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Italie

  • Location privée

    Pfeijffer Grand-Hotel-Europa.jpg« […] la location de logements privés par des particuliers via Airbnb constitue un sérieux problème, tant pour les habitants que pour l’administration municipale. Cela cause un nombre inacceptable de désagréments aux riverains, il n’y a pas à polémiquer là-dessus. Lorsque la maison de vos voisins, toute l’année durant, été comme hiver, abrite de joyeux vacanciers qui traînent leurs valises à roulettes dans l’escalier et ne tiennent compte de rien d’autre que leur propre plaisir, vous avez un problème. Ces nuisances se traduisent en outre par une hausse exorbitante des prix de l’immobilier. Si un modeste bien au centre-ville peut rapporter de l’or en barre, les petits malins sautent sur l’occasion, avec pour corollaire qu’un logement en centre-ville, pour celui qui voudrait juste y vivre, est devenu inabordable. Résultat des courses, les Amstellodamois qui vivent encore ici tirent leurs marrons du feu, s’empressent d’empocher la plus-value de leur habitation, tournent le dos aux nuisances et à la ville, et c’est une maison de plus qui tombe définitivement aux mains du business du tourisme, devenant inaccessible en qualité de logement. Avec pour conséquence ultime un dépeuplement de la ville. Mais vous vivez à Venise. Vous connaissez ça par cœur. 
    Pfeijffer 10 18.jpgEn outre, la location privée constitue une concurrence déloyale vis-à-vis des hôtels. Vous pourriez objecter que c’est le problème des hôtels, mais je me devrais de vous corriger vivement. Pour ces hôtels, nous avons élaboré une kyrielle de permis, de normes anti-incendie, de règles d’hygiène, etc., et nous ne l’avons pas fait par sadisme ou parce que nous voulions pourrir la vie des hôteliers. Il y a de bonnes raisons à toutes ces règles qui, en fin de compte, servent à protéger le consommateur et les riverains. La location privée se soustrait à ces règles et peut donc pratiquer des tarifs inférieurs à ceux des hôtels.
    [...] L’argent ne va pas dans la poche des honnêtes citoyens qui ont une chambre d’amis. On estime que près des deux tiers des logements proposés à la location via Airbnb appartiennent à des multipropriétaires. L’argent va dans la poche des truands de l’immobilier et d’Airbnb lui-même. »

    Ilja Leonard Pfeijffer, Grand Hotel Europa

  • Grand Hotel Europa

    Grand Hotel Europa (sic, 2018) est le premier titre traduit en français (par Françoise Antoine) d’Ilja Leonard Pfeijffer (°1968). Cet écrivain néerlandais a beaucoup publié, dans divers genres, et a été souvent primé. Si son livre raconte une histoire d’amour pour une femme, vécue en grande partie à Venise, mêlée à une enquête sur Le Caravage, Grand Hotel Europa est aussi une réflexion sur le tourisme à notre époque, sur l’Europe, avec des pages pamphlétaires.

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    Place Saint-Marc, le 8 juin 2019 © Miguel Medina (Slate.fr)

    Le groom Abdul, « un jeune Noir maigre, vêtu de la nostalgique livrée rouge », est le premier personnage nommé dans cette histoire qui se déroule en alternance au Grand Hotel Europa où réside l’écrivain (ou le narrateur qui porte son nom) et à Venise, la ville où il a vécu avec Clio, historienne de l’art. M. Montebello, le majordome, heureux d’accueillir un nouvel hôte sensible au charme des décors anciens, lui confie son inquiétude quant aux changements que ne manquera pas d’y apporter le nouveau propriétaire chinois, pour attirer davantage de clients. L’écrivain trouve sa suite « parfaite, non parce que c’était une chambre d’hôtel parfaite, mais justement parce qu’elle ne l’était pas. »

    « Il n’est de plus belle ville que Venise pour retrouver un être cher qui vous attend. » Ilja s’est occupé de rendre leurs anciens logements à Gênes, Clio d’aménager leur nouvelle demeure. Dans le train, il a mémorisé l’itinéraire pour atteindre la calle nuova Sant’Agnese et en chemin, s’imprègne de l’atmosphère dorée de la ville. Sa bien-aimée l’attend dans une tenue élégante (robe, escarpins et boucles d’oreilles de marques citées par l’auteur, comme il le fera pour ses propres vêtements – placement de marque ?), prête à fêter son arrivée.

