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Essai - Page 60

  • Rêveurs et nageurs / 1

    Rêveurs et nageurs ou du plaisir parmi les difficultés (2005) : retour à Grozdanovitch dont j’avais tant aimé le Petit traité de désinvolture (2002). Le titre est magnifique – et encore plus quand on en découvre le texte sous-jacent. Le sous-titre est emprunté à Henry James en culottes courtes, poussé sur une balançoire grinçante par sa sœur Alice une après-midi d’automne, et remarquant : « Je crois qu’on peut appeler ça du plaisir parmi les difficultés. » Un essai dédié fraternellement par Denis Grozdanovitch aux personnes sensibles à l’humour poétique et à la gravité de cette phrase, à ceux « dont les forces faiblissent… mais qui restent encore capables d’éprouver d’intenses minutes de plaisir parmi les difficultés croissantes d’un monde bouleversé et parfois tellement infernal qu’on pourrait le croire au bord du désastre ».

    Humour et mélancolie se côtoient dans ce recueil de réflexions. Un sourire monte aux lèvres en lisant Un choc culturel : Archie, son hôte anglais, éprouve ce choc en mettant le nez dans le moteur d’une DS en panne. L’auteur narre avec délectation les tentatives de dépannage sans résultat, et la floraison d’un discours furieux contre les ingénieurs français, en contraste avec les propos que tiendra plus tard le garagiste, M. Cazalis, intarissable d’éloges pour une voiture formidable qui ne demande tout au plus que de menus réglages, tout en plongeant délicatement les mains dans cette belle mécanique. Une vieille sympathie cynique – l’évocation des chiens de sa vie – et De la difficile légèreté de l’être – à l’ombre de Cioran – appartiennent au versant mélancolique de la pensée grozdanovitchienne (je suppose).

    A propos d’une émission sur France Culture à propos du philosophe allemand, Carl Schmitt, le chat et la petite souris s’étonne de l’incompréhension des orateurs par rapport à la dérive de Schmitt, si intelligent, vers le national-socialisme. Oubliaient-ils que la logique verbale et la pratique dans les faits ne correspondent pas toujours chez les êtres humains ? Grozdanovitch subodore chez ces universitaires l’angoisse devant « le foisonnement du réel » et un esprit de système comme « un solide blockhaus à l’épreuve de la moindre surprise ». Pathétique absence d’humour et de bon sens des grands esprits cartésiens.

    Viennent ensuite une centaine de pages, Apologie des fantômes, où Grozdanovitch a rassemblé ses méditations sur la vie et la mort, inspirées par des enterrements, des lectures, des anecdotes, des films, des tombes, et c’est là qu’on entre dans le vif de Rêveurs et nageurs. « Souvent la nuit, au cours de rêves profonds et compliqués, mes morts m’apparaissent… » Leur image est confuse mais proche, leurs paroles ne sont que « broutilles », comme s’il ne leur était permis que de passer « en transit » dans les songes des vivants. C’est Emmanuel Berl racontant à la radio comment il a découvert en rangeant des papiers dans le grenier de la maison familiale de vieilles lettres non cachetées, à lui adressées, et portant sur l’enveloppe l’écriture de Marcel Proust ! C’est une nouvelle de Buzzati, Les bosses ; un film de Rosi, Cadavres exquis. Ce sont les souvenirs d’un père, d’une sœur ; des vers de Valéry Larbaud à l’occasion de la Toussaint.

