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Textes & prétextes - Page 277

  • Jeu du cerisier

    szabó,magda,rue katalin,roman,littérature hongroise,budapest,xxe siècle,culture« – Il faut faire quelque chose qu’elle connaît, dit le garçon. Elle est encore petite et pas très futée.
    – Le cerisier ? demanda la blonde.
    – Cet idiot de cerisier !
    Elle ne connaissait pas ce jeu, ils le lui apprirent et elle le trouva merveilleux. Elle retint tout de suite la chanson, et bien que sa voix fût très faible, elle chantait juste. La blonde chantait fort, pleine d’entrain, la brune se taisait, le garçon aussi. Ils tournoyaient, tournoyaient, aussi longtemps qu’ils le pouvaient ; lorsqu’elle se retrouvait au centre, elle choisissait toujours Bálint et lui toujours la brune. Soudain, ils s’aperçurent qu’ils n’étaient plus seuls. Comme à l’Opéra, lorsque tous les acteurs se retrouvent sur scène lors du final, ils étaient tous là, à l’entrée du jardin : l’homme en uniforme, la femme rousse et soignée, son père, la femme négligée, l’homme aux lunettes à moitié chauve et sa mère. Mme Held s’avança vers eux mais s’arrêta soudain, se pencha sur un rosier et, humant le parfum d’une fleur, dit d’un air ravi :
    – Nous vivrons ici jusqu’à notre mort !
    Ce fut la seule phrase qui, de toute cette journée, resta gravée dans la mémoire d’Henriette. Et pourtant elle n’avait aucun sens pour elle qui ignorait ce qu’était la vie, ce qu’était la mort. »

    Magda Szabó, Rue Katalin

  • Budapest 1934-1968

    Rue Katalin (1969, traduit du hongrois par Chantal Philippe) est un roman antérieur à La Porte, le roman de Magda Szabo à travers lequel j’ai fait connaissance l’an dernier avec cette grande romancière (1917-2017). Dans ce roman-ci déjà, les liens entre les personnages sont très forts, une liste préliminaire les présente comme au début d’une pièce de théâtre : les Biró, les Elekes, les Held et enfin Paul, le seul à ne pas avoir connu la rue Katalin où tous les autres habitaient, partageant un passé qui s’est « désagrégé ».

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    Ils n’habitent plus là, mais dans un immeuble récent au bord du Danube où ils partagent un appartement auquel aucun d’eux ne s’habitue, même s’ils ont gardé une partie de leur mobilier. Des pièces trop petites, pas de jardin. Seule Kinga, la fille d’Irén et Paul, y vit « dans la gaîté et l’insouciance ». Henriette qui est morte – on découvrira plus tard quand et comment – les rejoint, invisible, « car elle savait que sans les morts, leur quête était vaine, ils ne retrouveraient jamais la rue Katalin. »

    Blanka, la sœur d’Irén, a trouvé refuge sur une île où elle dort mal à cause de la canicule. Son mari et sa belle-mère sont indulgents devant sa nervosité et savent qu’elle se sent mieux quand elle se repose au jardin – « la maison était entourée de palmiers, de lauriers, de myrte et de vieux oléandres ». A elle aussi, Henriette rend visite.

    Enfin, Henrielle « retournait souvent chez elle et beaucoup l’enviaient. Il n’était pas donné à tous de s’en retourner (…) ». Son ancienne maison et la rue Katalin « entre l’église et le puits turc », elle a dû les rebâtir telles qu’elles étaient avant la guerre, avant qu’on réunisse les maisons et les jardins de ces trois familles en un seul foyer social – leur jardin de roses a fait place à une simple pelouse aux rares massifs de fleurs.

    Après les « Lieux » viennent six « Moments et épisodes » de leur vie à tous, sur une trentaine d’années. En 1934, Henriette Held avait six ans quand ils s’étaient installés à Budapest : son père avait acheté la maison à côté de celle d’un vieil ami, le commandant Biró, et de celle de ses voisins, la famille du directeur d’école Elekes. Ses deux filles, Irén et Blanka Elekes, la brune et la blonde, avaient été présentées à Henriette comme ses « amies », puis elles s’étaient retrouvées à jouer au jardin avec Bálint, le fils du commandant, l’aîné des enfants, qui avait tout de suite pris son parti et était devenu son protecteur.

    Parfois, ce n’est pas Henriette mais Irén qui raconte, l’aînée des soeurs Elekes, la disciplinée, la bien élevée, alors que Blanka désobéit et pique des colères. Leurs parents, si dissemblables qu’enfant, elle leur avait demandé un jour pourquoi ils s’étaient mariés, s’aimaient – « l’amour fou qui précipite deux êtres l’un vers l’autre, qui assemble les couples les plus improbables ». Irén était aussi appliquée et précise que son père, elle marchait sur ses traces. Amoureuse de Bálint, elle l’épouserait, il deviendrait un grand médecin, pensait-elle depuis toujours.

