Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Littérature - Page 205

  • Maîtriser

    Arditi couverture.jpg« Elie avait appris à récurer des brosses, fabriquer des enduits (de trente sortes au moins), broyer des cristaux (jusqu’à en obtenir le granulé juste), mélanger les poudres aux huiles et aux résines, et, pour chaque nuance, à obtenir les proportions parfaites, les couleurs et les transparences. Après deux ans d’atelier, il eut le droit de préparer les couches de fond. D’abord les simples, puis celles qu’il fallait appliquer en dégradé. Un an encore et il put travailler le fini des toiles. Il apprit à peindre des drapés, des dentelles et des visages, des chevelures et des nez, des bouches, des oreilles, et, pour finir, des mains, des gants et des regards. Un an plus tard, on le mit à reproduire certaines œuvres du maître dont on lui commandait des copies. Durant ces six années d’atelier, il reçut pour son travail de quoi se nourrir, des habits usagés, et un gîte qu’il partageait avec d’autres garçons, au bord du rio Sant’Angelo, une pièce humide et à l’odeur pestilentielle, été comme hiver. Il vécut ces duretés dans l’impatience, avec intensité. Il voulait tout comprendre, tout retenir. Maîtriser chaque détail. Faire comme le maître. Aussi bien que le maître. Et mieux que tous les autres. »

    Metin Arditi, Le Turquetto

  • Peindre à tout prix

    Metin Arditi, l’auteur du récent Dictionnaire amoureux de la Suisse, est un « écrivain suisse francophone d’origine turque séfarade » (Wikipedia). Le Turquetto, son septième roman (sur douze déjà publiés) fait voyager ses lecteurs entre Constantinople et Venise, au XVIe siècle, dans un monde où il n’est pas facile pour un garçon très doué pour le dessin de réaliser son rêve de peindre à tout prix. Metin Arditi raconte son parcours exceptionnel.

    arditi,metin,le turquetto,littérature française,suisse,turquie,venise,peinture,xvie siècle,religion,intolérance,gloire,histoire,culture
    Le Titien, Portrait d'homme, dit L'homme au gant, Paris, Louvre © 2009 RMN

    Un détail de L’homme au gant du Titien en couverture et une note au lecteur ont de quoi intriguer : la toile du Louvre porte une signature où le « T » est en gris foncé et la suite en gris-bleu. Commandée par un musée de Genève qui l’a reçue en prêt en 2001, une analyse spectrométrique de cette anomalie « laisse à penser que la signature a été apposée en deux temps, par deux mains différentes, et dans deux ateliers distincts » – d’où l’hypothèse que ce tableau ne soit pas du Titien, d’où ce roman.

    A Constantinople, en 1531, Elie, un garçon de douze ans vit mal à l’aise entre Arsinée, qui s’occupe de lui depuis la mort de sa mère, et son père Sami, employé pour un vendeur d’esclaves, un homme « maigre, voûté, mal soigné ». Dès qu’il le peut, il se faufile dans les rues, évite le mendiant cul-de-jatte, Zeytine Mehmet, qui voit tout et veut toujours faire la conversation. Elie va épier en cachette au Han, où se déroule la vente des esclaves, le moment où Roza, une Géorgienne, sera dénudée devant l’acheteur.

    Son refuge préféré, c’est l’atelier d’un fabricant d’encres, Djelal, qui a remarqué son regard curieux et l’initie à la calligraphie. Djelal reste fidèle aux recettes de son père pour fabriquer des encres moins brillantes que d’autres mais très durables, en dehors de cela, il prie, il danse. Quand le petit, doué pour les portraits, lui offre le sien, il le refuse, la Loi musulmane interdisant la représentation – même s’ils croient au même Dieu, celui d’Abraham, explique-t-il à l’enfant, musulmans et juifs lui parlent « dans des langues différentes ».

    Arsinée déplore les fréquentations d’Elie : « Chacun reste chez soi. » Son père, méprisé à cause de son métier, n’a pas d’autorité sur lui. C’est chez le pope de Saint-Sauveur, Efthymios, ébloui par les dons du garçon pour copier les fresques et qui le met en garde contre les Turcs – « Grecs, juifs, Arméniens, ils nous chasseront tous » – que le garçon à tête de « petit rat » apprend que Jésus était juif et que les moines chrétiens peuvent peindre, alors que le rabbin l’interdit. A la mort de son père, Elie se sauve. Au port, il se fait passer pour un Grec, Ilias Troyanos, et en échange d’un portrait, persuade un marin italien de le laisser embarquer pour Venise.

    C’est là qu’on le retrouve en août 1574, plus de quarante ans plus tard. Il est devenu un peintre renommé sous le nom de « Turquetto », « petit Turc » comme on l’appelait à l’atelier où il faisait son apprentissage auprès du Titien. Il a épousé la fille d’un notaire et cela lui a ouvert bien des portes. D’abord connu pour ses portraits, il peint à présent des scènes bibliques. Plein d’admiration pour son maître, « si profondément humain », lui a opté pour une peinture « qui accueille et rassure ».

