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szabó

  • Jeu du cerisier

    szabó,magda,rue katalin,roman,littérature hongroise,budapest,xxe siècle,culture« – Il faut faire quelque chose qu’elle connaît, dit le garçon. Elle est encore petite et pas très futée.
    – Le cerisier ? demanda la blonde.
    – Cet idiot de cerisier !
    Elle ne connaissait pas ce jeu, ils le lui apprirent et elle le trouva merveilleux. Elle retint tout de suite la chanson, et bien que sa voix fût très faible, elle chantait juste. La blonde chantait fort, pleine d’entrain, la brune se taisait, le garçon aussi. Ils tournoyaient, tournoyaient, aussi longtemps qu’ils le pouvaient ; lorsqu’elle se retrouvait au centre, elle choisissait toujours Bálint et lui toujours la brune. Soudain, ils s’aperçurent qu’ils n’étaient plus seuls. Comme à l’Opéra, lorsque tous les acteurs se retrouvent sur scène lors du final, ils étaient tous là, à l’entrée du jardin : l’homme en uniforme, la femme rousse et soignée, son père, la femme négligée, l’homme aux lunettes à moitié chauve et sa mère. Mme Held s’avança vers eux mais s’arrêta soudain, se pencha sur un rosier et, humant le parfum d’une fleur, dit d’un air ravi :
    – Nous vivrons ici jusqu’à notre mort !
    Ce fut la seule phrase qui, de toute cette journée, resta gravée dans la mémoire d’Henriette. Et pourtant elle n’avait aucun sens pour elle qui ignorait ce qu’était la vie, ce qu’était la mort. »

    Magda Szabó, Rue Katalin

  • Budapest 1934-1968

    Rue Katalin (1969, traduit du hongrois par Chantal Philippe) est un roman antérieur à La Porte, le roman de Magda Szabo à travers lequel j’ai fait connaissance l’an dernier avec cette grande romancière (1917-2017). Dans ce roman-ci déjà, les liens entre les personnages sont très forts, une liste préliminaire les présente comme au début d’une pièce de théâtre : les Biró, les Elekes, les Held et enfin Paul, le seul à ne pas avoir connu la rue Katalin où tous les autres habitaient, partageant un passé qui s’est « désagrégé ».

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    Ils n’habitent plus là, mais dans un immeuble récent au bord du Danube où ils partagent un appartement auquel aucun d’eux ne s’habitue, même s’ils ont gardé une partie de leur mobilier. Des pièces trop petites, pas de jardin. Seule Kinga, la fille d’Irén et Paul, y vit « dans la gaîté et l’insouciance ». Henriette qui est morte – on découvrira plus tard quand et comment – les rejoint, invisible, « car elle savait que sans les morts, leur quête était vaine, ils ne retrouveraient jamais la rue Katalin. »

    Blanka, la sœur d’Irén, a trouvé refuge sur une île où elle dort mal à cause de la canicule. Son mari et sa belle-mère sont indulgents devant sa nervosité et savent qu’elle se sent mieux quand elle se repose au jardin – « la maison était entourée de palmiers, de lauriers, de myrte et de vieux oléandres ». A elle aussi, Henriette rend visite.

    Enfin, Henrielle « retournait souvent chez elle et beaucoup l’enviaient. Il n’était pas donné à tous de s’en retourner (…) ». Son ancienne maison et la rue Katalin « entre l’église et le puits turc », elle a dû les rebâtir telles qu’elles étaient avant la guerre, avant qu’on réunisse les maisons et les jardins de ces trois familles en un seul foyer social – leur jardin de roses a fait place à une simple pelouse aux rares massifs de fleurs.

    Après les « Lieux » viennent six « Moments et épisodes » de leur vie à tous, sur une trentaine d’années. En 1934, Henriette Held avait six ans quand ils s’étaient installés à Budapest : son père avait acheté la maison à côté de celle d’un vieil ami, le commandant Biró, et de celle de ses voisins, la famille du directeur d’école Elekes. Ses deux filles, Irén et Blanka Elekes, la brune et la blonde, avaient été présentées à Henriette comme ses « amies », puis elles s’étaient retrouvées à jouer au jardin avec Bálint, le fils du commandant, l’aîné des enfants, qui avait tout de suite pris son parti et était devenu son protecteur.