    Dans une conférence d’anthropologie au Collège de France, Maurice Bloch retourne la question de la plupart des spécialistes (« Comment peut-on encore croire aux fantômes de nos jours ? ») : étant donné que 95% des gens croient aux revenants et à leur influence dans notre vie quotidienne, « Comment certains d’entre nous font-ils pour ne pas croire aux fantômes ? » Grozdanovich abonde en citations littéraires pour en témoigner. « Où se rencontrent les morts si ce n’est sur les lèvres des vivants ? » (Samuel Butler, Ainsi va toute chair)  

    Grozdanovitch ne rappelle pas la belle phrase de Victor Hugo : « Les morts sont les invisibles, mais ils ne sont pas les absents » mais il a plus d’une fois ressenti la présence de disparus. Ainsi cette carte envoyée du Chili par son plus vieil ami d’enfance, perdu de vue depuis vingt-cinq ans, arrivée le lendemain de la nouvelle de sa mort. Sur son cercueil, il choisit de déposer non la rose rituelle mais une balle de tennis. Ainsi ce vieil homme rencontré à la librairie de Rodez et qui tient à lui raconter l’histoire de Janine et Jean, « enfants immortels », la fille de l’ingénieur des chemins de fer et le fils du cafetier. Fantômes de notre jeunesse. Séance de spiritisme et rencontre d’un jumeau astral.

    Le sommet de l’Apologie des fantômes a pour cadre la Bourgogne, où ses parents louaient la moitié d’une ferme pour l’été. Enfant, il s’est lié d’amitié avec Petit-Louis, le propriétaire de la ferme, et puis avec son copain forgeron, Anselme. Longtemps après la disparition inexpliquée de Petit-Louis à 78 ans, Anselme confie un jour son secret à l'auteur. Il sait où il est, mort mais « pas vraiment enterré », et lui raconte comment il a découvert l’endroit où Petit-Louis disparaissait régulièrement avant de disparaître pour de bon. C’est là que vous aurez un magnifique rendez-vous, si vous lisez Grozdanovitch, avec des rêveurs et des nageurs.

  • Pourquoi lisons-nous

    « Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir d’une beauté mise à nu, d’une vie plus dense et d’un coup de sonde dans son mystère le plus profond ? L’écrivain peut-il isoler et rendre plus vivace tout ce qui dans l’expérience engage le plus profondément notre intelligence et notre cœur ? L’écrivain peut-il renouveler notre espoir de formes littéraires ? Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir que l’écrivain rendra nos journées plus vastes et plus intenses, qu’il nous illuminera, nous inspirera sagesse et courage, nous offrira la possibilité d’une plénitude de sens, et qu’il présentera à nos esprits les mystères les plus profonds, pour nous faire sentir de nouveau leur majesté et leur pouvoir ? »

     

    Annie Dillard, En vivant, en écrivant 

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    Willy Van Riet (1882-1927) Aux pays des rêves

  • Une vie d'écriture

    L’amour des Maytree m’a donné envie de pénétrer davantage dans l’œuvre d’Annie Dillard, romancière, poète, essayiste (née en 1945 à Pittsburgh, Pennsylvanie). En vivant, en écrivant (The Writing Life, 1989, traduit de l’américain par Brice Matthieussent ) introduit en une centaine de pages au cœur d’une vie vouée à l’écriture. « Non-fiction narrative », précise l’écrivaine sur son site, son genre de prédilection.

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    Annie Dillard © life.com

    « En écrivant, tu déploies une ligne de mots. Cette ligne de mots est un pic de mineur, un ciseau de sculpteur, une sonde de chirurgien. Tu manies ton outil et il fraie un chemin que tu suis. » Ainsi débute le premier chapitre, où Dillard décrit l’écrivain au travail, toujours à l’aide d’images concrètes, comme il sied à cette activité manuelle. Une journée d’écriture, c’est physique : monter à l’étage, entrer dans un bureau, ouvrir les fenêtres, se servir de café, et puis lancer l’engrenage.

