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Textes & prétextes - Page 28

  • L'homme sur la photo

    Rue des boutiques obscures (Prix Goncourt, 1978) de Patrick Modiano succède à Livret de famille (1977) dans Romans, un Quarto qui m’enchante. Première phrase : « Je ne suis rien. Rien qu’une silhouette claire, ce soir-là, à la terrasse d’un café. » Un soir, une terrasse, une silhouette, il n’en faut pas plus pour faire entrer les lecteurs dans une quête de soi et d’un passé dont on n’a pas les clefs.

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    1965. « – Eh bien, voilà, Guy… C’est fini…, a dit Hutte dans un soupir. » Le patron avec qui il travaille depuis huit ans ferme définitivement son agence parisienne de « police privée ». Il y laisse les Bottins et annuaires si utiles aux détectives, garde le bail de l’appartement et lui en laisse une clef. Hutte va s’installer à Nice pour sa retraite. Guy Roland, le narrateur, lui doit son « état civil » qu’il lui a procuré dix ans plus tôt, quand il a été « frappé d’amnésie », tout en lui conseillant de ne plus regarder en arrière mais de penser au présent et à l’avenir.

    Guy est sur une piste. Un certain Paul Sonachitzé, qu’il connaît à peine, l’emmène chez un ami qui tient un restaurant hors de Paris. L’ami le dévisage et se souvient d’un groupe de noctambules où Guy était accompagné d’un homme aussi grand que lui, Stioppa. Guy dit se rappeler « un peu » cet homme. Il reçoit alors deux éléments précieux : l’avis de décès d’une vieille dame dans le journal, où figure le nom de Stioppa de Djagoriew, et puis le nom de l’hôtel Castille, rue Cambon, dont Guy était peut-être client.

    Rue des boutiques obscures est un véritable jeu de piste : chaque chapitre introduit un indice que le suivant examine de plus près. S’il a bien connu Stioppa, Guy devrait le reconnaître. Le voilà donc posté sur le trottoir en face de l’église russe, dans le XVIe, pour observer ceux qui arrivent pour les funérailles. Un homme de haute taille en pardessus bleu marine le regarde – Stioppa ? Quand il s’en va après avoir salué les autres à la sortie de l’église, Guy demande à un chauffeur de taxi de suivre sa voiture.

    L’homme se gare puis entre dans une épicerie du boulevard Julien-Potin, Guy se décide à l’aborder : « – Monsieur Stioppa de Djagoriew ? » C’est bien lui. Guy prétend alors écrire sur l’Emigration et l’homme accepte de répondre à quelques questions chez lui, un peu plus loin. Il lui montre des photos avec les dates et les noms derrière, conservées dans une grande boîte rouge : les principales figures de l’Emigration y sont, « une litanie » de noms russes.

    Guy s’attarde sur une photo de groupe où l’on voit, « la main sur l’épaule de la jeune femme blonde, un homme très grand, en complet prince-de-galles, environ trente ans, les cheveux noirs, une moustache fine. » – « Je crois vraiment que c’était moi. » Rien n’est écrit au dos de cette photo. Stioppa ne reconnaît que Giorgiadzé, un vieil homme, et sa petite-fille Gay Orlow, restée longtemps en Amérique. L’homme très grand sur la photo, il ne le connaît pas et ne voit pas de ressemblance avec lui. Il lui offre toute la boîte.

    Grâce à Hutte, Guy reçoit de Jean-Pierre Bernardy, qui « a gardé des liens très étroits avec différents services », la fiche de Galina, dite Gay Orlow, née en 1914 à Moscou, mariée aux USA, divorcée, décédée en 1950 à Paris, « d’une dose trop forte de barbituriques ». La fiche, en plus de ses adresses successives à Paris, renseigne le nom de son ex-mari, pianiste de bar. Il finit par le retrouver à l’hôtel Hilton et le raccompagne jusque chez lui. L’homme est heureux de parler de Gay et lui donne le nom d’un Français qu’elle a connu en Amérique…

    De chapitre en chapitre, le narrateur suit la piste d’un nom, d’un lieu, d’un numéro de téléphone qui lui parle, guettant l’apparition d’un souvenir, d’une sensation familière. Il s’imagine être l’un ou l’autre, jouant au « Je » imaginaire qui est peut-être lui. L’enquête avance vraiment, grâce aux personnes qu’il rencontre et qui lui livrent des bribes d’un passé qui peut avoir croisé le sien.

    Désireux de « marcher sur ses anciens pas », il arpente Paris d’un quartier à l’autre. Il se déplacera à Megève, à l’étranger. Cette enquête sur une identité oubliée est troublante et même palpitante quand des indices se rejoignent, que des mystères sont éclaircis. Une foule de personnages prennent vie sous la plume de Modiano, ceux du passé, ceux du présent rencontrés en chair et en os. Qui donc peut être Guy Roland ?

    Rue des boutiques obscures n’est pas une adresse parisienne, mais romaine. C’est un titre magnifique pour ce roman dont on retient, en refermant le livre, qu’il est fait surtout de crépuscules et de nuits, de brouillard, de neige qui tombe, de lumière indécise. Cette reconstruction d’une mémoire qui cherche à combler ses failles est pleine de magie modianesque.

