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Essai - Page 56

  • Leurs sacs et elles

    Léger ou pesant, le sac que la plupart des femmes et quelques hommes trimbalent avec eux où qu’ils aillent est pour le sociologue Jean-Claude Kaufmann « un formidable laboratoire ambulant ». Malgré son sous-titre ridicule (Un petit monde d’amour), Le sac (2011) allait-il m’apprendre quelque chose sur cet accessoire dont le choix n’est pas si simple ? 

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    Allons-y pour « faire parler les sacs ». Le sociologue a enquêté dix-huit mois sur le sujet, et son essai se nourrit largement des témoignages récoltés via Psychologies magazine, « 75 récits de sacs ». Les hommes le ressentent comme un territoire interdit, la plupart des femmes en font leur domaine intime, personnel, inviolable. 
     

    Ce « compagnon des temps creux » abrite en plus du portefeuille toutes sortes de choses, des papiers avec des listes, des carnets, mais aussi des grigris, des porte-bonheur, un livre, des cailloux même, voire des chaussures de rechange. Pourquoi transporter tant de choses avec soi ? « Les femmes sont des êtres relationnels » beaucoup plus que les hommes, elles ont dans leur sac de quoi aider, soigner, réparer, recoudre, elles portent pour elles mais aussi pour les autres.
     

    Que met-on dans son sac ? Qu’est-ce qui se cache dans leurs profondeurs ? Pourquoi n’y retrouve-t-on pas tout de suite son téléphone, ses clés, souvent repérés au toucher ? Pourquoi si peu de poches dans les sacs – même si les fabricants commencent à répondre à cette demande d’organisation ? Kaufmann convient que la majorité se situe entre les « ultra-maniaques » et les « ultra-bordéliques ». Les femmes qui lui ont écrit classent elles-mêmes le contenu de leur sac à main en choses essentielles et optionnelles, permanentes ou occasionnelles.
     

    « Le style n’est pas qu’affaire de style. Il est aussi affaire d’identité. » On porterait un sac à son image. Acheté en vacances, il rappelle le plaisir d’une évasion, de bons moments. La mode, bien sûr, encourage la recherche de la distinction (ou du conformisme) – le sac, enjeu commercial et guerre des marques, entre dans le jeu social. Comment le porter ? Le sac à l’épaule lancé par Coco Chanel en 1929, plus pratique, est devenu l’usage ordinaire, mais pour l’élégance il se porte au creux du coude ou sur le poignet relevé.

     

    Le sac se ferme, il s’ouvre, il dissimule. « Petite maison portative », il peut contenir de quoi boire, de quoi manger, de quoi écrire… « au cas où ». Pourquoi s’infliger une telle charge ? Au nom de l’égalité entre hommes et femmes, certaines se proclament « anti-sac » et s’en passent, d’autres optent pour le sac à dos qui laisse les mains libres. Si certaines se réjouissent de partir se promener sans sac, allégées, d’autres éprouvent comme un sentiment d’amputation en l’absence de leur sac à main.
     

    Besace, sacoche, pochette, « le sac fait la femme », ose Kaufmann. Son format change avec l’âge : le sac léger de jeune fille s’alourdit avec le temps, et plus tard, à l’approche de la soixantaine, s’allège à nouveau. Les vieilles femmes, dans leur résidence pour personnes âgées, s’accrochent avec dignité à ce sac devenu poids plume, « le dernier visage de leur identité ».
     

    Les hommes à sacs sont plus rares, parfois efféminés, souvent à la recherche du fonctionnel. Le sac à dos ou le sac de sport, dont le format tend actuellement à se réduire, amorce-t-il un changement, une appropriation du sac par la gent masculine friande d'accessoires technologiques ?
     

    L’essai de Jean-Claude Kaufmann (un homme à cartable) est bourré d’anecdotes, de témoignages, il se lit comme un magazine, avec son lot d’informations, d’amusements et de niaiseries. Pris la main dans le sac par quelques blogueuses, le sociologue de la vie quotidienne veut montrer la complexité d’un sujet qui est à la fois « dehors » et « dedans ». Rien de neuf, il me semble, pour qui a une longue expérience des sacs. Mais admettons tout de même qu’à lire les vicissitudes de cet objet quasi obligé de la féminité, nous nous interrogeons quelquefois, sur les autres et sur nous-mêmes, en toute légèreté.

