a des livres à acheter – « Où résident le bonheur et la plénitude si ce n’est dans les livres, la poésie et la connaissance ? ». L’Espoir le ramènera chez lui, dans la maison de Geirbrudur, où il recevra l’éducation qu’elle lui a promise. Au mois de mai, hanté par le souvenir des cheveux roux, il court dix kilomètres tous les jours, souvent le soir avant la lecture au salon.

    A cette saison, presque tous sont à la besogne avec le poisson. Mais quelque chose d’inattendu s’est produit en leur absence : Andréa l’attend, elle a quitté Pétur, comme le gamin le lui avait conseillé par écrit. Une lettre a donc ce pouvoir ! « Je m’appartiens », a-t-elle répliqué quand son mari lui a interdit de partir. Elle travaille à la buvette de Geirbrudur, qui l’a prise sous sa protection.

    Gisli, le directeur d’école, enseigne le gamin, comme prévu, et l’interroge. Les réponses de son élève font souvent mouche. Quand il lui demande ce que signifie « se trahir soi-même », le gamin répond : « Ne pas oser. » D’autres questions lui arrivent dans une lettre écrite par Ragnheidur, la fille de Fridrik : « Ton cœur bat-il encore ? Et si oui, comment ? » Elle pense parfois à lui !

    Alors que le riche Fridrik surveille tout et tous (cinq cents personnes travaillent pour lui), Geirbrudur reçoit un capitaine étranger très amoureux d’elle, tout en veillant à ce que le gamin traduise Shakespeare au mieux pour Kolbeinn, le vieux capitaine aveugle qui vit chez elle. « Il y a beaucoup de force dans ce texte » déclare-t-elle quand il leur lit les cinq pages traduites. Le gamin est tout heureux de ce compliment, il a le sentiment d’avoir enfin « accompli quelque chose ».

    Des drames ne manqueront pas de survenir. En outre, les calomnies vont bon train à l’égard de Geirbrudur. Elle monte à présent son cheval à califourchon, on l’accuse de forniquer avec le diable, avec ses longs cheveux noirs comme des ailes de corbeau. Cette maîtresse femme est trop libre pour la plupart des villageois et surtout pour Fridrik, qui veut acquérir son bateau et exige qu’elle se range.

    Le gamin est du côté de sa protectrice et pense avec elle que « nous avons le devoir de vivre debout, on ne saurait vivre autrement ». Fridrik l’a pris en grippe depuis que sa fille a prononcé son nom, il lui interdit d’approcher Ragnheidur avant qu’elle s’en aille à Copenhague. Arrivera-t-il à leur imposer sa loi, comme il le fait avec tous ? Vers laquelle des deux jeunes filles qui le troublent ira ce gamin islandais passionné des mots, d’écriture et de littérature ?

    A rebours du personnage de femme fatale, Geirbrudur est bien la figure phare de la trilogie, « une femme dans un univers d’hommes ». Comme l’écrit Stefansson, c’est elle, cette femme indépendante et généreuse, « qui conduit ces âmes, cette étrange congrégation d’âmes ». A la différence de ceux pour qui « la vie n’est que malheur », elle considère que la vie est difficile, mais qu’il existe des personnes courageuses qui résistent.

    Entre ciel et terre – La tristesse des anges – Le cœur de l’homme : Jon Kalman Stefansson nous fait découvrir l’Islande, son climat, des villages où tout tourne autour de la pêche et du commerce, à travers des personnages bien campés et bien plus nombreux que ceux cités ici. Les hommes y ont plus de pouvoir que les femmes, les enfants y apprennent trop tôt la proximité entre vie et mort. Le cœur bat là aussi pour ce qui dépasse les humains et donne du sens à leur passage sur terre : l’amour de l’autre, le pouvoir des mots, des histoires qui relient les êtres, la beauté qui peut surgir même là où on ne l’attendait pas.