    Au Grand Hotel Europa, où l’écrivain rédige leur histoire (comme il avait promis de le faire quand elle serait finie), il rencontre d’autres résidents (un grand Grec, une poétesse française, un vieil érudit qui aime discuter de littérature, entre autres) et cherche en vain la chambre où l’ancienne propriétaire, une très vieille dame, vit entourée de livres et d’œuvres d’art ; elle n’a de contacts qu’avec le majordome.

    C’est à Gênes (où vit l’auteur) qu’Ilja a rencontré Clio. Elle travaillait, faute de mieux, pour une maison de vente aux enchères et déplorait que son pays soit devenu « une maison de repos pour vieux en phase de décomposition », « un beau jardin ensoleillé », « un pays sans avenir ». Ravie de rencontrer un poète, elle parlait beaucoup. Dès le premier soir chez lui, c’est elle qui a mené la danse et l’a surpris en sortant nue de la salle de bains, « statue de la Renaissance », « Daphné convoitée par Apollon », « Diane surprise au bain », telle une déesse grecque. Quand sa muse accepte un nouvel emploi plus intéressant à Venise, son amoureux décide de déménager pour y vivre avec elle.

    Clio est si élégante qu’Ilja se rhabille dans les meilleures boutiques tant il est fier, lui qui a quelques kilos à perdre, de s’afficher « avec une telle splendeur » à ses côtés. L’historienne connaît très bien l’art ancien. Devant ses opinions tranchées et son tempérament « volcanique », l’écrivain apprend à mesurer ses propos. Au Palazzo Bianco de Gênes, où ils étaient allés un jour admirer le célèbre Ecce homo du Caravage, Clio l’avait jugé « trop explicitement dans le style du Caravage pour être un Caravage ».

    Ainsi a commencé un jeu qu’ils vont pratiquer ensemble tout du long : rechercher sa dernière œuvre présumée, dont on a perdu la trace, grâce aux indices récoltés par Clio, spécialiste de Caravaggio. Quand Ilja a rendu visite à sa mère, une marquise, dans son palais génois plein d’œuvres d’art dont un authentique Caravage, Clio lui a expliqué avoir grandi « avec la tâche de perpétuer le passé ». Ses études l’y ont encore enlisée davantage. Elle déplore pourtant que « l’Europe se vautre dans la nostalgie ».

    Ilja Pfeijffer reprend les cinq critères par lesquels George Steiner a défini « l’idée d’Europe » : l’omniprésence de cafés, la nature domestiquée et accessible, la saturation par sa propre histoire, une civilisation née à Athènes et à Jérusalem, la conscience de son propre déclin. Leitmotiv de Grand Hotel Europa, l’identité européenne est parfaitement illustrée par l’Italie ou par Venise, vidée de ses habitants pour accueillir des vacanciers du monde entier. Pour l’auteur, l’Europe, c’est son passé, livré à l’exploitation commerciale.

    Ce récit « brillant », d’une érudition formidable, développe de nombreux thèmes : l’amour des villes anciennes et la critique très documentée du tourisme de masse et d’Airbnb ; la distinction, moins simple qu’il n’y paraît, entre le voyageur et le touriste, entre l’authentique et le faux ; la recherche de la distinction et le mépris des foules ; un dandysme qui frôle le cynisme et la mauvaise foi ; le sentiment amoureux et le rapport de force, avec des scènes de sexe crûment décrites ; l’égoïsme et l’empathie. Et bien sûr, la littérature, le rapport au temps, le charme des rencontres, la passion de l’art. Etonnant, inclassable, tout sauf politiquement correct.

  • Portrait de femme

    D’abord j’ai aimé le film de Jane Campion, Portrait de femme (1996, avec Nicole Kidman et John Malkovich), dont je ne manque jamais les rediffusions télévisées : une adaptation magnifique du chef-d’œuvre de Henry James, The Portrait of a Lady (1881). C’est en lisant le billet de Christian Wéry sur Mme Osmond (2017) de John Banville, qui a prolongé l’histoire d’Isabel Archer, que j’ai eu envie d’enfin lire Un portrait de femme cet été (dans la traduction de Philippe Neel).

