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Littérature - Page 194

  • Médecin en province

    On pense à Tchekhov en ouvrant Ma province de Maxime Ossipov (traduit du russe par Anne-Marie Tatsis Botton, Verdier, 2009), deux récits d’un médecin installé « dans la petite ville de N*, chef-lieu d’une région limitrophe de Moscou ». Un peu à Boulgakov aussi. Le même éditeur a publié ensuite ses Histoires d’un médecin russe (2014).

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    Rue Lénine à Taroussa en 2014 (Wikimedia commons)

    « Le cent-unième kilomètre » commence par un constat accablant : « chez les malades, comme d’ailleurs chez beaucoup de médecins, ce qui frappe avant tout, c’est qu’ils ont peur de la mort et n’aiment pas la vie. » Malgré le pouvoir de l’argent et de l’alcool, les cas de mort violente, le désintérêt, le manque d’amis, l’arriération mentale, l’abandon des vieux, il exerce dans son pays natal où il ressent « la liberté d’aider beaucoup de gens » et « la soif d’agir », apprécie les rencontres et la sensation d’être chez lui quand on le salue.

    Sa situation s’améliore avec l’arrivée d’un jeune « collègue et ami » : mortalité à l’hôpital divisée par deux, plus de moyens pour soigner. Les difficultés restent nombreuses, notamment à cause de l’absence de médecin traitant, de ligne de conduite. Les gens, souvent ignorants, croient que tout peut être résolu avec de l’argent. Il faut aussi composer avec « les autorités (ceux à qui on ne peut pas dire non) ». Et soigner des « bandits » comme des « frangins » (membres de groupes d’intervention spéciaux).

    Ce qui le réjouit, c’est de « réaliser certaines choses pas plus mal qu’en Occident », bref de « se conduire en médecin ». De rencontrer des gens qui, chacun, représentent la Russie à leur façon. « Qu’est-ce qui unit ces Russies différentes, qu’est-ce qui les empêche de se disloquer ? Dans mes pires instants, je pense : l’inertie, et elle seule. »

    Pourquoi « Le cent-unième kilomètre » ? Ossipov dit ceci sur le site de la Librairie du Globe : « Mon père était écrivain. Je l’ai vu se débattre toute sa vie entre éditeurs censeurs et correcteurs soviétiques. Peut-être est-ce de là que m’est venu le désir, non d’avoir un pouvoir sur les mots, mais du moins d’en disposer librement. » En 2005, le besoin de retrouver le contact direct avec des patients s’impose, il décide alors de partir en province.

    « Mon grand-père était médecin. Envoyé en 1932 au Belomorkanal, puis libéré en 1945, il est toutefois interdit des 100 km. Il s’est donc installé à 117 km au sud-ouest de Moscou, à Taroussa où il est mort en 1968. » (Il était en effet interdit, pour les anciens prisonniers du Goulag, de vivre à moins de 100 km d’une grande ville.) » Ossipov s’est établi à son tour à Taroussa.

    Autre registre pour le second récit, « La rencontre », une fiction centrée sur les sentiments. Natacha et Génia travaillent dans le milieu musical : « Natacha réussissait un peu mieux : un orchestre, pas le pire, des tournées, alors que Génia bossait avec des chanteurs, des chefs d’orchestre, il accompagnait même des figurants. » Elle joue du violon et c’est à l’école de musique qu’ils se sont rencontrés. Elle est devenue sa femme mais fait chambre à part, ne veut pas d’enfants. Génia en souffre un peu, se montre patient.

    Un coup de fil efface tout, musique et passé : Génia a fait une chute mortelle, on demande à Natacha d’apporter ses papiers. Après les funérailles, elle ira parler au père Iakov, un Juif converti. Elle voudrait faire quelque chose pour Génia, mais que pourrait-elle faire ? Flash-back. Ossipov raconte le passé de Génia et sa rencontre avec Natacha telle que lui l’a vécue. On change encore de point de vue avec un autre personnage, Sergueï Ilitch, un médecin obsédé par la sténocardie grave de sa mère, toujours sur le qui-vive. Le récit va d’une rencontre à l’autre, d’un coeur à l’autre.

