Une réunion, une date clé : pour raconter la colonisation africaine dans Congo (2012), Eric Vuillard a choisi la conférence de Berlin en 1884 (il retournera à Berlin en 1933, dans L’ordre du jour). Une initiative de Bismarck, « le chancelier d’un empire tout à fait débutant en la matière », pour partager l’Afrique entre Etats européens.
La conférence de Berlin (https://www.herodote.net/_images/berlin-1885.jpg)
Après un préambule lyrique, l’auteur commence son premier chapitre par cette phrase qui donne le ton et le point de vue du récit : « Les Français s’emmerdaient, les Anglais s’emmerdaient, les Belges, les Allemands, les Portugais et bien d’autres gouvernements d’Europe s’emmerdaient ferme, et puisque le divertissement, à ce qu’on dit, est une nécessité humaine et qu’on avait développé une addiction de plus en plus féroce à ce besoin de se divertir, on organisa, pour le divertissement de toute l’Europe, la plus grande chasse au trésor de tous les temps. »
Remonter le temps, rappeler les progrès techniques, puis camper le décor : le palais Radziwill rénové, la table au milieu du grand salon, le 15 novembre 1884 à Berlin – une armée de domestiques en coulisses. Tout y était « raffiné, fantaisiste », il n’en reste rien : « La légèreté a été pulvérisée par les bombes ». Un des protagonistes entre en scène : Alphonse Chodron de Courcel, « un peu châtelain, un peu poète ou jardinier, un peu homme d’affaires, président du conseil d’administration de telle ou telle compagnie, prince de la chaussure, négus du charbon, énorme grenouille. » Mandaté à Berlin parce qu’il était « tout entier diplomate ».
Sir Edward Malet, l’Anglais, mêle le bien-être des indigènes aux avantages du libre-échange, « favorable à la liberté du commerce dans le bassin du Congo » – « C’est que là-bas, au Congo, l’Angleterre n’a rien, pas un pet de terre, il lui serait donc avantageux de pouvoir y commercer librement ; on est rarement protectionniste chez les autres. » Vuillard raconte une autre histoire du commerce, plus concrète, avec des cargaisons d’hommes captifs, des règles pour les négriers, l’expansion des compagnies maritimes.
« Un jour, dans très longtemps, on fera sans doute le feuilleton – aujourd’hui encore approximatif et médiocre –, oui, on fera un jour le portrait des conseils d’administration et des gros actionnaires de notre époque, lorsqu’on disposera de tous les renseignements inutiles ; et on y trouvera à coup sûr nos Courcel et nos Malet ; mais il y aura mieux, il y aura parfois, comme les langues des caméléons se prolongent, ces familles tout étirées dans le temps. Ainsi, on sait bien, déjà, que la femme d’un de nos vieux cornacs, je veux parler d’un de nos présidents de la République, est une vraie Chodron de Courcel ; mais l’on sait moins que Georges Chodron de Courcel, notre contemporain et son parent, sans doute un brave monsieur, (…) ». Et d’énumérer ses fonctions au sein de nombreux conseils en France, Belgique, Suisse…
Bientôt « la conférence ne tourne plus qu’autour de ça, le Congo. L’affaire du roi des Belges. » Des hommes en costumes marchandent, échangent, impatients d’entendre Henry Morton Stanley « définir le bassin du Congo » – « savoir où ça s’arrête, le paradis ». C’est l’homme du roi des Belges, Léopold II, qui l’y a envoyé « creuser à travers la brousse », ce monarque constitutionnel qui « voulait le Congo pour lui tout seul ». La conférence dura des mois, conclue par « un acte de notaire » le 26 février 1885.
Comment cela se passe concrètement, sur le terrain, c’est ce qui est raconté dans la suite de Congo, un rapport accablant. D’autres noms apparaissent, des serviteurs zélés de Léopold II, « pharaon du caoutchouc ». Des patronymes belges connus portent une part de responsabilité, alors et même jusqu’à aujourd’hui. Vuillard traque le mal dans l’histoire – « Le mal, c’est ce qui dévore » : « Voilà les vrais paludes, le masque : la conférence de Berlin et la richesse des nations. »
La lecture de Congo, une centaine de pages chez Vuillard, en complément des 720 pages de Congo, une histoire, l’essai de référence signé David Van Reybrouck (2010), est certainement utile avant d’aller découvrir les salles rénovées de l’Africa Museum, ex-Musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren, qui devrait rouvrir ses portes en décembre prochain.
Commentaires
Traquer le mal dans une colonisation qui, nous le savons tous, a été extrêmement cruelle et dévastatrice. Nécessaire sûrement ce livre qui semble mettre les points sur les i.