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    Portrait of a Lady de Jane Campion : Nicole Kidman dans le rôle d'Isabel Archer (AlloCiné)

    « Il y a, dans la vie, et sous certaines conditions, peu de moments plus aimables que l’heure consacrée à la cérémonie connue sous le nom de goûter. Que l’on participe ou non au repas, dont certains s’abstiennent toujours, il y a telles circonstances qui rendent le moment exquis en soi. Et celles que j’envisage au début de ce modeste récit formaient un cadre admirable pour un passe-temps innocent. Les éléments du petit festin étaient disposés sur la pelouse d’une vieille maison de campagne anglaise, à l’heure que l’on pourrait appeler le cœur véritable d’un magnifique après-midi d’été. » (Incipit)

    A Gardencourt, un « vieux gentleman », Mr Touchett, « venu d’Amérique trente ans auparavant », prend le thé en compagnie de Ralph, son fils, l’air intelligent et maladif à la fois, et de Lord Warburton, trente-cinq ans, au « visage remarquablement beau, coloré, clair et franc » qui contraste avec celui des « deux canards boiteux ». La conversation va bon train.

    Au début des années 1870, Lord Warburton est encore célibataire, faute d’avoir rencontré une femme « intéressante » – « Trouvez-en une, épousez-la, et votre vie en deviendra bien plus intéressante » lui dit le vieillard, bien que son propre mariage n’ait pas été des plus heureux. Mais il lui déconseille de s’éprendre de la nièce de sa femme, une jeune Américaine que Mrs Touchett (elle a passé l’hiver à Albany) amène en Angleterre. Isabel Archer fait alors son apparition, sans sa tante montée tout droit à sa chambre, comme à son habitude, sans saluer sa famille.

    Arriveront ensuite Henrietta Stackpole, une amie d’Isabel ; Caspar Goodwood, un prétendant américain qu’Isabel a repoussé ; Mme Merle, une amie de Mrs Touchett qui deviendra bientôt celle de sa nièce. Quand le riche et charmant Lord Warburton, amoureux à son tour, demande Isabel en mariage, la jeune femme l’éconduit : elle n’est pas sûre du tout de vouloir se marier, elle tient à sa liberté et veut d’abord découvrir le monde. Sa tante va l’emmener à Londres puis lui faire visiter l’Europe.

    Ralph et son père sont tous les deux enchantés d’Isabel, belle et spirituelle, spontanée. Quand Mr Touchett, malade, lui parle de son héritage, Ralph, secrètement amoureux de sa cousine mais miné par la tuberculose, lui suggère de léguer la moitié de sa propre part à Isabel qui n’a pas de fortune, pour « donner un peu de vent à ses voiles » – sans mentionner à qui elle le doit. Son père y consent. Quand il meurt, la jeune femme accède à une aisance financière qui lui donne un statut enviable dans le monde.

    Six mois plus tard, au début du mois de mai, Mme Merle retrouve à Florence Gilbert Osmond, un grand ami, qui a une fille, Pansy. Lettré, cultivé, philosophe, il a un goût parfait en art mais ne possède pas grand-chose. Mme Merle veut lui faire rencontrer la jeune Américaine « très intelligente, très aimable, et pourvue d’une belle fortune ». Sans ambiguïté, elle déclare à Osmond : « Je sais seulement ce que je veux en tirer. »

    Ralph séjourne aussi en Italie, pour sa santé et pour Isabel. Curieux de voir ce que sa cousine va devenir, il est devenu son grand confident. Elle aime discuter de tout avec lui. Quand elle lui demande son avis sur Mr Osmond, sa réponse est sage : « Ne vous arrêtez jamais à ce qu’une personne vous dit d’une autre. Jugez les êtres et les choses par vous-même. » En revanche, il ne cache pas sa méfiance pour Mme Merle qui « ne connaît que les gens du meilleur ton ». Elle est « trop tout » d’après lui, mais Isabel prend sa défense.

    Nous n’en sommes pas encore à la moitié du roman, qui compte près de mille pages. Comme Ralph, tout en goûtant les charmes du tour en Italie, nous nous demandons comment Isabel va se comporter en présence de Mr Osmond, comment elle va réagir quand ses autres amoureux vont réapparaître sur son chemin. Comme lui, nous souffrirons de la voir user de sa liberté pour faire un choix malheureux, sans s’en rendre compte.