    Parfois, ce n’est pas Henriette mais Irén qui raconte, l’aînée des soeurs Elekes, la disciplinée, la bien élevée, alors que Blanka désobéit et pique des colères. Leurs parents, si dissemblables qu’enfant, elle leur avait demandé un jour pourquoi ils s’étaient mariés, s’aimaient – « l’amour fou qui précipite deux êtres l’un vers l’autre, qui assemble les couples les plus improbables ». Irén était aussi appliquée et précise que son père, elle marchait sur ses traces. Amoureuse de Bálint, elle l’épouserait, il deviendrait un grand médecin, pensait-elle depuis toujours.

    1944, 1952, 1956, 1961, 1968. « Avec le temps, va, tout s’en va » – les mots de Léo Ferré s’accordent bien à ce roman qui refuse la nostalgie tout en s’attachant à faire comprendre combien ces gens-là ont été heureux ensemble, avant la guerre, et à quel point celle-ci a troublé le cours de leur vie à tous. Irén était jalouse de l’attention de Bálint pour la fragile Henriette, et c’est Blanka qui, sans le vouloir, va déclencher les foudres du destin.

    « Publié en 1969, pétri de tristesse et de nostalgie, Rue Katalin traverse plus de trente ans de l’histoire hongroise, entre 1934 et 1968, avec un chapitre où est évoquée l'insurrection de 1956. « Perdre la jeunesse est effrayant, non par ce qu’on y perd mais par ce que cela nous apporte : la conscience que tout se décompose », écrit Magda Szabó. » (André Clavel dans L’Express)

    Rue Katalin, à travers les événements vécus par ces trois familles si proches, évoque la vie à Budapest et les transformations sociales au temps du communisme. Magda Szabó, en faisant cohabiter les vivants et les morts, montre de façon souvent touchante, avec des détails précis, comment le souvenir de ceux que nous aimions est une forme de résistance au temps qui passe, une façon de se retrouver dans une autre dimension de la vie.

  • Apparition

    Szabo Couverture Poche.jpg« Je crois que c’est à partir de ce moment-là qu’Emerence m’aima vraiment, sans réserve, avec gravité, comme si elle avait pris conscience que l’affection est un engagement, une passion emplie de risques et de dangers. Le jour de la fête des Mères, elle fit une soudaine apparition dans notre chambre, tôt le matin, mon mari émergea avec peine d’un sommeil alourdi par les somnifères, je me réveillai aussitôt et écarquillai les yeux en voyant dans la fraîche lumière entrant à flots par ma fenêtre ouverte Emerence en grande tenue, qui amenait Viola par sa laisse jusqu’à mon lit. Le chien était coiffé d’un petit chapeau noir démodé au ruban orné de roses fraîchement cueillies, et son collier était entouré d’une guirlande de fleurs. A dater de ce jour, à chaque fête des Mères, elle venait avec le chien et récitait au nom de Viola ce compliment d’usage :

    Merci d’avoir la bonté de m’aimer,
    de me donner à manger, un doux lit pour me coucher,
    Merci au maître et à mes parents pour l’éducation,
    Dieu bénisse leurs champs d’une belle moisson. »

    Magda Szabó, La porte

  • Bouleversante Szabó

    J’ai rarement terminé de lire un roman avec le cœur si serré : La porte de Magda Szabó (Az Ajtó, 1987, traduit du hongrois par Chantal Philippe) a remporté le prix Femina en 2003, le New York Times l’a élu meilleur livre de l’année en 2015. Il aura fallu des années à cette grande dame des lettres hongroises pour être lue à l’étranger, elle en a connu la reconnaissance à la fin du XXe siècle, avant de décéder il y a dix ans.

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    Le récit s’ouvre sur un rêve, un cauchemar, un aveu : « c’est moi qui ai tué Emerence. Je voulais la sauver, non la détruire, mais cela n’y change rien. »

    La narratrice a engagé Emerence, une « vieille femme silencieuse » sous son foulard qu’elle ne quitte jamais, après avoir déménagé avec son mari dans un appartement bien plus grand que son studio où elle faisait le ménage elle-même. « Redevenue un écrivain à part entière », elle a besoin d’aide. Emerence, jamais mariée, sans enfants, aimée dans tout le quartier et aussi concierge, tout près de chez eux, lui a été recommandée par une ancienne camarade de classe : « elle espérait qu’elle nous accepterait, car si nous ne lui plaisions pas, ce n’est pas l’argent qui l’inciterait à travailler pour nous. »

    Guère aimable au premier entretien, la vieille femme a des exigences et des manières inattendues, des horaires irréguliers, mais elle compense par une « incroyable activité », travaille « comme un robot » et parfaitement. Le jour où, sans prévenir, son employeuse frappe à sa porte pour l’avertir d’un paquet à réceptionner en son absence, Emerence hurle qu’elle ne veut pas être dérangée après son travail et « qu’elle n’était pas payée pour ça ».