    Ecrire un livre prend entre deux et dix ans, en général, sauf à considérer les cas hors norme. Le temps d’écrire, le temps de peaufiner une œuvre. Difficile à comprendre pour qui préfère la vie au mot écrit, les sensations que procure la télévision ou le cinéma. « Pourquoi préférerait-on un livre plutôt que de regarder des géants évoluer sur un écran ? Parce qu’un livre est parfois de la littérature. C’est une chose subtile – une pauvre chose, mais qui nous appartient. »

    Annie Dillard raconte ses bureaux : à Cape Cod, une cabane en pin de trois mètres sur trois et demi, sans vue – « Il faut éviter les lieux de travail séduisants. On a besoin d’une pièce sans vue, pour que l’imagination puisse s’allier au souvenir dans l’obscurité. » Elle se souvient du cabinet de lecture individuel dont elle disposait dans la bibliothèque de l’Université de Hollins, en Virginie, pour écrire la seconde moitié de son fameux Pèlerinage à Tinker Creek. L’auteur s’intéresse aussi à l’emploi du temps « qui protège du chaos et du caprice », « filet pour attraper les jours. »

    Annie Dillard a écrit tout un temps « sur une île lointaine » du détroit de Haro, « à quelques encâblures des îles canadiennes », où elle a appris à couper du bois elle-même pour se réchauffer (difficilement). En vivant, en écrivant décrit les aspects concrets de la vie d’écrivain abondent dans . « Si tu aimes la métaphysique, passe ton chemin », lance-t-elle au lecteur. Problèmes de bouilloire, observation d’une phalène, dosage du café, apprivoisement d’une machine à écrire, cela importe aussi pour que la « vision » devienne phrase, page, œuvre.

    Parmi les écrivains cités à propos de l’écriture, il y a Thoreau : « Poursuis, reste avec, encercle encore et toujours ta vie… Connais ton os personnel : ronge-le, enfouis-le, déterre-le et ronge-le encore. » Un étudiant aborde un jour un écrivain connu : « Pensez-vous que je sois un écrivain ? » – « Eh bien, répondit l’écrivain, je ne sais pas… Aimez-vous les phrases ? » Le poète aime la poésie, le romancier le roman, et non « le rôle du poète, sa propre image en chapeau » ! Comme le peintre, l’écrivain aime toute la palette des matériaux qu’il utilise. Gauguin, Tolstoï « apprirent leur champ, puis ils l’aimèrent. »

    Pourquoi écrire, pourquoi lire ? Annie Dillard explique sans prétention ce à quoi elle consacre sa vie. Pas de théorie, du vécu, du concret, beaucoup de simplicité, de puissantes métaphores, un point de vue original loin des sentiers battus. Et pour ceux que le dessin d’une ligne de mots ne passionne pas a priori, il reste un dernier chapitre époustouflant, largement inspiré par Dave Rahm, pilote acrobatique – « L’air était un fluide, et Rahm une anguille ». Annie Dillard l’a admiré lors d’une fête aérienne en 1975, puis elle a pu voler et frôler des montagnes avec lui. Ses arabesques dans le ciel ont à voir avec l’expérience de la beauté, de la création, de l’art : « Admire ce monde qui jamais ne te boude -  comme tu admirerais un adversaire, sans le quitter des yeux ni t’éloigner de lui. »

  • Histoire de l'art

    « En histoire de l’art, l’intérêt des interprétations ou des théories n’est pas qu’elles soient définitives, mais que leur cohérence et leur pertinence nous obligent à vraiment regarder une œuvre, et nous offrent ainsi une chance de se l’approprier. »

    Jacques Bonnet, Des bibliothèques pleines de fantômes

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     Mai en janvier ? Pourquoi pas, le temps d'un livre ?  

    Bonne année 2011 à vous qui passez me lire.  

