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Textes & prétextes - Page 279

  • Alice Frey

    Une photo récente d’Adrienne m’a inspiré ce billet de nouvel an, par la grâce d’une artiste belge méconnue, dont une grande toile représentant des mariés sur la plage orne la salle des mariages de l’hôtel de ville d’Ostende, la salle Alice Frey. Née à Anvers en 1895, Alice Frey est décédée à Ostende en 1981. Quel étonnement de ne la trouver sur Wikipédia qu’en anglais et en gallois !

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    © Alice Frey, Baigneuses nues près de la fontaine

    Chaque fois que je me tiens devant une toile de cette enchanteresse – que j’associe en pensée à la plus fameuse des Alice –, j’entre en poésie : légèreté des couleurs, fantaisie, rêve. Le Dictionnaire des peintres belges la présente comme une « peintre et aquarelliste traitant dans une veine naïve des figures d’enfants, des nus et des scènes fantastiques » ; c’est assez réducteur, comme souvent dans les notices.

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    © Alice Frey, La modiste

    Couturière, Alice Frey enseigne d’abord la coupe et la couture à Anvers, et y suit des cours de peinture à l’académie, avant de vivre à Bruxelles de 1931 à 1968. Puis elle s’installe à Ostende, où elle fréquente Ensor, qui l’a influencée à ses débuts, avant de se tourner vers l’avant-garde. Elle fonde d’abord le groupe Lumière, avec son mari Georges Marlier, peintre et critique d’art, un groupe qu’elle quitte pour fonder Ça ira, avec le poète Paul Neuhuys dont elle a illustré certains recueils.

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    © Alice Frey, Les sirènes

    Son style reconnaissable, postimpressionniste (huile, aquarelle, pastel, dessin), est très personnel. Ses personnages viennent du cirque, du ciel – anges et diables, oiseaux – ou de la mer, comme ces sirènes. Elle peint des promeneuses, des danseuses, des dormeuses, des rêveuses« Un monde léger, varié et féerique ».

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    © Alice Frey, Parc de Bruxelles

    Dans ma galerie virtuelle, un Pierrot enlace une dame en rouge et une dame en bleu près d’une fontaine, non loin de deux baigneuses dénudées en compagnie d’un Arlequin et d’un autre homme (illustration 1). Ailleurs on danse le french cancan. Des Tziganes se promènent dans les champs, un bébé dans les bras.

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    © Alice Frey, Jeune fille et petit chien

    Au Parc de Bruxelles, un trio de fillettes n’a d’yeux que pour un élégant promeneur avec son chien. Plutôt que de naïveté, l’art d’Alice Frey est empreint de réalisme magique. Elle peint la vie, les gens. Avec eux, souvent, des chiens et parfois, un chat.  

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    Sous le petit coeur rouge de la signature d'Alice Frey,
    bonne et heureuse année 2018,
    riche en partages et en échanges !
    Qu’elle vous soit douce.

    Tania

  • Comme un arbre

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    « Mais chaque livre naît avec sa forme tout à fait particulière, un petit peu comme un arbre. Une expérience transplantée dans un livre emporte avec elle les mousses, les fleurs sauvages qui l’entourent dans cette espèce de boule de terre où ses racines sont prises. Chaque pensée qui fait naître un livre emporte avec soi toute une série de circonstances, tout un complexe d’émotions et d’idées qui ne sera jamais pareil dans un autre livre. »

    Marguerite Yourcenar, Les yeux ouverts

     

    Spilliaert, Arbre en hiver

  • Ouvrir les yeux

    Empruntés à la bibliothèque de ma mère (je vois encore le volume posé sur le côté de la cheminée du salon, dans la maison où j’ai grandi, avec ce beau regard sur la photo de couverture), Les yeux ouverts de Marguerite Yourcenar accompagnent parfaitement ce temps de Noël. Ces entretiens abordent tant de sujets, littéraires ou non, qu’ils nous rendent proche cette grande dame des lettres françaises qui cultivait l’art de vivre simplement et en harmonie sur l’île des Monts-Déserts, même si elle fut aussi une grande voyageuse.