    N’aurait-elle pas toute sa tête ? Au fil des jours, la personnalité d’Emerence qui ne reçoit jamais personne chez elle effraie, inquiète l’écrivaine. Adélka, « la veuve du préparateur en pharmacie », lui raconte comment un locataire colombophile s’en était pris au premier chat d’Emerence, excellent chasseur, et l’avait pendu à sa poignée de porte, suscitant la réprobation de toute la maison, du quartier, et valant même à Emerence l’amitié de la police, en particulier du lieutenant-colonel qui va la voir de temps en temps, alors encore sous-lieutenant.

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    L'affiche du film de István Szabo,
    avec Helen Mirren et Martina Gedeck dans les rôles d'Emerence et de Magda

    Taciturne, intransigeante, la vieille femme est en réalité l’âme du quartier, où tout le monde l’admire : toujours au travail, au courant de toutes les nouvelles, portant un « plat de marraine » à qui a besoin de nourriture reconstituante, balayant la neige devant la plupart des immeubles, jamais couchée, littéralement – « elle se contentait de sommeiller sur un de ces minuscules canapés autrefois en vogue et appelés causeuses, (…) elle n’avait pas besoin de lit. »

    Restée distante pendant des années, Emerence manifeste sa préoccupation à leur égard quand « le maître » tombe malade et doit être opéré : aux petits soins pour l’écrivaine, pour la première fois, elle lui tient compagnie, se raconte. L’enfance paysanne, la mort des deux jumeaux laissés à sa garde, quand elle avait neuf ans, foudroyés sous un arbre, sa mère se jetant dans le puits, et puis la vie de domestique. Elle économise pour construire un tombeau, « très grand, plus beau que tout ce qu’on n’a jamais vu », où tous les siens reposeront avec elle.

    Sans que la vieille femme change de comportement, quelque chose s’est produit ; elle ne la considère plus comme une étrangère déconcertante, mais comme une amie. Pourtant ses absences, sa fierté, ses réactions inattendues les éloignent à nouveau. Jusqu’à l’arrivée d’un chien. Son mari guéri, l’écrivaine et lui tombent, une veille de Noël, sur un chiot enfoui dans la neige et le ramènent chez eux pour le sauver d’une mort certaine. Emerence s’en empare aussitôt pour le frictionner, le bercer, le maintenir en vie.

    « Mon mari le tolérait, le caressait parfois quand il se montrait particulièrement intelligent ou amusant, moi, je l’aimais. Emerence l’adorait. » Ils lui ont donné « un joli nom français », Emerence l’appelle Viola et leur connivence est totale : le chien comprend tout ce qu’elle dit, la réclame, la suit, même si elle le bat quand il fait une bêtise.

    Magda Szabó, une romancière préoccupée des « liens de dépendance entre les êtres » (Le Monde), raconte le destin d’une vieille femme aussi visible dans les mille services qu’elle rend à autrui que secrète dans sa vie privée. Entre l’écrivaine et elle, l’affection qui grandit n’a rien d’ordinaire et s’exprime de manière imprévue, souvent brutale même. Chacune est indispensable à l’autre, même si souvent elles ne se comprennent pas. Emerence, l’héroïne déroutante de ce magnifique roman, est très intelligente ; anti-intellectuelle, elle méprise ceux qui ne savent pas balayer eux-mêmes. La narratrice fait peu à peu son portrait et en même temps le sien, celui d’une femme passionnée avant tout par l’écriture et se débattant avec les contraintes matérielles de la vie.

    Si sa carrière littéraire lui vaut de plus en plus de reconnaissance publique, elle sait envers qui elle en est, jour après jour, redevable. Et quand Emerence, à son tour, aura besoin d’elle, elle ne se sentira pas à la hauteur, maladroite, ne comprenant que trop tard ce qu’elle aurait dû faire – ou pas – pour ne pas se sentir éternellement coupable.