    Rachel, une juive qui vit dans le ghetto de Venise et porte le bonnet jaune, lui sert de modèle ; il est séduit par cette beauté rousse, à rendre jalouse sa femme qui craint pour sa réputation. Au sommet de sa gloire, le Turquetto est choisi pour peindre une Cène immense qui ornera le réfectoire de la confrérie à laquelle il appartient – Cuneo, riche et vaniteux, veut faire sensation avec une œuvre qui devrait placer Sant’Antonio au premier plan. Les confréries rivalisent sans relâche à Venise pour attirer les faveurs des riches et des puissants.

    Le Turquetto raconte l’histoire d’un peintre et de son triomphe avec cette Cène audacieuse qui va éblouir les artistes et les véritables amateurs d’art, mais faire scandale. Au thème de la création artistique et des conditions dans lesquelles travaillent les peintres de Venise se mêlent les intolérances religieuses, les rivalités politiques, l’exclusion sociale, et la mince cloison, parfois, entre la gloire et la chute.

    L’identité d’emprunt du Turquetto, qui se fait passer à Venise pour un juif converti, lui a permis d’accomplir son rêve de peindre. Qui la découvrirait pourrait lui nuire. Metin Arditi s’est beaucoup documenté pour aborder son sujet avec justesse – « Ce souci du détail juste vient peut-être de la formation scientifique de Metin Arditi, qui, dans d’autres vies, fut homme d’affaires et surtout physicien » (Eleonore Sulser, dans Le Temps). Le romancier genevois offre là un roman passionnant, qui ramènera finalement le Turquetto à Constantinople.

  • Pulsation

    didion,joan,un livre de raison,littérature anglaise,etats-unis,roman,traduction,culture« Et qu’avait fait Charlotte dans Boca Grande ? Marine Bogart voulait-elle savoir ce que Charlotte avait fait de sa vie ou comment elle avait bien pu se faire tuer ? Dans un cas comme dans l’autre la réponse est obscure. Dans la mesure où je suis incapable de tirer des conclusions définitives. Je sais comment établir le schéma moléculaire de la vie, représenter les hélices simples, doubles des acides aminés, mais lorsque je m’efforce de définir le modèle du « caractère » de Charlotte Douglas je ne vois qu’une pulsation lumineuse. Je songe à ces arcs-en-ciel sur les taches d’huile des boulevards de Progreso après la pluie. Il me faut tenter de percevoir ce modèle. »

    Joan Didion, Un livre de raison

  • Je serai le témoin

    Le premier roman de Joan Didion traduit en français, si je ne me trompe, date de 1977 : Un livre de raison. Quel est le sens du titre original, A Book of Common Prayer (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gérard-Henri Durand) ? Le TLF définit le « livre de raison » comme un « Journal tenu par le chef de famille qui inscrivait, avec ses comptes, les événements tels que naissances, mariages, etc., et ses propres réflexions ». Le rapport avec Le livre de la prière commune des anglicans reste plus mystérieux au premier abord.

    didion,joan,un livre de raison,littérature anglaise,etats-unis,roman,traduction,culture

    Le roman se présente sous la forme de six cahiers, le premier commençant par cette phrase : « Je serai le témoin de cette femme. » Point, à la ligne. Voici la suite : « Traduire ainsi seré su testigo, une expression qui n’apparaît pas dans les lexiques à l’usage des touristes, de quelle utilité serait-elle au voyageur prudent ? Cela s’est passé ainsi : elle a quitté un homme, puis un deuxième ; elle a retrouvé le premier pour voyager avec lui ; elle l’a laissé mourir seul. Elle a perdu un enfant par la faute de l’« Histoire » et un autre à la suite de « complications » (je me contente de reproduire certains commentaires). Elle s’est crue capable de se débarrasser de ces fardeaux et, un jour, elle a débarqué à Boca Grande – en touriste. Una turista. Comme elle l’a dit, elle-même. »

    Reconnaissez qu’il y a de quoi intriguer dans cet incipit. Qui parle ? de qui ? Grace Strasser-Mendana, née Tabor, se présente comme une anthropologue – « j’ai consacré cinquante de mes soixante années à étudier des illusions » – installée depuis 1935 en Amérique équatoriale où elle a épousé un planteur de cocotiers « ici, dans Boca Grande » et étudié la biochimie « en amateur ». Charlotte Douglas est la femme dont elle raconte l’arrivée, la vie et la mort à Boca Grande, ville et pays sans histoire (une fiction) que Charlotte considérait « comme le point central de l’économie des deux Amériques », une escale de ravitaillement pour certaines lignes aériennes.

    Pour son « rapport de témoin », elle rassemble d’abord des faits, décrit la ville où elle vit et la province où ils récoltent le coprah, nommée « Millonario », comme son beau-père, Victor Strasser, « l’homme riche ». Edgar, le fils aîné, a fait entrer Grace en l’épousant dans « l’une des trois ou quatre grandes familles » au pouvoir à Boca Grande, où les rivalités politiques et financières vont bon train. Elle dit continuer à vivre là parce qu’elle aime la lumière, « la seule raison ».