    « Tous les romans de James sont des allégories de la déception », écrit Mona Ozouf  dans « L’été avec Henry James » (La Cause des livres). Ce qui fascine, en lisant Un portrait de femme, c’est l’art avec lequel James dépeint les situations, dit les dessus et les dessous des conversations, en explorant la psychologie des personnages à travers leurs perceptions, leurs réactions. Du grand art.

  • Troublée

    Bruck Le pain perdu.jpg« En fille adoptive de l’Italie, qui m’a donné beaucoup plus que le pain quotidien, et je ne peux que lui en être reconnaissante, je suis aujourd’hui profondément troublée pour mon pays et pour l’Europe, où souffle un vent pollué par de nouveaux fascismes, racismes, nationalismes, antisémitismes, que je ressens doublement : des plantes vénéneuses qui n’ont jamais été éradiquées et où poussent de nouvelles branches, des feuilles que le peuple dupé mange, en écoutant les voix qui hurlent en son nom, affamé qu’il est d’identité forte, revendiquée à cor et à cri, italianité pure, blanche… Quelle tristesse, quel danger !
    Mon identité même s’est secouée ces derniers temps, et au lieu de jouir de mes titres
    honoris causa, de mes honneurs, de mon élection à l’Académie hongroise, j’ai perçu un sentiment nouveau. Un ressentiment ? Peut-être envers le monde qui, autrefois assassin, m’avait exclue de la communauté civile et avait voulu me supprimer.
    Et je me demandais : « Tout cela, est-ce destiné à l’écrivain, ou bien est-ce une sorte de rachat pour la survivante de la part de ceux qui ne me doivent rien ? » »

    Edith Bruck, Le pain perdu

  • Edith Bruck raconte

    27 janvier 1945 : libération du camp d’Auschwitz par l’Armée rouge en Pologne occupée (Wikipedia). Avant de lire le nom d’Edith Bruck sur de nombreux blogs fidèles au devoir de mémoire, je ne savais rien de cette écrivaine italienne d’origine hongroise, née Edith Steinschreiber en 1931. Le pain perdu (2021, traduit de l’italien par René de Ceccatty, 2022) est le récit autobiographique et le témoignage d’une survivante d’Auschwitz.

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    Edith Bruck en janvier 2020 (source)

    Petite fille aux pieds nus et aux tresses blondes, elle a grandi à la campagne, benjamine d’une famille nombreuse. Au lieu de « Ditke », son diminutif, ses frères et sœurs l’appelaient « Boulette ». Sa mère, fatiguée de ses « pourquoi ? », lui répondait souvent « Demande-le-Lui, à Lui » en lui criant dessus, exaspérée de la voir s’approcher des fous, des vieux. On s’en rappellera en lisant la « Lettre à Dieu » à la fin du récit.

    Ditke était « la première de la classe, malgré les lois raciales, que le village n’appliquait pas à la lettre. » Elles étaient trois élèves juives au dernier rang, deux filles de commerçants et elle, « fille de Stein Schreiber », « exclu de l’armée, en 1942 », qui conduisait les bêtes des autres au marché, « pour un gagne-pain de misère ».

    Sa grand-mère maternelle meurt quand Ditke a douze ans. Dans une poche raccommodée de son peignoir, sa mère trouve de l’argent, deux alliances en or et une chaînette avec l’étoile de David. Cela leur permet de construire une petite maison d’une seule grande pièce avec une cuisine. Au premier « Heil Hitler ! » lancé à sa sœur Judit, qui est pour sa petite sœur une seconde mère, leurs parents sont bien forcés de leur expliquer que pour les autres, ils ne sont pas hongrois mais juifs.