     

  • Lune d'automne

    « A propos d’Ishiyama, voici une autre histoire curieuse : au terme d’une longue hésitation sur le choix de l’endroit où j’irais, cette année, voir la lune d’automne, j’avais opté finalement pour le monastère d’Ishiyama ; or, la veille de la pleine lune, je découvris dans un journal une information selon laquelle, pour ajouter au plaisir des visiteurs qui viendraient au monastère le lendemain soir pour contempler la lune, on avait dispersé dans les bois des haut-parleurs qui diffuseraient un enregistrement de la Sonate au clair de lune. Cette lecture me fit sur-le-champ renoncer à mon excursion à Ishiyama. Un haut-parleur est un fléau en soi, mais j’étais persuadé que, si l’on en était là, on avait certainement fait bonne mesure et illuminé la montagne de lampes électriques artistiquement réparties pour créer l’ambiance. » 

    Junichirô Tanizaki, Eloge de l’ombre  

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  • Beauté de l'ombre

    Lire avant le lever du soleil
    Eloge de l’ombre (1933)
    Livre culte
    Junichirô Tanizaki (1886-1965)
     

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    Suspension contemporaine, papier japonais © Archi Expo 

    Le livre refermé
    Eteindre
    M’habituer à la pénombre
    Observer

    Dans les rectangles des fenêtres
    Le lilas très pâle du ciel par-dessus les toits
    A l’intérieur
    Le nouveau visage des choses
    Dans l’ombre naissent d'autres lueurs

    Problème d’architecture
    Comment concilier le pur style japonais 
    Les calorimètres les luminaires les sanitaires
     
    « Des lieux d’aisance de style japonais, voilà qui est conçu véritablement pour la paix de l’esprit »
    A l’écart, à l’abri d’un bosquet, dans la pénombre
    A
    contempler le jardin  

    Occident vs Japon  

    « Dans l’art oratoire, nous évitons les éclats de voix, nous cultivons l’ellipse, et surtout nous attachons une importance extrême aux pauses » 

    La tiédeur du papier japonais
    Son contact « doux et légèrement humide, comme d’une feuille d’arbre »
     

    L’objet étincelant déplaît 

    Plutôt l’argent terni, l’étain noirci, les murs « sablés » 

    « L’obscurité est la condition indispensable pour apprécier la beauté d’un laque »

    Décor à la poudre d’or aux « résonances inexprimables » 

    Chandelles ou lampes à huile
    « Monde de rêve à l’incertaine clarté »
    Intérieurs obscurs
    Profondeur, sobriété, intensité
     

    « Vu du dehors, et cela est vrai non seulement pour les temples, mais aussi bien pour les palais et les demeures du commun des mortels, ce qui frappe d’abord le regard, c’est le toit immense, qu’il soit couvert de tuiles ou de roseaux, et l’ombre épaisse qui règne sous l’auvent. »
     

    Le beau, « jeu sur le degré d’opacité de l’ombre » 

    Poésie des reflets 

    Costumes et maquillages de théâtre 

    Beauté des femmes japonaises 

    Inconvénients de l’éclairage abusif 

    Couleurs et cuisine 

    Sushis aux feuilles de kaki 

    Bienfaits de la civilisation contemporaine

     

    Eloge de l'ombre, traduit par René Sieffert

    « Pour moi, j’aimerais tenter de faire revivre, dans le domaine de la littérature au moins, cet univers d’ombre que nous sommes en train de dissiper. »

     