    En une centaine de pages, Ma province de Maxime Ossipov plonge les lecteurs dans une Russie provinciale où tout, finalement, ramène à la vie ou à la mort. On y sent l’amour de la médecine, la volonté d’être utile, mêlés au désenchantement politique. « De son écriture sèche, ironique, dépourvue de toute trace de romantisme, Ossipov dépeint un monde en perdition », écrit Raphaëlle Rérolle dans Le Monde. Au milieu des problèmes subsiste pourtant chez le médecin « une joie profane ».

  • Drôle de mot

    loridan-ivens,marceline,l'amour après,récit,littérature française,shoah,camps de concentration,amour,récit de vie,correspondance,lettres,culture« Mais j’ai découvert l’autonomie à Birkenau. J’étais seule, sans famille, contrairement à Simone qui survivait sous le regard de sa mère et de sa sœur. Et quelque chose s’est enclenché pour moi, un processus, un sentiment de liberté – drôle de mot je sais pour évoquer Birkenau – mais ce moment où personne ne vous protège et ne vous commande, ce moment où il faut vivre, en l’occurrence survivre, seule. Ce moment où l’on quitte ses parents. »

    Marceline Loridan-Ivens, L’amour après
    (avec Judith Perrignon)

  • Valise d'amour

    L’avez-vous vue et entendue à La Grande Librairie, Marceline Loridan-Ivens ? Cela valait le coup. Elle y était pour L’amour après, écrit avec Judith Perrignon, lu quasi d’une traite. Actrice, scénariste, réalisatrice de documentaires, cette femme de quatre-vingt-neuf ans y offre le récit de sa vie amoureuse et bien davantage : « Je suis une fille de Birkenau et vous ne m’aurez pas. »

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    Je n’ai pris aucune note, je l’ai écoutée de bout en bout. Il y a eu beaucoup d’hommes dans sa vie, des rencontres, des mariages, des séparations. Beaucoup de lettres. Elle les a conservées dans une valise, elles lui servent de point d’appui pour raconter ce qu’elle a vécu, comment elle a survécu au camp, aux souffrances d’une famille où certains ont choisi la mort, pas elle, surtout pas. Elle vit, Marceline, avec un numéro de matricule tatoué sur le bras.

    Elle boit, elle danse, elle fume, elle aime. Une jeunesse à Saint-Germain-des-Prés, « alors le lieu du mélange, des idées, des lettres, de la musique, des mondains, des égarés » : « Les gens qui traînent se trouvent vite, ils n’ont pas besoin de se donner rendez-vous. » A trente ans, à peine divorcée, c’est là qu’elle va après avoir mené ses enquêtes de psychosociologie (rappelez-vous Les choses de Perec), un travail obtenu grâce à un Juif hongrois réfugié, une connaissance de sa mère.

    « Je ne m’habillais pas de noir comme les filles du quartier, j’accentuais le roux de mes cheveux, j’optais pour des robes à couleurs vives, des pantalons, j’avais besoin qu’on me remarque, qu’on m’entoure, qu’on m’accepte, et je demandais à tous les artistes et intellos du périmètre ce que je devais lire. » Dans le récit de Marceline Loridan-Ivens, on croise Freddie, Vladimir, Camille, Merleau-Ponty, Perec (deux lettres citées), Edgar Morin, Simone Veil, Caramel et beaucoup d’autres.

    « Aimer quelqu’un, c’est l’aider à vivre. » Pour déchiffrer les lettres sorties de la vieille valise, avec sa mauvaise vue, elle se sert d’une machine, « un bloc de métal froid avec une surface plane et vitrée, une loupe, une lumière puissante, l’écran devant moi qui grossit tout, d’une police à deux décimales. » Ces pages d’un temps « chargé de courrier », pas toujours datées, rappellent le besoin de phrases « amicales, amoureuses, fâcheuses et menteuses ».

