« La réalité est toujours ainsi : paradoxale, incomplète, débraillée. C’est pourquoi le roman est le genre littéraire que je préfère, celui qui se prête le mieux au caractère décousu de la vie. »
Rosa Montero, La folle du logis
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« La réalité est toujours ainsi : paradoxale, incomplète, débraillée. C’est pourquoi le roman est le genre littéraire que je préfère, celui qui se prête le mieux au caractère décousu de la vie. »
Rosa Montero, La folle du logis
Rosa Montero, journaliste à El País et écrivain (de passage à Bruxelles pour la Foire du livre), fait de ses livres et de ses amours les bornes qui jalonnent sa mémoire. Dans La Folle du Logis (2003) – c’est ainsi que Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus appelait l’imagination –, elle aborde en quelque deux cents pages ce qui lui fait battre le cœur : écrire. (Merci, Colo, de m'avoir mise sur la voie de ce livre passionné et passionnant.)
« Pour exister, il faut se raconter et il y a beaucoup d’affabulation dans cette histoire de nous-même » prévient-elle. Ainsi ses souvenirs d’enfance, loin des « paradisiaques enfances russes », diffèrent de ceux de Martina, sa sœur jumelle. « Nous inventons nos souvenirs, ce qui revient à dire que nous nous inventons nous-mêmes car notre identité se trouve dans notre mémoire, dans le récit de notre biographie. » Impossible donc de séparer ce désir d’écrire sur l’écriture du récit de sa vie. Montero tresse ces deux fils dans « une sorte d’essai sur la littérature ». Il en résulte une réflexion très personnelle, une sorte de conversation à bâtons rompus qui fait réfléchir et divertit. Montero est une conteuse qui aime s’emballer, changer de registre, nous surprendre, nous faire rire en même temps qu’elle de ses folies.
Qu’est-ce qui caractérise un écrivain ? D’écrire sans cesse. De rester un enfant capable de rêver tout éveillé. De jouer avec les « et si ? ». Ses romans naissent « d’un minuscule grumeau imaginaire » qu’elle appelle « le petit œuf » : une rencontre, une personne, une vision, une illumination. Comme cette nuit passée avec un acteur italien dans une chambre d’hôtel, qu’elle a quitté en pleine nuit sur la pointe des pieds, se demandant ce qu’elle faisait là, et puis les regrets, six mois de passion vaine, et leurs retrouvailles vingt ans après. Cette nuit avec M., elle la réinventera plusieurs fois.
« Le journalisme est mon être social, contrairement à la fiction qui est une activité intime et essentielle. » Des journées devant un écran d’ordinateur, des moments de peur qu’elle oppose aux élans créatifs, moments de grâce où « on essaie surtout de ne pas penser ». Montero déploie des images fortes pour nous faire ressentir ce qu’il en est, comme l’attente et puis la rencontre d’une baleine au Canada. Elle cite l’écrivain péruvien Julio Ramón Ribeyro : « Nous avons tous en réserve un livre, peut-être même un grand livre mais, dans le tumulte de notre vie intérieure, il émerge rarement ou si rapidement que nous n’avons pas le temps de le harponner. »
Quand Rosa Montero écrit un roman, ce qui lui prend deux ou trois ans, elle vit à cheval entre vie réelle et imaginaire. Plus elle avance, plus « la sphère narrative occupe d’espace », plus les coïncidences entre ce qu’elle écrit et ce qu’elle observe dans la vie se multiplient. Elle ne contrôle pas ses fantasmes, comme ce leitmotiv du nain, de la naine, qui se glisse malgré elle dans ses œuvres et qu’elle ne remarque souvent qu’après, quand quelqu’un lui en parle. Elle se rappelle un documentaire sur les cirques allemands des années trente qu’elle a regardé à Cologne, lors d’un festival. « Je me suis vue » : une parfaite lilliputienne, blonde, très coquette, ressemblait trait pour trait à une photo d’elle vers quatre ou cinq ans.