    1944, 1952, 1956, 1961, 1968. « Avec le temps, va, tout s’en va » – les mots de Léo Ferré s’accordent bien à ce roman qui refuse la nostalgie tout en s’attachant à faire comprendre combien ces gens-là ont été heureux ensemble, avant la guerre, et à quel point celle-ci a troublé le cours de leur vie à tous. Irén était jalouse de l’attention de Bálint pour la fragile Henriette, et c’est Blanka qui, sans le vouloir, va déclencher les foudres du destin.

    « Publié en 1969, pétri de tristesse et de nostalgie, Rue Katalin traverse plus de trente ans de l’histoire hongroise, entre 1934 et 1968, avec un chapitre où est évoquée l'insurrection de 1956. « Perdre la jeunesse est effrayant, non par ce qu’on y perd mais par ce que cela nous apporte : la conscience que tout se décompose », écrit Magda Szabó. » (André Clavel dans L’Express)

    Rue Katalin, à travers les événements vécus par ces trois familles si proches, évoque la vie à Budapest et les transformations sociales au temps du communisme. Magda Szabó, en faisant cohabiter les vivants et les morts, montre de façon souvent touchante, avec des détails précis, comment le souvenir de ceux que nous aimions est une forme de résistance au temps qui passe, une façon de se retrouver dans une autre dimension de la vie.

  • Donner

    Brisac points.jpg« Ce sont les deux heures les plus importantes de ma vie, dit Jenny.
    Deux heures, un temps arrêté durant lequel ma mère me dit tout ce qu’elle pense devoir me transmettre, tout ce que je dois savoir, tout ce qu’elle sait de la vie, des hommes, de l’amour, des enfants, du sexe.
    Jamais elle ne m’a autant parlé. Nous sommes au milieu de cette petite foule de femmes, d’hommes et d’enfants serrés les uns contre les autres, il est évidemment impossible de s’isoler, mais c’est comme si nous étions seules au monde.
    Pendant tout ce temps, mon père lui tient la main.
    Ils nous donnent leurs alliances, ma mère me donne sa montre. Ils nous donnent le peu d’argent qu’ils ont.
    Tout ce qu’ils avaient, ils l’ont apporté ici pour nous le donner. »

    Geneviève Brisac, Vie de ma voisine

  • Vie d'une voisine

    Dans Vie de ma voisine, Geneviève Brisac fait place au récit d’une femme qui l’a abordée dans l’immeuble où en deuil, fuyant le passé, elle vient d’emménager. Cette voisine voudrait lui parler de Charlotte Delbo : « Je vous ai entendue l’évoquer à l’occasion de son centenaire, et je la connaissais. »

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    Quelques jours plus tard, Geneviève Brisac monte chez sa voisine, elles discutent de Charlotte Delbo, « de sa passion de vivre, de son exigence, de son engagement politique aussi ». Jenny, née en 1925, ne veut pas y ajouter l’histoire de sa propre vie ni « écrire le énième Tartempionne à Auschwitz », plus tard peut-être ; c’est de Charlotte Delbo, leur amie commune, qu’elles parlent.

    Puis Jenny dépose une lettre dans sa boîte, où elle a copié ces mots de Scholastique Mukasonga : « Qu’on ne vienne pas me parler de deuil si ce mot signifie que les tiens s’éloignent. Au contraire, ils sont à tes côtés, pour te donner le courage de vivre et de triompher des épreuves. Ils sont à tes côtés, tu peux compter sur eux. » – « Ces phrases me coupent le souffle, à moi aussi. »

    Quand elles se revoient, elles boivent du thé noir. Jenny lui montre une photo de Rivka et Nuchim Plocki, ses parents morts en août 1942, tous deux « polonais, juifs et athées ». Rivka avait quitté son village en 1918 ; dans la deuxième république de Pologne, elle avait adhéré au Bund, une « organisation marxiste juive révolutionnaire et mythique » des travailleurs juifs de Lituanie, Pologne et Russie. Cette militante qui se revendique de Rosa Luxemburg aspirait à « vivre vraiment et vivre libre ».

    En 1924, elle a rejoint Nuchim Plocki à Joinville – le professeur de russe et de polonais, polyglotte, ne trouvait pas de travail en Pologne et ne s’était pas senti bien en Palestine. Leur fille est née l’année suivante, Jenny a reçu la nationalité française. Les parents travaillaient à l’usine de chocolat Menier, puis ils ont ouvert un petit commerce de chaussettes et de bas de laine. En 1928 est né le petit frère, Maurice.