    « Il nous fallait nous écrire pour raisonner et nous orienter dans ce monde. Nous allions dans les graves du drame, puis dans les aigus du bonheur. Tout est là, dans une valise. Et c’est maintenant que je n’y vois plus grand-chose que je me décide à l’ouvrir. C’est là que surgit l’amour, puisqu’il faut bien qu’on en parle, là que commence le ballet des hommes qui a chassé le nom de mon père de mon état civil. »

    Marceline porte le nom de Francis Loridan, son premier mari, ingénieur en construction, et celui de Joris Ivens, un réalisateur hollandais, trente ans de plus qu’elle, épousé en 1963 – « Faire l’amour n’était qu’une composante parmi d’autres de notre amour. Mon corps n’était plus un enjeu enfin. Et doucement, à ses côtés, la jeune femme et la survivante ne firent plus qu’une seule. »

    Une psychanalyste à qui elle avait demandé un jour si elle avait besoin d’une thérapie lui avait répondu : « Non, fais des films, ne t’occupe pas du reste, ta force créatrice te suffit. » Formidable Marceline. Dans L’amour après, elle nous communique son « incroyable force vitale » (CultureBox).

  • Couleurs

    le clézio,bitna,sous le ciel de séoul,roman,conte,littérature française,séoul,corée,culture« Salomé reste rêveuse. L’après-midi est déjà bien avancé, et la lumière de l’automne a pris les couleurs des feuilles des ginkgos dans l’avenue qui longe son immeuble. Je pense que ce qu’elle veut entendre, c’est une histoire de couleurs, une histoire d’arbres et de montagnes, pour échapper à l’immobilité de son appartement, pour respirer. » 

    J.M.G. Le Clézio, Bitna, sous le ciel de Séoul

     

    Photo : http://thisisseoul.unblog.fr/

     

     

  • Bitna, sous le ciel

    Dans Bitna, sous le ciel de Séoul (2018), Le Clézio donne la parole à une Coréenne de dix-huit ans : la narratrice, l’héroïne du roman, une conteuse. Jeune fille aux yeux clairs, aux cheveux couleur de maïs, Bitna est née dans une famille modeste en province. Une tante a accepté de la loger dans son minuscule appartement de Séoul, juste à côté de l’université où elle s’est inscrite. Elle y partage la chambre de sa cousine Paek Hwa, une gamine infernale de quatorze ans.

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    Aussi Bitna quitte l’appartement dès qu’elle le peut – « La rue, c’était mon aventure. » Elle aime regarder les gens, discrètement, « imaginer toutes sortes de choses à leur sujet ». Dans un petit carnet, elle note des descriptions, des noms, des lieux. Un proverbe dit : « On se reverra un jour ou l’autre sous le ciel de Séoul. » Son meilleur poste d’observation est une librairie où elle passe de plus en plus de temps à lire des livres étrangers, sans que cela dérange le jeune libraire qu’elle a baptisé M. Pak.

    Un jour, celui-ci lui montre une lettre de Kim Se-Ri (elle préfère qu’on l’appelle « Salomé ») : malade, celle-ci offre un bon salaire à qui viendra lui « raconter le monde ». Parfait pour Bitna qui rêve de se trouver un nouveau logement. C’est ainsi que naît sa première histoire, contée en avril 2016, celle de M. Cho Han-Soo et de ses pigeons, qu’il emmène sur le toit de l’immeuble dont il est le concierge.

    Comment Bitna passe ses journées, les histoires qu’elle raconte, ses déménagements, ses rapports avec M. Pak et avec Salomé qui décline, voilà l’intrigue toute simple du roman. Le Clézio a l’art d’y semer de courtes réflexions très justes sur la vie et sur la mort, en passant, mêlées à des observations concrètes sur la manière dont les êtres humains se débrouillent les uns avec les autres, à tout âge, sur leur aspiration à la liberté.

    « Occidental indéniablement, mais méfiant vis-à-vis de tout ce qui est trop intellectuel, trop rationnel, attiré par la magie, le surnaturel, les endroits où le présent et le passé cohabitent mystérieusement et naturellement » (Télérama), J.M.G. Le Clézio connaît bien Séoul, il y a reçu la presse pour la promotion de ce roman.

    Dans cet hommage rendu au conte, l’écrivain prête souvent à Bitna son regard de sage. Pour lui, rien de plus « dépaysant » que de se mettre dans la peau d’une jeune provinciale plongée dans l’univers urbain de la Corée moderne, comme il l’expliquait à La Grande Librairie. Il crée souvent des personnages jeunes : serait-ce parce qu’ils portent sur le monde son éternel regard de jeune homme voyageur ? Conteuse ou écrivain, en somme, c’est un peu pareil. Bitna, sous le ciel de Séoul, est une fable sur la littérature.