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Société - Page 10

  • Vigilance

    Carte Anto Mère et enfant gouache.jpg« Depuis qu’elle a eu cet enfant promis non pas à un grand avenir mais à de lourdes difficultés, Geneviève Noblet s’est personnellement méfiée de ceux qui veulent trop faire le bien de son fils. Son mari a parfois essayé de la tranquilliser. Pourquoi imaginer le pire, pourquoi faire le vide autour de Gabriel ? Mieux vaut être lucide et sur ses gardes que naïf et optimiste, réplique-t-elle. Sa vigilance maternelle s’est exacerbée avec l’adolescence de son garçon. Elle sait que les écueils se multiplient. Le corps cherche des satisfactions, les élans sont spontanés, les engouements rapides, les espoirs inadaptés. Toute personne en contact avec ces jeunes se doit d’en tenir compte. En croyant apporter le meilleur, on peut causer beaucoup de mal. Il ne faut pas confondre volonté de bien faire et efficacité. Voilà ce qu’elle répète plusieurs fois à la directrice, au téléphone, dès le lendemain matin de la confrontation avec Claire Bodin. »

    Alice Ferney, Deux innocents

    Anto Carte, Mère et enfant, gouache

  • Coupable innocence ?

    Dans Deux innocents, Alice Ferney explore la relation entre Claire, une femme généreuse qui porte bien son prénom, heureuse de donner cours à l’Embellie, un établissement associatif pour jeunes gens en grande difficulté, et ses élèves dont Gabriel, le seul nouveau de la rentrée 2018. La première citation est un avertissement : « D’abord le verdict, ensuite le procès. » (Coetzee, Disgrâce) La seconde est extraite des Lettres de prison de Gabrielle Russier : « Dites-moi que vous savez qu’on ne voit bien qu’avec le cœur, que nous sommes maintenant dans le trou noir des apparences et de la laideur, mais que la vérité, dans sa simplicité, reviendra avec le soleil. » On reconnaît les mots du Petit Prince que Claire aime lire avec ses élèves.

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    Le roman s’ouvre sur la rentrée scolaire de Gabriel Noblet, dix-sept ans, à L’Embellie, où sa mère a été grandement soulagée de pouvoir l’inscrire en catastrophe à la fin de l’été. C’est la directrice qui l’accueille, Annick Joyeux, une femme réservée à l’air sérieux et efficace qui rassure les parents. Claire Bodin, la petite cinquantaine, c’est tout l’inverse : un grand sourire, une main sur l’épaule du garçon pour le pousser dans la salle de cours (secrétariat et bureautique).

    « Mme Bodin est très aimée, sa sollicitude rassure les jeunes et favorise leur réussite. » Son travail est mal payé, mais Claire s’y sent utile. Les retrouvailles sont gaies, Claire invite chacun de ses élèves à partager quelque chose de leurs vacances, dans une atmosphère bienveillante. Elle se sent à l’aise avec ces jeunes qui disent tout, sans filtre – « Des âmes de cristal, dit-on, les derniers innocents ». Sa « jovialité exubérante », note l’autrice, cache une intranquillité intérieure. Quand l’ancienne directrice est partie à la retraite, Claire a tout de suite senti la méfiance de sa remplaçante à son égard.

    Claire Bodin se sent bien dans son métier, assurée, compétente ; elle aime sa vie, son mari, son fils. Elle écoute ses élèves, les encourage. Le premier problème surgit quand une jeune fille lui confie sa tristesse de ne pouvoir aimer ni être aimée. Claire lui répond qu’un jour, elle aussi aimera un garçon qui l’aimera, et lui conseille d’en parler avec sa maman. Celle-ci s’en plaindra chez la directrice. Claire reçoit un blâme pour être sortie de ses attributions, elle n’a pas à s’occuper de la vie intime et affective de ses élèves.