    Les deux femmes retournent sur les lieux où ils ont vécu. D’abord inquiète, Jenny voit affluer des souvenirs : les mouchoirs en tissu rebrodés, les odeurs d’antan, les confitures et les gâteaux de sa mère, experte en rangement. « Tout, dans le minuscule logement, est rangé avec une précision de matelot. » Jenny aussi sait ranger, c’était obligé quand on vivait à quatre dans vingt mètres carrés. « Cela donne à son appartement d’aujourd’hui la clarté d’une pensée. »

    Jour après jour, la voisine raconte sa famille, l’enthousiasme de l’engagement politique, la déception d’une visite à sa grand-mère en Pologne. En France, à l’école élémentaire, elle s’est fait une « copine » pour la vie, Monique, une fille intelligente, qu’elle retrouve à la rentrée de 1939 à l’Ecole Primaire Supérieure. Jenny lit beaucoup, fait la lecture à voix haute à son père. A présent, sa bibliothèque compte des milliers de livres – « Si mon père avait pu voir ça, il aurait été heureux. Elle rayonne devant les livres parfaitement rangés. Et moi j’ai honte de ma bibliothèque trouée, des abandons successifs que j’ai faits des livres de ma bibliothèque au fil du temps, à chaque déménagement. »

    Eté 1936 : congés payés, colonie de vacances à l’île de Ré, éducation populaire, gymnastique pour tous, y compris les filles ! En 1939, conscient du péril nazi, son père voudrait aller en Angleterre, mais sa mère ne parle pas anglais et ne veut pas encore recommencer sa vie. Jenny est de son côté, elle aime vivre en France. La guerre est déclarée, et bientôt les premières mesures antijuives ; une des tantes Plocki veut absolument « se faire ficher », alors ils se déclarent tous, « la décision la plus catastrophique » de leur vie.

    En quelque cent cinquante pages, dans le dialogue entre la narratrice et sa voisine, sont racontées les difficultés de l’exil, l’éveil intellectuel, puis la tragédie de la guerre – bien qu’un temps, Jenny aille beaucoup au théâtre ou à l’opéra –, du port de l’étoile jaune aux rafles. Grâce à la loi « qui stipule tout simplement que tout enfant né en France est français » et à la lucidité de leurs parents qui décident de ne pas garder leurs enfants avec eux quand ils ont été arrêtés, ce qui choque certains, Jenny et son frère vont survivre.

    De ses archives, elle tire une carte-lettre où son père leur a écrit : « On part demain, ne nous envoyez plus rien. Nous sommes en bonne santé pour partir travailler ». Un mois plus tard leur est parvenu un bout de papier ramassé par un cheminot, un message en yiddish que Jenny n’a fait traduire que presque quarante ans plus tard et qui se termine sur ces mots : « Vivez et espérez. »

    Après la Libération, des rencontres, le travail d’enseignante, le combat politique, les manifestations. Au milieu des années cinquante, à un dîner, Jenny rencontre Charlotte Delbo, elles deviennent amies. Pour échapper à la tristesse – les absents leur manquent –, Jenny et Geneviève parlent de Mai 68. « Certains disent que Mai 68 vit le triomphe du cynisme. Pas nous, qui continuons à croire à la force de l’intelligence, aux idées, et aux gens. »

    Vie de ma voisine, à petites touches, sans pathos, est le récit d’une rencontre entre deux femmes. Les petits détails d’hier ou d’aujourd’hui y ont un sens. Les mots, les livres, les poèmes y ont de l’importance. La vie d’une voisine est un témoignage. Laisser le passé nourrir et éclairer le présent, en parler, se souvenir, c’est continuer à aimer la vie en regardant le monde en face.

  • Inquisition

    roth,philip,exit le fantôme,roman,littérature anglaise,etats-unis,vieillesse,désir,culture« C’est incroyable, quand on y pense, que tout ce qu’on a pu réussir, accomplir dans la vie, quelle qu’en soit la valeur, s’achève par le châtiment d’une inquisition menée par votre biographe. De l’homme qui maîtrisait les mots, de l’homme qui a passé sa vie à raconter des histoires, on retiendra, après sa mort – si on se souvient encore de lui –, une histoire sur son compte qui exposera sa vilenie cachée et la décrira avec une franchise, une clarté, une assurance sans faille, une attention consciencieuse aux exigences les plus subtiles de la morale, et une indéniable délectation.

    Voilà, j’étais le suivant. Pourquoi m’avait-il fallu attendre jusqu’à maintenant pour me rendre à l’évidence ? Sauf si je le savais depuis le début. »

    Philip Roth, Exit le fantôme