As-tu été épouvantée de lire tout cela? Je pense que je le serais...
J'ai apprécié "l'ordre des jours" et je continuerais volontiers avec Eric Vuillard. Il a l'art d'aller fouiller là où ça fait mal, mais tout est limpide avec lui, on comprend mieux.
J'ai beaucoup de mal avec la colonisation, celle-ci et les autres. Et je pense aux "colons", pions sur un échiquier politique, les premiers à casquer, les premiers à bien ou mal faire selon leur coeur et leur malléabilité d'opinions. Ils sont autant victimes que "ceux que leur grande nation prend sous son aile...". Je me souviens des "colons" qui sont revenus après l'indépendance,, la haine des Belges qui n'étaient pas partis, on les prenait pour des nababs, on les haîssait d'avoir osé et quitté... et de revenir sans rien. J'ai trop de mal avec cette histoire-là....
Je n'ai pas lu le dernier Vuillard, celui ci m'attend. J'avais été conquise par son roman " Tristesse de la terre ", une autre forme de colonisation, la réécriture de l'histoire américaine et la société de spectacle avec Buffalo Bill.
J'aime vuillard, donc je dois lire celui ci!
J'aime vuillard, donc je dois lire celui ci!
aucune nation - et c'est un grand malheur - ne s'est bien conduite au cours des siècles, je lisais justement ce matin une analyse accablante de faits beaucoup plus récents, y compris la torture, les massacres, les disparitions, pendant la "guerre" d'Algérie.
@ Colo : Epouvantables expéditions punitives contre les villageois qui ont le tort d'habiter sur le tracé du futur chemin de fer, épouvantable règle de "la main coupée" aux cadavres pour justifier l'emploi des munitions - oui, tout cela est dit et fait horreur.
@ Aifelle : Pas de langue de bois, en effet.
@ Edmée De Xhavée : Vuillard désigne le mal qui vient d'en haut et de serviteurs trop zélés, il dénonce la terrible indifférence au sort des populations. Sa réflexion est historique et aussi politique, forcément.
@ Marilyne : Merci pour cet autre titre, je le retiens.
@ Keisha : Je t'en souhaite déjà bonne lecture.
@ Adrienne : Ces "grands malheurs" qui font l'histoire... On voudrait être moins aveugle au présent, moins impuissant devant de nouvelles barbaries au nom d'une idéologie, d'un système économique, d'un pouvoir exclusif.
Dans son habituelle démarche dénonciatrice, Vuillard livre donc un rapport accablant sur un drame dont Léopold II sortit en criminel, selon le rapport Casement ("Le rêve du celte"- M Vargas Llosa ).
Le sociologue flamand Ludo De Witte évoque dans ses livres (Assassinat Lumumba, installation Mobutu) «les trous de mémoire de la Belgique vis-à-vis de son passé colonial». Il considère en outre que le "Congo" de Van Reybrouck, c'est un peu "Tintin au Congo" où les congolais disent ce que l'auteur veut entendre; ce serait une histoire racontée qui omet l'impact dominant du monde extérieur ; le Congo depuis 1885, ce sont les interventions militaires, les mercenaires, les casques bleus. Je le cite (grosso modo) du magazine "Imagine" [qui propose par ailleurs une long entretien moins critique avec l'auteur belge de "Congo". ]
Ceci dit, je n'ai lu aucun des deux "Congo".
cet auteur est encensé partout et moi je n'accroche pas du tout, j'ai feuilleté tous ses livres mais je ne parviens pas à entrer dedans
@ Christw : Je n'ai pas lu l'essai de David Van Reybrouck, seulement des comptes rendus élogieux, je ne pourrais donc pas me prononcer sur ce jugement. Vuillard, ici, n'épargne aucun des pays signataires de la Conférence de Berlin. Hélas, depuis son indépendance, le Congo n'est délivré ni des emprises extérieures que vous évoquez, ni de la corruption intérieure; les Congolais en paient le prix.
@ Dominique : Est-ce dû à son manque de neutralité ou à sa façon de mettre l'histoire en scène ? Il me semble qu'il parvient de toute manière à nous rendre plus curieux de ces "arrangements" historiques.
J'ai beaucoup aimé "L'ordre du jour", j'aime ces gens qui montent sur une table pour voir l'histoire sous un autre angle, c'est important il me semble. Je note ce titre, merci Tania. Je partage avec toi le petit rayon de soleil qui éclaire ma table, à bientôt. brigitte
Merci, Brigitte. Sous un autre angle, en effet, ils éclairent ce que les livres d'histoire laissent parfois dans l'ombre.