La romancière observe les rapports des écrivains avec le pouvoir, avec les autres, puisqu’ils sont des « éternels indigents du regard des autres ». Goethe se fourvoie à la cour de Weimar, Melville échoue aux yeux de ses contemporains, Robert Walser finit par être interné, Truman Capote ne se remet jamais du succès de son formidable reportage romancé, De sang froid. Comment mesurer la qualité littéraire ? Aujourd’hui, on a tendance à la confondre avec le succès commercial, le nombre d’exemplaires vendus. Les écrivains qui remportent un succès critique aimeraient attirer plus de lecteurs, ceux qui récoltent les meilleures ventes apprécieraient d’être mieux vus des critiques.
Quelques belles formules : « La littérature est un chemin de connaissance et on doit le suivre chargé de questions et non de réponses. » – « La fiction est à la fois une mascarade et un chemin de libération. » – « La littérature est une facilité innée et une difficulté acquise. » (Frères Goncourt) Rosa Montero distingue deux types d’écrivains : les hérissons et les renards. Proust, « parfait hérisson », tourne toujours autour du même sujet ; elle-même se sent « renard » à cent pour cent, toujours sur une nouvelle piste.
Tous les romanciers sont des « lecteurs dévorés et dominés par une insatiable fringale de mots. » Si elle parle des livres et des histoires qui l’ont marquée, Montero aborde aussi des questions annexes où son ironie fait merveille : existe-t-il une littérature de femmes ? romancière ou journaliste ? que font les épouses d’écrivains ? qui sont les muses ? où a disparu sa sœur ? pourquoi le roman est-il un genre fondamentalement urbain ? Scènes réinventées de sa vie, anecdotes, citations se succèdent avec générosité.
« La Folle du Logis » (La Loca de la casa, traduction de Bertille Hausberg) : ce titre s’est imposé à l’auteur en plein travail, un de ces moments où survient « le chuchotement de la créativité ». Surtout, dit-elle, ne pas tuer son « daimon », ne pas écarter ses rêves. Le pouvoir de l’imagination est tel que Rosa Montero y voit aussi une protection contre les crises d’étrangeté du monde, les crises d’angoisse, la folie. « L’imagination débridée est une sorte d’éclair au milieu de la nuit, elle brûle mais illumine le monde. »
Au MOMA, en songeant à Montmartre et à Montparnasse.
http://www.blog-habitat-durable.com/article-taures-58976887.html
La Rotonde de la Ruche, Monument Historique, Monument restauré...
« Je tentais d’imaginer ces excentriques inspirés, noceurs bohèmes, expatriés à moitié clochardisés, demi-aventuriers anarchistes, lunatiques et alcooliques, déclamant leurs poèmes, se montrant réciproquement leurs toiles, commentant et échangeant leurs œuvres, belles égéries fascinantes telles qu’on les apercevait sur les portraits de Pascin… se retrouvant le soir pour des fêtes improvisées dans leurs ateliers délabrés – ainsi qu’on pouvait le lire dans les chroniques évoquant l’atmosphère de « La Ruche » ou du « Bateau-Lavoir » (l’amitié de Chagall et de Cendrars, les amours de Modigliani et de Jeanne Hébuterne, les accès de rage de Soutine détruisant ses œuvres des jours précédents, la saga de Picasso, d’Apollinaire et de Max Jacob, la fête organisée en l’honneur du Douanier Rousseau) ; tout cela dans le vieux Paris populaire, savoureux et peu dispendieux d’alors…
Car, restant à l’affût devant ces toiles, finissaient par chatoyer, tels des reflets à la surface d’un étang, les effluves spectraux du passé.
(…)
Ah ! Songer à cela depuis New York, par une journée de plein vent à la lumière marine intermittente, dansante et folle, qui courait en vagues successives sur les façades des gratte-ciels impassibles et hiératiques – aussi solennels que les sentinelles sans états d’âme du domaine du futur ! – recelait la beauté délicate, indéfinissable et mélancolique d’une après-midi de nostalgie enfantine. »
Denis Grozdanovitch, « collectionneur d’instants », poursuit son Apologie des fantômes d’un ailleurs à l’autre. Au British Museum, devant les momies égyptiennes – selon lui, plutôt qu’un désir d’immortalité, « un vœu adressé à la vie bien vivante, une offrande concrète du plus lointain passé à l’avenir le plus éloigné », comme pour nous proposer « des modèles d’êtres accomplis ». A la cinémathèque, où il nomme ses amis cinéphiles ses « compagnons de coma merveilleux ». A Sete sur la tombe de Valéry.
