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Textes & prétextes - Page 281

  • Bouleversante Szabó

    J’ai rarement terminé de lire un roman avec le cœur si serré : La porte de Magda Szabó (Az Ajtó, 1987, traduit du hongrois par Chantal Philippe) a remporté le prix Femina en 2003, le New York Times l’a élu meilleur livre de l’année en 2015. Il aura fallu des années à cette grande dame des lettres hongroises pour être lue à l’étranger, elle en a connu la reconnaissance à la fin du XXe siècle, avant de décéder il y a dix ans.

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    Le récit s’ouvre sur un rêve, un cauchemar, un aveu : « c’est moi qui ai tué Emerence. Je voulais la sauver, non la détruire, mais cela n’y change rien. »

    La narratrice a engagé Emerence, une « vieille femme silencieuse » sous son foulard qu’elle ne quitte jamais, après avoir déménagé avec son mari dans un appartement bien plus grand que son studio où elle faisait le ménage elle-même. « Redevenue un écrivain à part entière », elle a besoin d’aide. Emerence, jamais mariée, sans enfants, aimée dans tout le quartier et aussi concierge, tout près de chez eux, lui a été recommandée par une ancienne camarade de classe : « elle espérait qu’elle nous accepterait, car si nous ne lui plaisions pas, ce n’est pas l’argent qui l’inciterait à travailler pour nous. »

    Guère aimable au premier entretien, la vieille femme a des exigences et des manières inattendues, des horaires irréguliers, mais elle compense par une « incroyable activité », travaille « comme un robot » et parfaitement. Le jour où, sans prévenir, son employeuse frappe à sa porte pour l’avertir d’un paquet à réceptionner en son absence, Emerence hurle qu’elle ne veut pas être dérangée après son travail et « qu’elle n’était pas payée pour ça ».

    N’aurait-elle pas toute sa tête ? Au fil des jours, la personnalité d’Emerence qui ne reçoit jamais personne chez elle effraie, inquiète l’écrivaine. Adélka, « la veuve du préparateur en pharmacie », lui raconte comment un locataire colombophile s’en était pris au premier chat d’Emerence, excellent chasseur, et l’avait pendu à sa poignée de porte, suscitant la réprobation de toute la maison, du quartier, et valant même à Emerence l’amitié de la police, en particulier du lieutenant-colonel qui va la voir de temps en temps, alors encore sous-lieutenant.

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    L'affiche du film de István Szabo,
    avec Helen Mirren et Martina Gedeck dans les rôles d'Emerence et de Magda

    Taciturne, intransigeante, la vieille femme est en réalité l’âme du quartier, où tout le monde l’admire : toujours au travail, au courant de toutes les nouvelles, portant un « plat de marraine » à qui a besoin de nourriture reconstituante, balayant la neige devant la plupart des immeubles, jamais couchée, littéralement – « elle se contentait de sommeiller sur un de ces minuscules canapés autrefois en vogue et appelés causeuses, (…) elle n’avait pas besoin de lit. »

    Restée distante pendant des années, Emerence manifeste sa préoccupation à leur égard quand « le maître » tombe malade et doit être opéré : aux petits soins pour l’écrivaine, pour la première fois, elle lui tient compagnie, se raconte. L’enfance paysanne, la mort des deux jumeaux laissés à sa garde, quand elle avait neuf ans, foudroyés sous un arbre, sa mère se jetant dans le puits, et puis la vie de domestique. Elle économise pour construire un tombeau, « très grand, plus beau que tout ce qu’on n’a jamais vu », où tous les siens reposeront avec elle.

    Sans que la vieille femme change de comportement, quelque chose s’est produit ; elle ne la considère plus comme une étrangère déconcertante, mais comme une amie. Pourtant ses absences, sa fierté, ses réactions inattendues les éloignent à nouveau. Jusqu’à l’arrivée d’un chien. Son mari guéri, l’écrivaine et lui tombent, une veille de Noël, sur un chiot enfoui dans la neige et le ramènent chez eux pour le sauver d’une mort certaine. Emerence s’en empare aussitôt pour le frictionner, le bercer, le maintenir en vie.

    « Mon mari le tolérait, le caressait parfois quand il se montrait particulièrement intelligent ou amusant, moi, je l’aimais. Emerence l’adorait. » Ils lui ont donné « un joli nom français », Emerence l’appelle Viola et leur connivence est totale : le chien comprend tout ce qu’elle dit, la réclame, la suit, même si elle le bat quand il fait une bêtise.

    Magda Szabó, une romancière préoccupée des « liens de dépendance entre les êtres » (Le Monde), raconte le destin d’une vieille femme aussi visible dans les mille services qu’elle rend à autrui que secrète dans sa vie privée. Entre l’écrivaine et elle, l’affection qui grandit n’a rien d’ordinaire et s’exprime de manière imprévue, souvent brutale même. Chacune est indispensable à l’autre, même si souvent elles ne se comprennent pas. Emerence, l’héroïne déroutante de ce magnifique roman, est très intelligente ; anti-intellectuelle, elle méprise ceux qui ne savent pas balayer eux-mêmes. La narratrice fait peu à peu son portrait et en même temps le sien, celui d’une femme passionnée avant tout par l’écriture et se débattant avec les contraintes matérielles de la vie.

