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Littérature - Page 204

  • Carrère en enquêteur

    Aurais-je lu Le Royaume d’Emmanuel Carrère si quelqu’un ne me l’avait pas offert dernièrement ? (Merci, R.) Difficile à dire. Avec cet écrivain, j’en étais à 1 – 1, un titre aimé, l’autre pas. N’allais-je pas au-devant d’un persiflage ennuyeux dans ce récit de plus de cinq cents pages ? Dominique, qui avait quelque crainte, elle aussi, avait pourtant parlé sur A sauts et à gambades d’« un bon guide pour faire retour vers les premiers temps du christianisme », je m’en souvenais.

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    Vittore Carpaccio, Vision de St Augustin, 1502, Scuola di San Giorgio degli Schiavoni, Venise.

    « Je suis puérilement fier de cette bibliothèque biblique, je me sens dans mon bureau comme saint Jérôme [sic] en train d’écrire dans le merveilleux tableau de Carpaccio, celui avec le petit chien, qu’on peut voir à la scuola Saint-Georges des Esclavons de Venise, et à la vérité, je ne vois pas ce que cette image [son portrait de Luc] a d’invraisemblable, au moins en ce qui concerne Luc. » (Le Royaume, IV, 34, p. 535)

    Ce doute sur ma lecture a persisté un certain temps, plus d’une centaine de pages, le temps d’un prologue et d’une première partie (Une crise) où Emmanuel Carrère raconte comment il a eu la foi, trois ans, puis l’a perdue. Adolescent, il avait pour idéal « d’observer l’absurde agitation du monde sans y participer, avec le sourire supérieur de celui que rien ne peut atteindre ». C’est sa marraine, Jacqueline, qui avait dans la famille le rôle de leur parler de « l’âme », mais lui n’avait alors d’admiration que pour les créateurs, les grands artistes, et désespérait de ne devenir dans le meilleur des cas qu’un « petit ».

    Jeune homme « très malheureux », il fondait son système de défense « sur l’ironie et sur l’orgueil d’être écrivain » et cela « fonctionnait assez bien ». En lui offrant le Nouveau Testament, Jacqueline lui avait conseillé d’essayer « de n’être pas trop intelligent ». C’est elle aussi qui lui a présenté son autre fille, Hervé, plutôt « passe-muraille », qui « parlait peu et sans crainte », sans ironie : « Il ne jouait aucun jeu social. Il essayait de dire précisément, calmement, ce qu’il pensait. » Ils sont devenus amis, ils le sont restés.

    Carrère en rajoute dans son autoportrait en « égocentrique et moqueur ». Quand il se met à lire l’évangile de Jean, quand il se met à prier, il se plaît à devenir le type « fervent et grave qui, discrètement, sans la ramener, s’intéresse au « milieu johannique » », lecteur boulimique de livres religieux – d’autant plus qu’il n’arrive plus à écrire, en tout cas pas le « grand livre » qui épaterait tout le monde. Egotiste assumé.

    Conversion. Psychanalyse. Relecture de Philip K. Dick. « En dépit de ma soumission à la volonté divine, je ne cesse de me demander si et quand il me sera donné d’écrire un nouveau livre. » Puis le trouble et l’effroi de perdre la foi qui venait de changer sa vie. Pas de moyen terme chez Emmanuel Carrère, il ne se sent chez lui qu’aux extrêmes.

    Enfin, p. 141, voici Paul (Grèce, 50-58), celui que l’écrivain, à présent agnostique, a choisi pour enquêter sur les débuts du christianisme à travers ses lettres (épitres) et les Actes des Apôtres attribués à Luc, le troisième évangéliste. Tout de suite, c’est plus intéressant : voici le texte, la lecture qu’il en fait, les recherches sur ces hommes à travers d’autres textes, d’historiens ou de philosophes. Une approche fouillée du monde romain, de la religion des Juifs, de la Bible grecque que Luc devait lire ou entendre lire à la synagogue.

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    Comment Luc a composé son évangile, comment Renan a évacué le divin et la religion pour ramener tout cela à l’humain et à l’histoire, comment on vivait dans les premières communautés chrétiennes, l’enquête de Carrère sur Paul et sur Luc lui inspire de nombreux détours par d’autres époques de l’histoire y compris le monde actuel, vers des écrits anciens ou modernes, vers sa propre vie d’homme et d’écrivain. Il imagine les relations entre Pierre, Paul et Jacques, décrit les rivalités entre eux, remarque la manière dont Luc, discrètement, apparaît parfois dans le texte.