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    Jan Van Kessel (1626-1679), L'arbre aux oiseaux © Musée des Beaux-Arts, Rennes

    Elle pour qui tous les êtres humains sont solitaires devant la naissance, devant la mort, devant la maladie, au travail – même entourés – ne considère pas « que l’écrivain soit plus seul qu’un autre. » Elle ajoute : « C’est à chacun de nous de faire le geste qui tend les bras, et en même temps de ne jamais contraindre les êtres. » Les morts, les départs de ceux qui nous sont chers font souffrir, mais cela vaut mieux « que de ne pas avoir connu la présence de ces personnes quand elles existaient. »

    Dans la séquence intitulée « Des écrivains et des sages », Yourcenar cite l’Autobiographie de Gandhi comme le livre qu’elle a le plus souvent relu, et Proust, « sept ou huit fois », entre autres grands noms qu’elle commente. Elle se rebiffe lorsqu’on la rapproche du XIXe siècle ou du classicisme. Elle place à l’avant-garde ceux qui, minoritaires en France à l’époque, luttent contre l’explosion démographique, la pollution, les atteintes à la biodiversité.

    Aussi ai-je envie de m’attarder avec vous sur les derniers chapitres où Matthieu Galey l’interroge sur ces thèmes qui la préoccupaient fort et continuent à nous préoccuper. « Un écrivain dans le siècle » s’ouvre sur le problème de l’écologie. Marguerite Yourcenar rappelle d’abord que Tchekhov, déjà, dénonçait la destruction de la forêt russe et que Franz Schrader, à la fin de son Atlas de géographie historique, en 1911, constatait les déséquilibres provoqués par l’exploitation effrénée des richesses naturelles dans un monde « grisé de ses puissances nouvelles et occupé à se détruire lui-même. »

    Yourcenar fait l’inventaire des désastres sur la terre, dans les mers et dans l’air, des espèces animales exterminées, des « fruits de l’incurie et de l’avidité ». Elle note aussi « quelques signes de changement » encourageants, effets de la protestation et de la contestation, de la persuasion qui amène, par exemple, de jeunes fermiers à renouer avec des pratiques traditionnelles moins néfastes. « Il faudra chauffer moins, diminuer la hauteur des plafonds, la taille des pièces, revenir aux petites maisons modestes d’autrefois. »

    « Les Anciens se trompaient comme nous. Ils condamnaient néanmoins ce qu’ils appelaient « la démesure ». Les Indiens d’Amérique la redoutaient aussi, semblables en cela à la plupart des primitifs. » Retraçant l’évolution du monde, elle dénonce « la croissance démesurée des villes », « une culture trop intensive », « l’abus de l’eau » et aussi la surpopulation : « Il n’y a pas seulement pour l’humanité la menace de disparaître sur une planète morte, il faut aussi que chaque homme, pour vivre humainement, ait l’air nécessaire, une surface viable, une éducation, un certain sens de son utilité. »

    Quand Galey remarque que l’action individuelle paraît dérisoire, elle répond : « Tout part de l’homme. C’est toujours un homme seul qui fait tout, qui commence tout : Dunant et Florence Nightingale pour la fondation de la Croix-Rouge, Rachel Carson pour la lutte contre les pesticides, Margaret Sangers pour le planning familial. » La place des écrivains ? « Les écrivains véritables sont nécessaires : ils expriment ce que d’autres ressentent sans pouvoir lui donner forme et c’est pourquoi toutes les tyrannies les bâillonnent. » Ils nous aident à ouvrir les yeux.

    Yourcenar n’avait pas de télévision et lisait peu les journaux, « trop souvent un miroir faussé », préférant les rapports et les comptes rendus qui éclairent le dessous des cartes. Elle faisait partie d’une association de ménagères, Homemakers Associations, militant contre la fraude alimentaire. Végétarienne « à quatre-vingt-quinze pour cent » (du poisson deux fois par semaine), elle ressentait un « profond sentiment d’attachement et de respect pour l’animal ». Elle avait refusé de manger de la viande dès la petite enfance, changé d’avis vers quinze ans, avant de se raviser à la quarantaine.