    Même si elle reçoit de ses nouvelles, son fils Gerardo lui est devenu « étranger » – machiste, susceptible, « une façon d’être que je n’admire pas. » Grace, qui va mourir bientôt d’un cancer du pancréas, ne s’intéresse qu’à Charlotte, elle n’arrive pas à comprendre le sens de son séjour à Boca Grande. Née en Californie, la quarantaine, Charlotte Douglas, « La Norteamericana », a beaucoup voyagé, son passeport l’atteste.

    A l’hôtel Caribe, on l’entendait taper à la machine dans sa chambre toute la nuit. Elle n’apparaissait que le soir au casino, sans y jouer, puis allait manger seule à une terrasse ou au Jockey Club. Partout, on la remarquait : extrêmement mince, des cheveux bouclés d’un roux clair, une grosse émeraude carrée à la place de l’alliance. Des vêtements de prix, avec « une sorte de délabrement ». Cherchant parfois à attirer l’attention, faisant preuve d’esprit « jusqu’à lasser ses interlocuteurs ». A la réception de l’hôtel, elle s’inquiétait des messages, n’en recevait pas. Elle se rendait fréquemment à l’aéroport sans raison apparente, y traînait au bar, y lisait le journal.

    La liste du Département d’Etat précisait qu’il fallait prévenir l’ambassade des Etats-Unis en cas d’incident, sans qu’on sache pourquoi. Quand les proches de Grace la rencontrent, Charlotte se montre très séduisante avec les hommes, avec Victor, le beau-frère de Grace, et leur raconte toutes sortes d’histoires à propos de Léonard, de Warren et de Marine. Interrogée, elle précise que Léonard, son second mari, un juriste, « s’occupe d’armes ». Sinon, elle reste dans les généralités, « comme si elle n’avait aucune vie personnelle ». A Grace, elle parle parfois de Marine, sa fille et elle seraient « inséparables ».

    Le deuxième cahier débute un peu plus d’un an après la mort de Charlotte, alors que Grace, très malade, devient indifférente à ce que disent ses proches ou son fils. La « turista » lui avait donné quelques informations sur la disparition de Marine, Grace en a reçu d’autres de Léonard Douglas – « mais l’essentiel de mon savoir, la part en laquelle je puis avoir le plus de confiance, me vient de ma formation en matière de comportement humain. » Le FBI s’était présenté chez Charlotte pour enquêter sur Marine, dix-huit ans, qui avait participé à un attentat à la bombe – c’était un an avant que sa mère se réfugie à Boca Grande.

    Un livre de raison est le récit d’une fascination, axé sur le désir de Grace de comprendre cette femme, cette épouse, cette mère, « en politique innocente », aux connaissances lacunaires, sensuelle, secrète, très fine dans ses reparties. Grace s’intéresse de moins en moins à sa propre vie, mais le spectacle, le comportement, les confidences de Charlotte, son attente désespérée de Marine, le puzzle de sa vie, dont elle a été témoin, la concernent, elle cherche à en résoudre l’énigme. Cette « enquête psychologique » se déroule sur un fond de corruption et de violence sociale.

    didion,joan,un livre de raison,littérature anglaise,etats-unis,roman,traduction,culture
    Joan Didion en 1977 (Image via AP, source Pictorial)

    « Chez la Californienne Joan Didion, l’intelligence est un instinct sauvage. Son regard sur les choses, d’une acuité qui confine à l’effet spécial, agit sur le lecteur comme la détente d’un grand fauve. Son rapport au réel – et à la phrase – est animal : distant, juste, impitoyable, foudroyant plus souvent qu’à son tour », écrivait Judith Steiner dans le Magazine littéraire en 2009. Les retours à la ligne sont nombreux, les dialogues aussi, parfois coupés au couteau, parfois drôles (dans le genre vache).

    Les personnages de ce roman participent à la vie mondaine, mais leur ressort intime reste le plus souvent caché et leur solitude, profonde. L’approche du sujet, par son détachement, m’a rappelé parfois l’univers du nouveau roman. On y trouve déjà cette grande lucidité qui frappe dans L’année de la pensée magique (2005).

  • Ordre des choses

    ford,richard,entre eux,récits,littérature anglaise,etats-unis,père,mère,fils unique,famille,témoignage,culture« Quand il rentrait, le vendredi soir, c’était pour la retrouver. Quand il riait, et il riait souvent, c’était d’une phrase qu’elle avait dite. S’il avait du mal à comprendre quelque chose, ce qui n’était pas rare non plus, elle le lui expliquait. Quand les beaux-parents venaient pour Noël ou bien quand nous allions à Little Rock, il l’observait. Quand nous nous rendions chez sa mère à lui à Atkins, il était toujours à côté d’elle. Il la protégeait, mais elle le lui rendait bien. Si j’étais moins le nombril du monde, par voie de conséquence, j’ai pensé toute ma vie que c’était dans l’ordre des choses au sein d’une famille. »

    Richard Ford, Entre eux