     

    Tania  

  • Pleines de fantômes

    Une mère Noël attentionnée m’a offert un livre qui rend joliment compte de la vie (surtout) et de la mort (un peu) des livres quand ils franchissent notre seuil :
    Des bibliothèques pleines de fantômes, un essai de Jacques Bonnet. Il s’ouvre sur une citation chère à Dominique : « Après le plaisir de posséder des livres, il n’y en
    a guère de plus doux que d’en parler. »
    (Charles Nodier)

     

     

    Lorsque Bonnet, alors au service d’une maison d’édition parisienne, a dîné dans un restaurant russe avec Pontiggia, écrivain et critique italien, les deux hommes se sont tout de suite entendus en découvrant leur point commun : « nous possédions tous deux une bibliothèque monstrueuse de plusieurs dizaines de milliers d’ouvrages. Non pas une de ces bibliothèques de bibliophile aux ouvrages si précieux que leur propriétaire ne les ouvre jamais de crainte de les abîmer, mais une bibliothèque de travail où l’on n’hésite pas à écrire dans les livres, à les lire dans son bain, et où l’on conserve tout ce qu’on a lu – livres de poche compris et les multiples éditions éventuelles d’un même ouvrage – ou que l’on a l’intention de lire plus tard. »

     

    Bonheur et malédiction. Pas un mur d’épargné, à part au-dessus de son lit (pour échapper au sort d’un compositeur, Alkan, mort écrasé par sa bibliothèque). Si leurs visiteurs occasionnels réagissent à peu près de la même manière et avec les mêmes questions en découvrant leur monde de papier, eux s’étonnent plutôt, lorsqu’ils pénètrent chez quelqu’un, ou de l’absence de livres ou de la maigre collection « d’un soi-disant confrère » ou encore des rangements « d’apparat » derrière des vitres.

     

    Comment en arrive-t-on à rassembler plus de vingt mille ouvrages (minimum envisagé par les deux convives pour un projet d’association jamais abouti) ? Pourquoi tant de livres ? Parmi les réponses de Jacques Bonnet, il y a ce « besoin d’avoir à sa disposition tous les livres, puis toutes les peintures, les musiques, les films, comme éléments de liberté intérieure. » Les bibliothèques décrites dans les romans, la différence entre collectionneurs spécialistes et « entasseurs », les ouvrages rares, les lecteurs acharnés… Les sujets abordés sont légion. Sans limites, la curiosité « se nourrit d’elle-même, ne se satisfait jamais de ce qu’elle trouve, va toujours de l’avant, et ne s’épuise qu’avec notre dernier souffle de vie. »

     

    La question du rangement et du classement se pose à quiconque possède une bibliothèque – Perec, Manguel l’ont abordée à leur façon. Bonnet préconise « le panachage de plusieurs ordres avec une grande latitude vis-à-vis des règles que l’on s’est fixées. » – « Il s’agit d’un principe pouvant d’ailleurs être étendu à la vie en général ! » Voilà le ton de cet érudit sans pédanterie, mais généreux en références et en citations, on n’en attendait pas moins d’un tel bibliomane. Il s’est permis depuis longtemps, écrit-il, de séparer Flamands et Wallons sur ses rayonnages, classement par langue oblige, mais ne dit pas où il place les écrivains francophones de Flandre ou de Bruxelles.

     

    La lecture est le cœur battant des Bibliothèques pleines de fantômes. Comment on
    lit pour se mettre « en présence des richesses et des misérables banalités auxquelles peut se résumer l’existence humaine » ; comment le titre d’un livre lu n’a plus rien à voir alors avec ce qu’il représentait auparavant, quelle que soit la manière dont il survit dans notre mémoire ; comment certains livres arrivent dans notre bibliothèque à la suite d’une conversation, d’une rencontre, chargés ensuite de souvenirs.

    Jacques Bonnet, en quelque cent trente pages, traverse le bonheur de lire et de posséder des livres en tous genres. Son évocation des livres d’art est particulièrement stimulante. S’il constate qu’« Internet et la télévision ont chassé l’ennui qui a toujours été l’aiguillon le plus sûr de la lecture », l’auteur ajoute : « Curieusement, la source d’informations infinie que constitue Internet n’a pas pour moi le même statut magique que ma bibliothèque. »