    « Je pense avoir accompli honnêtement ce travail et ne pas tromper le lecteur sur le degré de probabilité de ce que je lui raconte. Pour les deux ans passés par Paul à Césarée, je n’ai rien. Plus aucune source. Je suis à la fois libre et contraint d’inventer. » (Folio, p. 315) Emmanuel Carrère n’esquive pas la question que les lecteurs vont se poser à son sujet. Il ne croit pas à la Résurrection – « seulement qu’on puisse le croire, et de l’avoir cru moi-même, cela m’intrigue, cela me fascine, cela me trouble, cela me bouleverse – je ne sais pas quel verbe convient le mieux. »

    Entre autres digressions, nombreuses et souvent pertinentes (du côté de Sénèque, Dostoïevski, Homère, Yourcenar, etc., sans compter la méditation et le yoga, la maison achetée en Grèce avec sa femme), Carrère confie sa prédilection, en peinture, pour les portraits et se considère dans son domaine « comme une sorte de portraitiste ». Les hommes et les femmes dont parle le Nouveau Testament, il cherche à les décrire, à les connaître, à les associer à ces détails personnels ou symboliques qui révèlent une personnalité. Carrère réussit sans conteste à nous rendre proche et vivant le premier siècle de notre ère.

    Pourquoi faut-il qu’après avoir observé différents visages de Madone en peinture, plus ou moins « sexy », il détaille une soirée de vidéos porno dans un chalet de montagne ? Provocation, effet de contraste, marqueur contemporain, que sais-je ? Carrère dira plus loin que rien ne le gêne dans l’exhibition du corps et que sa pudeur, il la garde pour ses sentiments.

    On finit par se demander, en lisant Le Royaume, écrit vingt ans après ces trois ans de sa vie où il a été chrétien – une « affaire classée », pensait-il – si au bout de cette enquête sur les débuts du christianisme, l’affaire est définitivement classée. Il n’a pas pour rien passé « deux ans de [sa] vie à commenter Jean, deux à traduire Marc [pour la Bible des écrivains], sept à écrire ce livre sur Luc ». Son grand livre au succès étonnant, abondamment traduit, qui a suscité enthousiasme et critique, il le termine par ces mots qui sonnent juste, ceux d’un agnostique : « Je ne sais pas. »

  • Chantre invisible

    assouline,pierre,sigmaringen,roman,littérature française,histoire,1944,1945,pétain,vichy,guerre,culture,extrait« La curiosité de Mlle Wolfermann était piquée au vif, plus encore qu’à l’accoutumée. En vain : ce chantre se faufilait dans l’église bien avant l’arrivée de la foule ; il se postait aux côtés de l’orgue de manière à n’être vu par personne, pas même par les occupants de la loge princière, mais dans un angle étudié et choisi pour le faire bénéficier de la meilleure acoustique ; seul l’organiste savait son identité, mais il demeurait d’une discrétion absolue à ce sujet. Celui-ci ne prenait même plus ombrage de ce que l’aura du chantre invisible éclipsait sa propre virtuosité, l’éclat de son jeu d’anches ou la sonorité distinguée de ses flûtes et hautbois ; de toute façon il n’était pas ingénieur, jamais sa technique n’étouffait l’art. »

    Pierre Assouline, Sigmaringen

    Entrée principale du château de Sigmaringen, photo Berthold Werner (Wikipedia)  

  • Hôtes de Sigmaringen

    A la première des six pages que Pierre Assouline, à la fin de son roman Sigmaringen, intitule « Reconnaissance de dettes », des noms de personnes, des titres de films et même de séries télévisées dont Les Vestiges du jour de James Ivory et Downton Abbey de Julian Fellowes. Le séjour du gouvernement de Vichy au château des princes de Hohenzollern, en 1944-1945, est raconté par Julius Stein, un « majordome » hors pair, le dévoué serviteur du prince qui lui a confié les lieux quand le château a été réquisitionné par le ministre des affaires étrangères de Hitler.

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    « Forcée d’abandonner une maison qui était la sienne depuis quatre siècles, la famille Hohenzollern, treize personnes, s’en allait entre les rangs de leurs serviteurs alignés en une haie d’honneur. » Seules deux parentes ont décidé de rester au château de Sigmaringen, les princesses Aldegonde de Bavière et Louise von Thurn und Taxis, la doyenne de la famille.

    C’est toute une organisation, spécialité allemande tant qu’il ne s’y glisse pas de grain de sable, de répartir les Français aux différents étages, le maréchal Pétain tout en haut, le président Laval et ses fidèles « juste en dessous », puis le reste du gouvernement, en ménageant les susceptibilités nombreuses entre deux clans, « ceux qui entendaient bien rester les bras croisés, rangés derrière Pierre Laval ; et ceux qui croyaient encore diriger la France dans l’intention avouée de rentrer bientôt au pays ».

    Julius Stein réunit le personnel du château et le présente à l’intendante du maréchal, Mlle Wolfermann, une femme à l’allure décidée qui maîtrise comme lui le français et l’allemand, et avec qui une certaine entente s’établit d’emblée. Mais elle tient à garder l’autorité sur le personnel français. Environ quatre-vingts personnes sont les hôtes de Sigmaringen, qu’il faudra nourrir dans quatre salles à manger trois fois par jour, donc douze services.

    Problèmes d’intendance, querelles politiques et personnelles, lectures à la bibliothèque du château, promenades, vols indélicats (Julius Stein est chargé de veiller sur les biens des Hohenzollern), réactions aux nouvelles de France et d’Allemagne, arrivée d’autres Français au village dont le Dr Destouches, rumeur de l’existence d’une taupe, il y a de la matière pour évoquer les hôtes de Sigmaringen, qu’il s’agisse des « invités » français ou de ceux qui les accueillent bon gré mal gré.