En écho au « Que faire pour honorer les morts, sinon bien vivre ? » de Jean Prévost, il rappelle l’épitaphe d’une jeune fille romaine relevée par Marguerite Yourcenar dans La Couronne et la Lyre : « J’ai vécu et avant moi ont vécu d’autres jeunes filles. Mais c’est assez. Que celui qui a lu cette inscription dise en s’en allant : Crocine que la terre te soit légère. Et vous qui vivez sur terre, soyez heureux ! »
Un bref périple aux Indes occidentales – « il faut toujours s’embarquer pour les Indes occidentales inexistantes pour découvrir l’Amérique » (Romain Gary) – est un autre chapitre important de Rêveurs et nageurs. Le carnet de notes d’un voyage aux Etats-Unis à l’invitation d’un ami, Simon Karpinsky, dans son petit appartement du quartier juif de l’East Side à New York. Grozdanovitch en profite pour visiter les grands musées américains où les vigiles surveillent de près ce visiteur qui reste un quart d’heure au moins devant les œuvres pour mieux les voir. Monet, Le Greco, Rodin, Maillol, Monet, Courbet, Van Gogh, Soutine, les paysagistes américains si habiles parfois pour « rendre la lumière des beaux jours », Picasso, Kandinsky, Hopper… Admirations, détestations, commentaires.
Dans la gigantesque fourmilière humaine, Grozdanovitch fait de belles rencontres. Lampshade, un vieil érudit noir pilier de la grande bibliothèque publique de la quarante-deuxième rue, l’invite chez lui et le présente à son chat Thelonius : « C’est mon nouvel ami français, qui aime les livres autant que nous. » Sue, une étudiante en anthropologie, l’accompagne à Philadelphie. Quand il y marche dans la banlieue huppée, il se découvre seul piéton, quasi suspect. Chez Alex de Montmorency, il participe à une fête d’anniversaire pour les quatre-vingts ans de l’« ancien fils de famille devenu impécunieux » et lui porte secours quand Sid, le clochard qui les a apostrophés sur le trottoir et qu’Alex a invité dans la foulée à se joindre à eux, « à la russe », fait un tapage tel que les voisins débarquent, et finalement les pompiers ! Autre personnage étonnant, le jeune Elias, fils surdoué de cousins de son ami Simon, qui l’attire dans sa chambre-laboratoire pour un entretien confidentiel de haute volée.
La Prison de l’idée unique, où il est question de Knut Hamsun, trouvera sans difficulté son application dans l’actualité politique. Sur le danger de mettre à la tête d’un Etat une personnalité « psychorigide » (ceux qui, aveuglés par le bien-fondé de leur point de vue, n’envisagent jamais « que la réalité puisse se distribuer entre des centaines de vérités circonstanciées »), l'auteur reprend cette réponse de Nietzsche à un ami adepte du régime végétarien : « il est toujours plus facile de se réfugier dans les attitudes radicales que de s’engager sur le périlleux chemin du juste milieu. »
Humaniste sans prétention, Grozdanovitch trouve « marrantes » les vaches qui empêchent sa voiture de passer sur une route de campagne et attendrissant le regard de l’âne Socrate promu animal de compagnie, « comme si, malgré tout, une certaine candeur pouvait s’entêter à persister dans le monde ». Ses Rêveurs et nageurs, je vous l’assure, peuvent vous donner « du plaisir parmi les difficultés ».
« Heureux les morts qui oublient l’amertume de la vie
Quand le soleil se couche et que l’ombre envahit la terre,
Quelle que soit ta douleur, ne pleure pas les morts.
C’est l’heure où ils ont soif et vont boire
A la source cristalline de l’oubli.
Mais si une seule larme coule en leur mémoire
Des yeux de ceux qui sont vivants, l’eau se trouble ;
Et si les morts boivent de cette eau troublée,
Eux aussi, transitant par les champs d’asphodèles,
Se rappellent l’ancienne douleur.
Si tu ne peux t’empêcher de pleurer,
Que tes larmes ne coulent pas sur les morts, mais sur les vivants :
Ceux-ci voudraient oublier mais ne le peuvent. »