    Si sa carrière littéraire lui vaut de plus en plus de reconnaissance publique, elle sait envers qui elle en est, jour après jour, redevable. Et quand Emerence, à son tour, aura besoin d’elle, elle ne se sentira pas à la hauteur, maladroite, ne comprenant que trop tard ce qu’elle aurait dû faire – ou pas – pour ne pas se sentir éternellement coupable.

  • Ordiphone

    Français Portable.png« La Commission d’enrichissement de la langue française qui fait autorité en France, recommande d’utiliser les expressions ordiphone ou terminal de poche ; l’Office québécois de la langue française, qui fait autorité de l’autre côté de l’océan, recommande pour sa part l’usage de l’expression téléphone intelligent, voire des termes téléphone-ordinateur ou téléphone-assistant personnel (...). Ces deux offices proposent de renoncer au mot smartphone, parce qu’il s’agit d’un anglicisme (il est en effet formé à partir des mots smart : « intelligent, malin » et phone : « téléphone »). »

    Mathieu Avanzi, Ce que les Suisses, les Belges et les Québécois ne disent pas comme les Français : le cas du téléphone, Français de nos régions, 25/4/2017

    Pourquoi ne pas dire « ordiphone »,
    comme nous avons appris à dire et à écrire « courriel » ?
    Qu’en pensez-vous ?

    Carte © Mathieu Avanzi, Français de nos régions

     

  • Un simple crayon

    Un crayon, juste un crayon – c’est ce que souhaitait Jean d’Ormesson sur son cercueil et j’ai trouvé cela émouvant, ce simple crayon déposé par le président français sur le drapeau couvrant son cercueil, dans la cour des Invalides. Au cours du bel hommage que lui a rendu La Grande Librairie la semaine dernière, on a rappelé que le doyen de l’Académie française écrivait tous ses livres à la main.

    Crayon sur le cercueil.jpg

    Un crayon, beau symbole de l’écriture et aussi de la lecture. J’ai l’habitude, en lisant, de souligner et d’annoter au crayon ou avec un porte-mine, d'où sa présence sur le logo de Textes & prétextes.

    L’UCL (Université catholique de Louvain) attire l’attention ces jours-ci sur une nouvelle sorte d’atlas : Mathieu Avanzi, chargé de recherche FNRS, a publié un Atlas du français de nos régions. Ce chercheur s’intéresse « à la variété de la langue française dans les régions francophones de Belgique, de Suisse et en France. »

    Tous les francophones savent qu’on n’emploie pas forcément les mêmes mots pour désigner les mêmes choses, ne fût-ce que « septante » (en Belgique) et « huitante » (en Suisse). Je me souviens des enquêtes que menait régulièrement André Goosse, au cours de lexicologie, sur l’emploi de termes différents d’une région à l’autre. Avant le voyage des rhétos à Paris, j’attirais leur attention là-dessus : les élèves trouveraient des « serviettes » et non des « essuies » dans la salle de bain de l’hôtel, elles auraient un temps libre à midi pour le « déjeuner » et non pour le « dîner », etc.

    Français d’origine, Mathieu Avanzi a emménagé en Suisse « pour effectuer une thèse sur l’intonation du français avant de rejoindre la Belgique pour poursuivre ses recherches dans la cadre d’un post-doctorat à l’UCL », il a eu l’occasion d’observer les différentes façons de parler. Son Atlas du français de nos régions propose les résultats de ses enquêtes dans ces trois pays sous la forme de cartes.

    Français Crayon.png
    Carte extraite de l'Atlas du français de nos régions :
    https://francaisdenosregions.com/2016/11/25/crayon-de-bois-ou-crayon-dea-papier/

    Non seulement le vocabulaire diffère, mais aussi l’intonation, l’accent : toutes ces pistes sont explorées sur le blog Français de nos régions. Allez-y faire un tour, vous verrez, il y a de quoi s’amuser si vous aimez cette sorte de jeu des différences – et vous aurez plus d’une occasion de hausser les sourcils : [suʀsil] ou suʀsi], comment dites-vous ?

  • Funèbre et doux

    Houellebecq La_Carte_et_le_Territoire.jpg« La nuit tombait lorsqu’ils s’engagèrent sur l’autoroute A10. Ferber régla le limiteur de vitesse à 130 km/heure, lui demanda si ça le dérangeait qu’il mette de la musique ; il répondit que non.