  • Blanc ou noir

    « Dans les faits de langue, il n’existe pratiquement plus de place pour les variables, les subtilités, les restrictions, les exceptions ou les hésitations. Le doute n’est plus un outil de pensée ; le flair n’est plus un instrument de recherche (de fait, comment faire entrer le flair dans le sacro-saint ordinateur ?) Le relativisme culturel est devenu scientifiquement incorrect et politiquement suspect. C’est oui ou c’est non, jamais peut-être ; c’est blanc ou c’est noir, pas gris, et encore moins gris perle ou gris tourterelle. Mots de liaison, adverbes de nuance, propositions subordonnées concessives sont désormais des éléments grammaticaux obscurs ou inutiles. Des mots tels qu’éventuellement et probablement sont considérés comme synonymes, et les subtilités qui les accompagnent sont aujourd’hui indéchiffrables par bon nombre de nos contemporains. En revanche, l’emploi d’adverbes comme absolument ou totalement est devenu envahissant, de même que toutes les formes superlatives. Dans les langues occidentales, le mot très est de nos jours l’un des plus employés et des plus galvaudés. Il n’existe plus de place pour la nuance, le relatif, l’ambivalence. »

    Michel Pastoureau, Les couleurs de nos souvenirs 

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  • Couleur souvenir

    Bleu, vert, rouge, blanc ou noir, jaune, c’est dans cet ordre que se manifestent les préférences des Occidentaux quand on leur demande leur couleur favorite. Premier historien à se spécialiser dans ce domaine, Michel Pastoureau, quand il convoque ses souvenirs, les voit en couleurs. C’est le sujet de son dernier essai au titre emprunté à Nerval, Les couleurs de nos souvenirs (2010). Un livre sans images, par choix délibéré. 

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    Klee, Fire in the Evening (Moma)

    Couleurs réelles, couleurs rêvées, comment se souvenir ? « Ce journal chromatique s’appuie non seulement sur des impressions fugitives, des expériences vécues, mais aussi sur des notations prises sur le vif, des digressions savantes, des remarques propres au philosophe, au sociologue, au journaliste. » Le gilet jaune d’André Breton en visite chez ses parents sur la Butte Montmartre, les rayures détestées depuis qu’un gardien au Luxembourg l’a confondu avec un autre garçon en maillot rayé et accusé à tort d’avoir marché sur une pelouse interdite, le premier blazer que sa mère lui achète et qui n’est pas de la bonne nuance de bleu marine, ce qui le rend « vulgaire » aux yeux d’un garçon de treize ans doté d’une « hypersensibilité chromatique », la mémoire de Michel Pastoureau, né en 1947, est pleine d’observations sur le vêtement – et tout le reste. 

    Au lycée, deux filles de sa classe sont exclues un jour pour leurs pantalons jugés subversifs : ils étaient d’un rouge « trop dense, trop fort, trop séducteur ». On y interdisait alors le port du jean. C’était l’époque des sous-vêtements blancs ou d’une couleur « neutre de bon ton ». Pastoureau s’étonne que Bourdieu, dans La Distinction, ne dise rien des couleurs portées ni des prénoms, autre terrain si culturellement marqué.

     

    La vie quotidienne offre une multitude de signes à qui s’y intéresse : croix verte des pharmacies, noir et blanc longtemps imposé sur la photo d’identité, couleurs des voitures – un jour, comme aucun père de famille ne voulait d’une occasion à la carrosserie rouge vif, le vendeur lui a consenti « un rabais alléchant » auquel il n’a pas résisté. Pourquoi les feux de circulation sont-ils rouges et verts ? L’essayiste en a trouvé l’origine dans la signalisation du rail, héritière de la signalisation maritime. Complémentaire du rouge, le vert a perdu sa symbolique de désordre, voire de transgression, pour devenir ainsi couleur de liberté, grâce au « feu vert ».

     

    Le neveu de trois peintres surréalistes dont Marcel Jean, qu’il aimait voir préparer ses « papiers flottés » à l’aide de pigments colorés répandus à la surface de l’eau, décrit le plaisir qu’il ressentait alors à classer les couleurs, plaisir récurrent à distinguer les six couleurs de base (noir, blanc, rouge, bleu, jaune, vert) et les cinq de second rang (gris, brun, rose, violet, orangé), toutes les autres n’étant que des nuances ou « des nuances de nuances ».

     

    Examinant la querelle entre partisans du noir et blanc ou des couleurs (cinéma, photographie), Michel Pastoureau évoque Ivanhoé (en couleurs) vu et revu à l’âge de huit ans, puis, quand il est devenu jeune conservateur à la Bibliothèque Nationale, son travail de conseiller auprès de Rohmer pour le tournage de Perceval (l’utilisation du violet dans le film transgressant délibérément les codes du Moyen Age, à son grand étonnement) puis, avec d’autres historiens, pour le tournage du Nom de la Rose où surgit une difficulté imprévue : des cochons roses, alors qu’à l’époque ils étaient tous noirs ou gris bruns !