    Les conversations entre Julius Stein et Mlle Wolfermann, qui apprennent à se connaître et à s’apprécier, font contrepoint à la chronique de guerre en trois parties : L’organisation, L’illusion, La désagrégation. L’auteur de Lutetia, qui s’est soigneusement documenté, fait suivre son récit de brèves notices sur ce que sont devenus les protagonistes historiques du roman.

    Avec empathie, Assouline s’est glissé dans une sensibilité allemande à travers le personnage du majordome, qui a existé mais qu’il a ici « réinventé ». « Venant d’un romancier qui a tout lu sur le sujet, l’artifice est habile. Il permet d’être nulle part et partout, sans rien négliger de la topographie du lieu. Il nous offre aussi le regard distancié d’un Allemand « miné par l’obéissance » sur cette farce tragique. » (Grégoire Leménager, BibliObs)

    Sigmaringen est une rencontre réussie entre fiction et histoire. En refermant le livre, et même si le romancier montre les mesquineries à l’œuvre au sein de ce gouvernement fantoche dans les derniers mois de la seconde guerre mondiale, j’ai pensé aux mots d’Ulysse à Hector, à la fin de La guerre de Troie n’aura pas lieu de Giraudoux : « Le privilège des grands, c’est de voir les catastrophes d’une terrasse. »

  • La source du son

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    Laure Adler, Immortelles

  • Sarabande d'amitié

    Premier roman de Laure Adler, publié en 2013, Immortelles « est surtout un hymne à l’amitié féminine » (couverture). Un extrait d’Annie Ernaux en épigraphe – « (…) et pourtant je n’aime que retrouver ce temps où rien n’était arrivé » (Ecrire la vie) – suggère une autre formule : Immortelles est un hymne à la jeunesse.

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    La narratrice, à qui sa famille reproche « de vivre dans le passé », reconnaît vivre avec ses « disparues », trois amies : « Florence, Suzanne, Judith. Elles forment une sarabande dans ma tête. Leur force m’a construite et m’a rendue différente. Avec elles, j’ai ressenti ce à quoi nous ne pensions jamais, ce que vivre signifie. »

    Ces trois-là, connues en moins de six mois, séparément, elle va raconter leur histoire telle qu’elle en a eu connaissance, par séquences qui portent leur nom, de l’enfance jusqu’à leur rencontre et jusqu’à ce que leurs routes se séparent. En cinq parties : « Le sentiment de l’innocence », « la perception de l’existence », « Le sentiment sexuel », « Le surgissement du réel », « L’apprentissage de la désillusion ».

    Florence avait « le goût de disparaître » : son visage changeait, elle n’était plus là. Fugueuse dès l’adolescence, et cela, même avant l’alcool, « les substances ». Sa mère, « fille de bourgeois déclassés », avait choisi le secrétariat comme voie d’émancipation, avant de se marier et d’avoir deux filles – Florence était l’aînée. Son père parti travailler au Brésil, elle se souciait de sa mère, de ses crises d’absence quand son regard se figeait.

    Suzanne aussi était en manque de gestes d’amour maternel ; sa mère était infirmière en Indochine, envoyait des cartes postales. Elle vivait avec sa grand-mère. Judith, en 1960, à un cours privé de français à Buenos Aires, se faisait traiter de « youpine » par les autres filles et découvrait un passé dont elle ne savait rien en interrogeant sa mère, Ethel, qui avait quitté la France pour l’Argentine après la seconde guerre mondiale.

    Immortelles suit ces trois filles de milieux différents, dont le père est peu présent, dans leur famille d’abord, puis au lycée, avec leurs lectures, les musiques qu’elles écoutent, leur corps à apprivoiser, maquiller, vêtir. Puis, avec l’université, ce sont les rencontres qui deviennent les temps forts, les amitiés, les amours. Elles découvrent la vie dans les années d’ébullition de Mai 68, vont au festival d’Avignon, font de petits boulots, voyagent. Leurs trajectoires n’ont rien de lisse ni de prévisible. Elles racontent une époque.

    Laure Adler, née en 1950, a attendu la soixantaine pour parler d’un temps qu’elle a vécu intensément. On y croise Vilar, Béjart, Deleuze, Kristeva, Lacan, Jankélévitch… Même si son roman n’est pas autobiographique, cette époque-là, avec sa grande liberté, les changements de la société, est vécue avec passion. Laure Adler restitue bien les hasards et les accrocs de la vie pour chacune de ses héroïnes « et la manière qu’elles ont eue de devenir femme : sans facilité » (Anne Diatkine, dans Elle).

    Immortelles est un roman de souvenirs. Ces trois femmes ont disparu de la vie de la narratrice, mais tout au long du récit, on les sent présentes, indissociables de sa propre trajectoire. Et la fin insiste là-dessus : « Pour moi, elles sont immortelles. »