    Jean Mouret, le frère de Claire, est d’accord avec son mari : elle ferait mieux de trouver un emploi plus gratifiant, mieux rémunéré, où on la respecte davantage ; ils craignent tous les deux que cette directrice désagréable se retourne contre Claire, catholique engagée, trop gentille, sans défense contre la méchanceté.

    Alice Ferney, inspirée par une histoire vraie, montre cette femme généreuse en action. Sa manière d’enseigner stimule ses élèves, même Gabriel se laisse prendre au jeu d’apprendre. Après une pause, il manifeste sa gratitude en prenant Claire dans ses bras. En famille aussi, elle est positive, s’émerveille des petites choses, s’occupe de tout avec enthousiasme. Chaque dimanche, elle fait une des lectures à la messe. Son mari est ravi qu’on lui répète à quel point sa femme est merveilleuse.

    Quand Gabriel demande un jour à Claire son numéro de portable, elle le lui donne, ce qu’elle n’avait jamais fait. Le soir même, elle reçoit un « merci » avec un cœur. En un mois et demi, le garçon se montre de plus en plus épanoui, il continue à se serrer contre elle. Claire n’ose pas le repousser. Gabriel s’inquiète d’être aimé, de compter pour elle. Elle le rassure en répondant à ses messages. Pendant les vacances, elle parle pour la première fois à la maison de cet élève peut-être un peu amoureux d’elle. Son mari insiste pour qu’elle téléphone à la directrice pour la mettre au courant, mais Claire préfère attendre. A tort : c’est elle qui est convoquée.

    Annick Joyeux a reçu les parents de Gabriel pendant les vacances : ils se plaignent de « gestes inappropriés » qui perturbent gravement leur fils. La machine du soupçon est lancée. Claire, stupéfaite, n’en revient pas qu’on lui reproche son affection pour ses élèves, si importante, à son avis, pour ces adolescents en difficulté. Entière, naïve, elle ignore à quel point elle est déjà prise dans un engrenage, ne mesure pas ses paroles, sûre de son honnêteté.

    Deux innocents conte le drame de deux êtres fragiles, l’enseignante et son élève, chacun à sa manière. En décrivant d’abord la pédagogie, puis le malentendu et la fuite en avant, Alice Ferney mêle deux thématiques : le rôle de l’affectif dans l’éducation – l’empathie nécessaire et ses limites – et la prise en compte du jugement d’autrui. Claire est soutenue par sa famille, mais cela suffira-t-il ?

    L’innocence est « très difficile à vivre », explique la romancière dans une vidéo : l’innocent accusé injustement a plus à perdre que le coupable. Claire croit à tort que son innocence la protège. Voulant comme Flaubert rester impartiale par rapport à ses personnages, Ferney donne les points de vue de la mère, de la directrice, de Claire. « L’auteure la suit avec compassion mais, se gardant de tout manichéisme, elle examine tous les points de vue et explore les zones d’ombre de chacun. » (Claire Julliard dans L’Obs)

  • Une jeune femme

    Garcia Marquez El Espectador.jpg« Mais pendant que la police démolissait les témoignages, les journaux attisaient le scandale. Et l’on finit par découvrir que le 14 avril, deux jours après la découverte du cadavre, un mécanicien d’Ostie s’était présenté au commissariat de police pour raconter ce qu’il savait de la voiture ensablée sur la plage dont Il Roma avait parlé dans son article à sensation. Le mécanicien s’appelait Mario Piccini. Il raconta à la police que la première décade de mars, alors qu’il travaillait pour la gare ferroviaire d’Ostie, un jeune homme était venu le trouver, peu avant le lever du jour, pour lui demander de l’aider à remorquer son automobile. Piccini dit avoir accepté très volontiers, et remarqué pendant la manœuvre la présence d’une jeune femme à l’intérieur du véhicule ensablé. Cette jeune femme ressemblait beaucoup aux portraits de Wilma Montesi publiés dans les journaux. »

    Gabriel García Márquez, Le scandale du siècle, El Espectador, septembre 1955.