    Elle s’est engagée contre le massacre des phoques nouveau-nés, des animaux tués pour leur fourrure, leurs plumes ou leurs défenses, contre la chasse : « J’appartiens à l’une des sociétés qui achètent des terres pour créer des réserves d’air et d’eau impolluées et de vie tant végétale qu’animale. » – « Il ne sera jamais trop tard pour tenter de bien faire, tant qu’il y aura sur terre un arbre, une bête ou un homme. » J’ai repensé à ces paroles en suivant, dans la superbe série « Histoires d’arbres » diffusée sur Arte, le combat de Julia Butterfly qui a vécu 738 jours dans un sequoia géant de 1500 ans pour préserver cette partie de la forêt californienne de la surexploitation forestière (visible sur le site d’Arte jusqu’au 6 janvier 2018).

    Dans « La sympathie par l’intelligence », Marguerite Yourcenar explicite son intérêt pour les animaux, « cet aspect bouleversant de l’animal qui ne possède rien, sauf sa vie, que si souvent nous lui prenons ». La souffrance des animaux la touche, comme la souffrance des enfants : « j’y vois l’horreur toute particulière d’engager dans nos erreurs, dans nos folies, des êtres qui en sont totalement innocents ». Elle refuse qu’on considère cela comme de l’anthropomorphisme, la bonté devant s’exercer envers tout ce qui vit.

    Cela rejoint ce qu’elle écrivait dans sa préface de La petite sirène, une pièce inspirée d’Andersen (elle considère les préfaces de ses pièces comme « la part la plus autobiographique de son œuvre », il faudra lire son théâtre un jour) : cette préface « a représenté le partage des eaux entre [sa] vie d’avant 1940, centrée surtout sur l’humain, et celle d’après, où l’être humain est senti comme un objet qui bouge sur l’arrière-plan du tout. »

    Education de l’enfant, amitié, voyage, écriture, traduction, solitude, mort, Les yeux ouverts sont riches de son expérience personnelle et de sa quête de la sagesse. Elle se reconnaît inspirée par le bouddhisme mais pas seulement : « J’ai plusieurs religions, comme j’ai plusieurs patries, si bien qu’en un sens je n’appartiens peut-être à aucune. »

    Dans une page émouvante, que je vous copierai peut-être un jour, Marguerite Yourcenar énumère en vrac ce qu’elle aimerait revoir s’il est vrai, comme le lui a raconté un ami sauvé de la noyade, qu’on revoit avant de mourir toute sa vie, « de façon fulgurante ». « Tout vient de plus loin et va plus loin que nous. Autrement dit, tout nous dépasse, et on se sent humble et émerveillé d’avoir été ainsi traversé et dépassé. »

  • Du hasard

    En poursuivant la lecture des entretiens de Marguerite Yourcenar avec Matthieu Galey, Les yeux ouverts, je suis frappée par un petit détail d’édition judicieux (Le Centurion, 1980) : si le haut de la page de gauche reprend le titre du chapitre, chaque page de droite présente en guise de titre ou de repère un extrait du texte de la page même.

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    Marguerite Yourcenar (1903-1987)
    photo De Grendel Bernhard en 1982 à Bailleul

    Ainsi page 57, « J’aurais vécu parmi d’autres êtres » : Yourcenar insiste sur le rôle du hasard dans une vie. Elle aurait pu, dans sa jeunesse, répondre à l’invitation de Rabindranath Tagore qu’elle admirait et à qui elle avait envoyé ses poèmes Jardin des chimères et Icare. « Et Tagore m’a écrit une belle lettre amicale qui me proposait de venir à son université de Santiniketan, aux Indes. Mais à cette époque-là, quand on avait dix-sept ans, on ne quittait pas sa famille pour les Indes. Ce n’était pas encore le temps des autobus de hippies roulant vers le Népal. Seulement je suis très sensible au fait que chaque action, même la plus petite, ouvre et ferme une porte, si bien que je l’ai parfois regretté. Il se serait passé autre chose ; j’aurais vécu parmi d’autres êtres. Serais-je ou ne serais-je pas arrivée au même point ? C’est à voir… »

    Des entretiens sont souvent propices à des remarques inattendues. Par exemple, à propos des différentes façons d’aimer, Marguerite Yourcenar se refère à « un personnage de Flaubert très dédaigné, et à sa façon très émouvant : Monsieur Bovary. » Un peu plus loin, elle relate un échange de lettres avec Mme Servan-Schreiber : F Magazine avait republié une de ses Nouvelles orientales, « Le dernier amour du prince Genghi », ce qui l’avait étonnée (trouvant son héroïne peu féministe). Interrogée sur ses rêves, Yourcenar confie qu’ils sont rarement angoissés : « Ce sont surtout des paysages d’une beauté extraordinaire » qu’elle rêve dans des couleurs « extrêmement intenses ».