    Il n’y a peut-être aucune musique qui exprime, aussi bien que le derniers morceaux de musique de chambre composés par Franz Liszt, ce sentiment funèbre et doux du vieillard dont tous les amis sont déjà morts, dont la vie est essentiellement terminée, qui appartient en quelque sorte déjà au passé et qui sent à son tour la mort s’approcher, qui la voit comme une sœur, comme une amie, comme la promesse d’un retour à la maison natale. Au milieu de Prière aux anges gardiens, il se mit à repenser à sa jeunesse, à ses années d’étudiant. »

    Michel Houellebecq, La carte et le territoire

    (mise à jour 15/12/2017 pour le lien vers Fantaisie de Gérard de Nerval)

  • Jed et Houellebecq

    « Le monde est ennuyé de moy, / Et moy pareillement de luy » : ces vers de Charles d’Orléans cités en épigraphe donnent bien le ton du roman de Michel Houellebecq, prix Goncourt 2010 : La carte et le territoire. Centré sur la vie d’un artiste fictif, Jed Martin, le roman parle aussi d’un certain Michel Houellebecq, écrivain, une vision désenchantée du monde et de l’art contemporain pour toile de fond. 

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    Source : http://jedmartin.fr/cartes.html

    Aux prises avec une peinture représentant « Jeff Koons et Damien Hirst se partageant le marché de l’art » qu’il retouche depuis des semaines, Jed Martin a des problèmes de chauffage dans son atelier, « un grenier avec une verrière », comme un an plus tôt, en décembre, quand il peignait son père, « L’architecte Jean-Pierre Martin quittant la direction de son entreprise ». C’est l’occasion pour l’auteur de décriSre les vicissitudes du dépannage et du quotidien.

    Jed et son père, qui a entretemps quitté son pavillon pour une maison de retraite, ont pour habitude d’aller au restaurant ensemble à Noël. Au dessert, le fils annonce une exposition personnelle au printemps. Franz, son galeriste, a suggéré « un écrivain pour le catalogue », Houellebecq par exemple. Son père l’a lu : « C’est un bon auteur, il me semble. C’est agréable à lire, et il a une vision assez juste de la société. »

    Ensuite le récit remonte le temps : les dessins d’enfant de Jed, la baby-sitter, principale compagne de son enfance, son père étant trop occupé par son poste très lucratif de PDG d’une entreprise de construction. Sa mère s’est suicidée juste avant ses sept ans. Quand Jed a décidé de consacrer sa vie à l’art, pour cette « liberté de choix » que son père n’avait plus dans sa profession, il a pensé à son grand-père, qui photographiait des mariages, un artisan.

    La découverte de sa chambre photographique a provoqué chez Jed Martin l’abandon du dessin pour « la photographie systématique des objets manufacturés du monde ». Il vit encore dans l’appartement que son père l’a aidé à acheter dans le XIIIe, « pas loin des nouvelles galeries qui s’étaient montées autour du quartier de la Très Grande Bibliothèque ». A la mort de sa grand-mère, ils ont gardé sa maison, Jed s’y sentait bien : « un endroit où l’on pouvait vivre ».

    Au retour de l’enterrement, il se passionne pour les cartes Michelin et se met à les photographier avec du nouveau matériel, passant de l’argentique au numérique. Lors du vernissage d’une exposition collective, une jeune femme « fixait son tirage photo avec beaucoup d’attention » – « de très loin la plus belle femme de la soirée ». Quand il lui confie avoir fait plus de huit cents photos de cartes routières, Olga Sheremoyova lui propose un rendez-vous – elle travaille au service de la communication pour Michelin France.

    En même temps qu’il devient son amant, Jed entre pour de bon dans le milieu des vernissages, avant-premières et cocktails littéraires, apprend comment s’y comporter de manière appropriée. On le présente à Frédéric Beigbeder, autre écrivain parmi les personnages du roman, qui lui envie la conquête d’Olga. Jed Martin est « lancé ». Son exposition intitulée « La carte est plus intéressante que le territoire » remporte un grand succès. Mais l’entreprise a besoin d’Olga en Russie. Après l’avoir accompagnée à l’aéroport, Jed arrête de photographier des cartes et se tourne à nouveau vers la peinture.

    La carte et le territoire raconte une carrière d’artiste, une réussite financière dont Houellebecq l’auteur décrit les ingrédients et les arrangements commerciaux. Puis Houellebecq le personnage est « sauvagement assassiné » dans sa propriété à la campagne et on verra comment le nom de Jed Martin surgira au cours de la difficile enquête sur ce crime. L’art et la mort ont parfois partie liée.

    Le titre du roman renvoie bien sûr à la France, à ses villages qui se transforment, à l’exploitation de la « French touch » à des fins touristiques. La carte et le territoire dépeint la société française et, souvent livrées à la solitude, des personnes qui ne vivent que pour leur travail, chacune à leur manière. L’intrusion de personnalités connues, parfois ridiculisées, et de l’auteur même, produit un peu le même effet que les marques citées, certains modèles précis, à la limite du « placement de produits ». J’ai parfois pensé au roman de Perec, Les Choses, cité dans le roman par le personnage Houellebecq, selon qui Perec « accepte la société de consommation ».

    Que dire du style ? Il m’a paru prioritairement fonctionnel, recourant aux lettres capitales et aux italiques sans qu’on en perçoive forcément l’intention (si ce n’est pour souligner un lieu commun ou une façon de parler). Dans ses remerciements, l’auteur reconnaît des emprunts à Wikipedia, qui lui avaient été reprochés. Houellebecq évite la phrase musicale ou poétique, ce sont les choses, les faits qui importent, ce qui n’exclut pas des moments de réflexion.