  • Gabo journaliste

    Repéré sur la table des nouveautés à la bibliothèque, Le scandale du siècle de Gabriel García Márquez (2018, traduit de l’espagnol (Colombie) par Gabriel Iaculli, 2022) rassemble des « Ecrits journalistiques » du grand écrivain colombien (1927-2014), prix Nobel de littérature. Sur plus de quatre cents pages, la moitié date des années 1950, quand le « journaliste » n’avait pas encore écrit Cent ans de solitude (1967). Il me reste à lire la suite, qui va de 1966 à 1984. Les premiers textes ne comptent pas plus de trois pages et leur ton est celui d’un homme qui sait raconter des histoires.

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     « Sujet pour un sujet » commence ainsi : « Il en est qui font d’un manque de sujet un sujet pour une note de presse. Le recours est absurde dans un monde comme le nôtre, où se succèdent tant de choses d’un inestimable intérêt. » Après avoir passé en revue tout ce qui pourrait l’inspirer mais ne l’inspire pas, défini le journalisme comme « la profession qui ressemble le plus à la boxe, avec l’avantage que la rotative gagne toujours et l’inconvénient qu’il n’est pas permis de jeter l’éponge », voilà comment il le termine : « La grande difficulté, c’est de s’y mettre. Commençons donc par chercher un sujet. Ecrivons la première phrase : « Il en est qui font d’un manque de sujet un sujet pour une note de presse. » Le recours est absurde… Ça alors, mais c’est très facile ! Non ? »

    L’humour est déjà là, l’audace aussi, et la manière d’emmener le lecteur dans des situations étranges, par exemple dans « Un homme vient sous la pluie ». « La Maison des Buendia » est carrément sous-titrée « Notes pour un roman » : on y rencontre Aureliano Buendia, un nom qui parle aux aficionados de Cent ans de solitude. Le journalisme, écrit García Márquez dans « Les Précurseurs », « a commencé quand un quidam a raconté à son voisin ce que quelqu’un d’autre a fait la veille au soir. » Le « commentateur de faits divers » qui réagit par écrit à la dernière nouvelle « et en donne lecture le soir même à la pharmacie », serait-ce lui ?

    « Le facteur sonne mille fois » conte avec art le sort des lettres non arrivées au destinataire et la visite du « cimetière des lettres perdues ». Comme à chaque fois, la chute de l’article est étonnante, drôle, impeccable. « Le Scandale du siècle » qui donne son titre au recueil compte 90 pages : une suite de chroniques écrites à Rome et publiées du 17 au 30 septembre 1955 à Bogota (El Espectador). En chapeau (ou « chapô » comme on le lit de plus en plus souvent, je ne sais d’où vient ce « ô »), deux lignes : « Morte, Wilma Montesi / va et vient de par le monde ».

    Cela commence par une disparition. Un charpentier romain s’inquiète de ne pas voir rentrer sa fille, Wilma Montesi, vingt-et-un ans, sortie en début d’après-midi, part à sa recherche et finit par se présenter au commissariat pour demander de l’aide. Sa femme et son autre fille, Wanda, s’étaient rendues au cinéma dans l’après-midi sans Wilma – « ce genre de film ne lui disait rien ». La gardienne de l’immeuble a vu sortir Wilma « seule, avec un sac en cuir noir », sans les bijoux offerts par son fiancé, un agent de police, quelques mois auparavant.

    Le père est le premier à imaginer un suicide, Wilma se désespérant à l’idée de quitter sa famille et d’aller vivre à Potenza après son mariage. Contacté par téléphone, le fiancé n’a reçu aucune nouvelle depuis la lettre reçue la veille au soir, « une lettre d’amour conventionnelle ». Deux jours plus tard, un ouvrier découvre le corps d’une femme morte sur une plage à quarante-deux kilomètres de Rome, « sans jupe, sans chaussures et sans bas », juste vêtue d’un jupon, de sous-vêtements et d’un sweater léger, sous une veste tenue au cou par un seul bouton – le cadavre de la jeune femme.