    Elle a toujours aimé les îles – l’Eubée, Egine, Capri – avant de s’installer sur une île du Maine, l’île des Monts-Déserts. Là encore, le hasard a joué. En 1942, à New York, elle attendait « le moment de repartir pour l’Europe » quand un ami américain les a invitées, Grace Frick et elle, à passer quelques semaines d’été sur cette île qu’elle ne connaissait pas. Ce qui l’a séduite ? La nature très belle. « Et puis la vie. On la voit ici à son plus dépouillé, sous la forme la plus dénuée de littérature. » Un pays « très vieux, dans ses opinions et dans ses coutumes », parfois hostile aux « gens de l’été » mais qui a fini par l’adopter.

    Dans la création littéraire aussi, le hasard joue son rôle. Pour L’œuvre au noir, elle n’avait au début « aucun schéma précis ». « En général, je ne sais que très peu de chose, quand je commence un livre. J’ai tout le temps vérifié ce qui était possible, ce qui était impossible à Zénon, ce qu’on pouvait dire, et ce qu’on ne pouvait pas dire. Mais quant à la manière dont le hasard prendra forme, pour cela il fallait laisser le hasard jouer, et le hasard est considérable, s’il s’agit d’une assez longue vie. »

    « Je l’ai dit, et je l’ai redit dans Archives du Nord, je vous l’ai répété : les gens n’aiment pas découvrir combien leur vie dépend du hasard ; cela les embarrasse. Ils aiment avoir une vie plus ou moins contrôlée par eux, ou sinon par eux, par leurs passions, par leurs amours, même par leurs erreurs. Ils trouvent cela plus beau et plus intéressant. Mais que cela ait dépendu simplement de l’autobus qu’on a pris… »

  • Dîner de Noël

    « Quand on accueille beaucoup les êtres, on n’est jamais ce qui s’appelle seul. La classe (mot détestable, que je voudrais voir disparaître comme le mot caste) ne compte pas ; la culture, au fond, très peu : ce qui n’est certes pas dit pour rabaisser la culture. Je ne nie pas non plus le phénomène qu’on appelle « la classe », mais les êtres sans cesse le transcendent.

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    Non que l’indifférence, la méfiance, l’hostilité n’existent pas ici, ou alors cette île [l’île des Monts-Déserts] serait véritablement le « Paradis du cœur », ce à quoi elle ne peut prétendre. Mais ces états de choses se rencontrent certainement un peu moins qu’à New York ou à Paris. Je n’en donnerai qu’un exemple : durant les dernières années de sa vie, l’amie que je viens de perdre [Grace Frick] « sortait » relativement peu, mais il était convenu qu’elle assisterait avec moi au dîner de Noël chez des amis résidents de l’île, couple fort à l’aise (je suis obligée de donner ce détail pour qu’on comprenne mieux ce qui va suivre), sans d’ailleurs être richissime, possédant au bord de la mer de beaux bois où s’abritent les oiseaux et les bêtes sauvages qu’ils nourrissent par temps de gel et de neige. Pour les situer complètement, j’ajoute qu’ils sont irlandais et catholiques. Il y a deux ans (ce devait être, pour l’amie disparue depuis, son dernier Noël) il était arrangé que nous dînerions ensemble tous les quatre, sans autres invités, pour ne pas fatiguer la malade. Le matin de Noël, j’ai entendu au téléphone la voix de Mrs. G. : « J’ai rencontré ce matin au village l’éboueur. Comme chacun sait, sa femme vient ces jours-ci de l’abandonner, avec leur fils de quatorze ans. Je les ai invités tous les deux : j’espère que vous m’approuvez et qu’ils ne fatigueront pas G. » Bien entendu, nous approuvions, et nous avons eu ce soir-là un beau repas de Noël au coin du feu entre six personnes qui se sentaient amies. Je suis même presque embarrassée de souligner la chose, qui devrait aller de soi. »

    Marguerite Yourcenar, Les yeux ouverts

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    Joyeux Noël
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    « Paix aux hommes de bonne volonté »

    Tania