     

    La bibliothèque de son père comptait environ quinze mille ouvrages, dont de nombreux livres d’art. C’est dans l’histoire de la peinture qu’on s’attendrait à une documentation précise sur les couleurs, or elles y sont peu étudiées, pour des raisons sur lesquelles l’auteur s’attarde. De tout temps, la couleur a été jugée moins noble que le dessin, l’intellect opposé aux sens. Le langage qui la désigne reste incertain – la couleur est « une rebelle ». De plus, les couleurs peintes changent avec le temps, sont perçues différemment selon l’éclairage. Sur les écrans d’ordinateur, la distinction entre couleurs mates et brillantes n’est plus décelable. L’éclairage électrique est statique, alors que dans le passé, les peintures étaient éclairées par des flammes, ce qui mettait les couleurs toujours en mouvement. « L’arrivée de l’électricité a totalement modifié le rapport du spectateur à l’objet, à l’œuvre d’art, à l’image et, peut-être plus encore, à la couleur. » 

     

    Tous les domaines sont touchés par la couleur, comme le sport : maillot différent du gardien de but, tenue des arbitres (les priver du noir, symbole d’autorité, ne serait pas sans conséquence), revalorisation du jaune par le Tour de France (ce qui n’a pas empêché Pastoureau de refuser un vélo jaune, n’ayant jamais eu que des vélos de sa couleur préférée, le vert), symbolisme des anneaux olympiques, ceintures des judokas... Incongru, le changement récent des couleurs portées par le club de rugby parisien (rose, bleu, noir, avec l’inscription « Orange » !)

     

    En 1957, quand Michel Pastoureau entre en sixième latine, il reçoit un carton bleu à son nom, ce qui le conduit dans d’autres cours et locaux que les porteurs de cartons rouges (sixième moderne). Un professeur de dessin, en quatrième, donne à reproduire à la gouache un vitrail du XVe ou du XVIe siècle, et c’est l’éveil de son intérêt pour l’héraldique : il achète un Manuel du Blason, prépare un exposé sur ce sujet, qui contient tout son avenir.

     

    Repas monochromes, couleurs du Petit Chaperon rouge ou de Blanche-Neige, superstitions (le chat noir, le vert), tout intéresse ce spécialiste des couleurs qui a appris au service militaire à plier correctement le drapeau français (de manière à ce que seul le bleu soit visible et en aucun cas le rouge) mais se méfie des drapeaux : l’histoire de leurs couleurs (la vexillologie) reste à écrire, mais c’est un sujet dangereux, chargé de symbolisme et d’idéologie.

     

    « Pour penser la couleur, nous sommes prisonniers des mots ». Des pages passionnantes abordent le lexique des couleurs, leurs codes. Quelle est la couleur du cirage « incolore » ? Le gris est-il devenu une sorte de « neutre chromatique » ? » Michel Pastoureau insiste sur le relativisme culturel des couleurs dans l’espace, dans le temps, et aussi sur l’écart considérable, à toute époque, entre la couleur réelle, la couleur perçue et la couleur nommée. « Qu’est-ce que la couleur ? » Le dernier chapitre répond à cette question : elle est matière, lumière, sensation. 

     

    Les Couleurs de nos souvenirs révèlent des préférences et des aversions. Si l’auteur a horreur de l’or et encore plus du doré, c’est sans doute le résultat d’une éducation familiale, d’une vision protestante opposée au « paraître vestimentaire », bien que l’or soit « lumière autant que matière ». En revisitant avec cet ouvrage la seconde moitié du XXe siècle et le début du XXIe, impossible de ne pas nous souvenir, à notre tour, des couleurs de notre vie. Une prédilection pour le rouge, l’encre noire, un intérêt soutenu pour tout ce qui touche aux couleurs, matières et mots, il y aurait beaucoup à dire, mais ce billet est déjà trop long.