    A Noël, le tambour annonce que les Juifs ne pourront plus sortir de chez eux après six heures, « ni quitter le village, ni voyager ». Au treizième printemps d’Edith, ils fêtent la Pâque juive sans joie ni chants. Une brave voisine leur a offert de la farine, la mère a préparé de la pâte pour la fin de la fête quand deux gendarmes font céder la porte sous leurs coups et leur donne cinq minutes pour sortir – « le pain, le pain » répète sa mère, mais les voilà tous jetés dehors. En chariot puis en train, les familles juives sont emmenées dans le ghetto du chef-lieu local. Un oncle arrivera à leur y apporter de la nourriture pour l’anniversaire de Ditke, « fêté avec un gâteau, mais maman soupirait encore pour le pain perdu. »

    Fin mai, « des bandes de corbeaux noirs, armés, d’apparence humaine » les chassent de là pour les entasser dans des wagons à bestiaux. Seule consolation : ils sont tous ensemble. A quarante-huit ans, les parents « ont vieilli d’un coup ». Quatre jours plus tard, ils sont à Birkenau, aussitôt séparés. Ditke se retrouve seule avec sa sœur Judit.

    A Auschwitz, Ditke est « 11152 ». Quand elle s’inquiète de sa mère, une kapo polonaise lui montre la fumée : voilà ce qu’est devenue sa mère. Au camp, il leur faut s’habituer à la nourriture immangeable comme à la faim, aux poux, à la peur. « Chaque jour, à chaque heure, à chaque minute on mourait : l’une par sélection, une autre à l’appel, une autre de faim, une autre de maladie » ou foudroyée par le courant du fil barbelé.

    Après la Pologne, ce sera l’Allemagne : Dachau, où elles sont mises au travail. Judit et Ditke sont affectées à un petit commando de quinze femmes choisies pour travailler dans la cuisine d’un château pour les officiers de terre et leurs familles. Elles y volent parfois un supplément de nourriture. Puis on les déplace d’un endroit, d’un camp à l’autre. L’enfer sur terre.

    « Nous avons vécu dans l’agonie, au milieu des morts, dans le froid, la faim jusqu’au dernier appel du 15 avril, mais de l’aube à neuf heures, personne n’est venu nous compter. La kapo qui nous mettait en rangs à coups de bâton, parce que certaines d’entre nous ne pouvaient tenir debout, avait disparu. » Quand Judit se risque dehors, elle revient en criant que les Allemands sont partis. Des soldats arrivent pour les libérer et les emmènent à l’hôpital militaire de Bergen-Belsen. On y augmente très lentement leur nourriture. Le jour de ses quatorze ans, Ditke reçoit un sachet de sucre.

    « Ils nous ont rendu nos noms, inscrits sur des papiers, avec nos dates de naissance, nos origines, nos numéros de déportées, nos lieux de captivité : nous avions l’impression de renaître, libres et dispersées dans le monde des vivants. » Et le reste de leur famille ? Sans attendre leur tour de rapatriement, les deux sœurs se mettent en route dans la confusion générale. Elles ne se doutent pas des difficultés à venir.

    A Budapest où vit leur sœur Mirjam, elles la trouvent avec un petit garçon, « déjà veuve ». Son mari « est mort congelé en marche vers les camps, après des années de travaux forcés ». Puis elles retrouvent leur sœur Sara, enceinte, ensuite David, leur frère de vingt ans, qui leur apprend la mort de leur père au camp. Au village, quand elles y retournent, les voisins les regardent avec stupeur, se défendent d’avoir fait du mal ; leur maison a été vidée, dévastée.

    La deuxième partie de Pain perdu raconte leur « nouvelle vie ». Judit veut absolument rejoindre la Palestine – le rêve de leur mère – et ne comprend pas que sa sœur ne veuille pas l’y accompagner. Ditke n’a qu’un objectif en tête : écrire, tenir la promesse qu’elle a faite à des mourants de Bergen-Belsen de raconter ce qu’ils ont vécu. Elle sera un témoin de la Shoah comme son ami Primo Levi. « L’écriture d’Edith Bruck est à l’image de sa volonté et de sa force. Claire et directe, elle ne laisse aucune place aux atermoiements ou aux dérobades. » (Gabrielle Napoli)

    Survivre est une chose, vivre en est une autre. Trouver un travail, peu importe lequel, se marier et divorcer, plusieurs fois, voyager, et finalement se fixer en Italie pour commencer une carrière d’écrivaine. A 90 ans, sa vue baissant, sa mémoire aussi, Edith Bruck décide de « survoler, rétrospectivement » son existence dans Il pane perduto : « Et aujourd’hui, mon long chemin me semble à moi-même invraisemblable, un conte dans la « forêt obscure «  du XXe siècle, avec sa longue ombre sur le troisième millénaire. »