    Position du corps, constatations du médecin légiste, hypothèse d’une asphyxie par noyade, conditions météorologiques, tous les détails du rapport sont repris dans l’article, et puis toutes les pistes suivies par les enquêteurs, y compris celle-ci : « le 9 avril, Wilma entrait en phase post-ovulatoire » ! García Márquez fait régulièrement le point sur les réponses récoltées, les déclarations des uns et des autres, les faits importants « à garder en mémoire » : Wilma ne savait pas nager, elle aimait prendre des bains de pieds dans la mer. Sa mère opte plutôt pour un homicide, vu le fait que le cadavre de sa fille ne portait pas de porte-jarretelles, entre autres.

    Les circonvolutions de l’enquête sur cette mort jugée accidentelle par la police donnent lieu à de nombreux commentaires dans la presse italienne. « Le 4 mai, Il Roma, un périodique de Naples, largua la bombe qui donna naissance au « Scandale du siècle ». » On n’imagine pas tous les détours de cette affaire que le journaliste colombien distille savamment au fil de ses chroniques. La face cachée du mystère sera-t-elle dévoilée ?

    Dans « L’Année la plus célèbre du monde » (article du 3 janvier 1958) où il fait le tour du monde de l’actualité en 1957, l’auteur signale que ce fameux scandale « prend fin », le jugement de l’affaire Montesi laissant le meurtre de Wilma « apparemment à jamais impuni ». L’annonce par M. Khroutchev, cette année-là, selon laquelle l’Union soviétique disposait de « l’arme absolue », un missile « capable d’atteindre n’importe quel objectif à la surface du globe », établissait « la supériorité du pouvoir d’attaque de l’Union soviétique ». « L’Occident essaya de faire passer cette pilule amère en trouvant une consolation dans le fait que Gina Lollobrigida avait eu une fille en parfaite santé d’un peu plus de trois kilos. »

    (A suivre)

  • Deux extraits

    « J’avais noté comme une maxime : L’écriture peut naître d’une révolte, devenir un engagement, être une protestation.

    C’est alors que je m’étais dit, n’oublie pas : ou bien on se bat, ou bien on se couche. Comment se bat un écri-vain ? Et une écri-vaine, comment elle se bat, puisqu’on fait la différence ? Ses armes sont-elles différentes de celles d’un écri-vain ? Je veux dire ses livres ? » (pp. 169-170)

    Claudie Hunzinger couverture Grasset.jpeg

    « Le matin, j’ouvrais la porte sur le pré et sur une sorte de bourdonnement mental, non, les abeilles. Une incandescence sonore. Celle du monde. Il était toujours là. Scintillant. Je me disais, personnellement, je ne me sens pas assez déprimée pour manier l’ironie, pas encore assez disjointe de ses débris, même si c’est vraiment classe d’être sans illusions. L’ironie, qu’est-ce que c’est classe. J’aurais aimé être une ironique contestataire. Mais pour moi, il y avait encore un écho, un éclat, un frisson qui se manifestait dans le monde, comme le palimpseste d’un paradis à déchiffrer entre ses débris. Auxquels je tenais, profondément imbriquée.

    A chaque fois, dehors, je n’ai pas honte de trouver, malgré l’évidence, que le monde est une perfection. » (pp. 245-246)

    Claudie Hunzinger, Un chien à ma table

    * * *

    Au moment de programmer ce billet, j’apprends que Coumarine, dont le blog était en pause depuis un an et demi, a pris son dernier envol ce 7 juin 2023.
    Ces extraits auraient pu plaire, il me semble, à cette passionnée d’écriture qui signait ses livres de son nom, Nicole Versailles. En guise d’hommage.

    Tania