  • A la fenêtre

    thiry,a la fenêtre,poème,littérature française de belgique,écrivain belge,pâques,1914,2024A la fenêtre où sont les jacinthes bleu-Pâques,
    Une Année au visage oublié m’apparaît
    D’entre l’odeur des bleues jacinthes, et les vagues
    Parfums que les printemps disparus arboraient.

    C’est l’année où, par les innocentes prairies
    Où le bonheur mêlait indolemment leurs jeux,
    Les beaux avant-héros et les avant-meurtries
    Dansaient avec la Paix sous les pommiers neigeux.

    O mil neuf cent quatorze en fleur, ô jeune fille-
    Année, avec quel doux désespoir désuet,
    Profonde comme une ancienne photographie,
    Ton âme entre les bleues jacinthes apparaît…

    Marcel Thiry (Plongeantes Proues, 1925)

    * * *

    thiry,a la fenêtre,poème,littérature française de belgique,écrivain belge,pâques,1914,2024Recommencer, naître à nouveau, voilà
    ce que disait le Maître, ce que nous
    n’avions pas compris. Nous regardions
    le ventre de la terre, les nuages, le ciel

    et demeurions aveugles, tandis que l’hirondelle
    revenait à sa place exacte, reprenait
    possession du vent. Et nous, qui de si loin
    désirions partir, nous restons sur le seuil

    sans savoir où aller, comme prisonniers
    d’une route invisible et de la peur de perdre,
    en plongeant dans la lumière d’avril,
    le goût de l’eau, le parfum des ombres

    et le plaisir de toujours remettre à demain…

    Guy Goffette, Printemps I (Le pêcheur d’eau, 1995)

    * * *

    Le second poème, je l’ai ajouté après avoir appris que Guy Goffette avait rejoint le ciel qu’il aimait tant.

    A vous qui passez ici,
    bonne fête de Pâques !

    Tania

  • En regardant la vie

    Folon L'inutile beauté.jpg« Je crois que je suis quelqu’un qui dessine ce qu’il essaie de comprendre en regardant la vie. »

    « Je ne pense pas que mes dessins pourraient changer quelque chose. Je ne pense pas que le but du dessin soit de servir une idéologie ni même de servir à quoi que ce soit.
    Un dessin ne sert à rien ; c’est comme un arbre ou une fleur, ça ne sert à rien. Mais sans les arbres et sans les fleurs, nous serions tous morts. »

    Jean-Michel Folon

    © Folon, gravure du portfolio de L'inutile beauté, d'après G. de Maupassant, 1980

     

    Folon insolite, Maison Autrique, Schaerbeek > 29.09.2024

  • Folon insolite

    Il suffit d’intervertir deux lettres pour obtenir le titre bilingue de la nouvelle exposition à la maison Autrique : Folon insolite / Folon insoliet – une des manifestations organisées cette année à Bruxelles en l’honneur de Jean-Michel Folon, de février à septembre, avec la Fondation Folon. Son originalité, c’est d’épouser l’esprit de la maison, en installant dans toutes les pièces des œuvres (tapisseries, sculptures, aquarelles et gravures, céramiques...) et des objets personnels de l’artiste (carnets, photos, souvenirs, jouets, correspondance…). Comme si Folon (1934-2005) y habitait.

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    La Maison Autrique, premier hôtel particulier construit par Victor Horta en 1893, est en elle-même un musée bruxellois insolite. Un siècle plus tard, François Schuiten et Benoît Peeters apprenaient que la maison était à vendre et eurent l’idée d’en faire, après restauration, une demeure imaginaire, meublée des caves au grenier. Après les merveilleuses affiches de Privat Livemont, cette expo-ci, « inédite et sur mesure », nous invite à découvrir un Folon moins connu.

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    © Folon, L’Arbre qui pense, 1981, tapisserie

    Quelques marches mènent au comptoir d’accueil (bel étage) surmonté d’une tapisserie. En 1981, le directeur d’un atelier à Aubusson a convaincu Folon de laisser traduire ses nuances d’aquarelle en fils de laine et de soie. Près du piano, sous une autre tapisserie, La Pluie, je n’ai pas vu tout de suite Ulysse (la lumière est tamisée comme à l’origine dans cette maison), une longue sculpture où le personnage au chapeau et au long manteau, une valise à la main, se tient debout à l’avant de son embarcation sur les flots : le thème du voyage a beaucoup inspiré Folon.

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    © Folon, Ulysse (détail), 2004, bronze

    Dans la petite pièce au bout du couloir d’entrée, au-dessus de cahiers d’aquarelle en vitrine, trois plats en céramique émaillée reprennent des sujets souvent traités par l’artiste : le labyrinthe, l’arbre, le visage. Son graphisme simplifié – les yeux, le nez, la bouche – sont omniprésents dans son œuvre, on en verra un peu partout, y compris sur des photographies de Folon et même au grenier.

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    © Folon, Le Labyrinthe, céramique émaillée

    En descendant à l’office (au sous-sol dans les maisons bruxelloises classiques du XIXe siècle), vous en verrez même dans la buanderie. Parmi les objets usuels de la maison, c’est un plaisir de dénicher ici, au-dessus d’une paire de ciseaux de couture, une eau-forte où elle est prête à s’envoler, et là, sur la table, trois « outils » de cuisine devenus personnage, idole et oiseau – en bronze. Il faut bien regarder dans tous les recoins pour ne rien manquer de cette exposition.

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    © Folon, Sans titre, s.d., eau-forte et aquatinte

    Dans l’escalier vers le premier étage, encore une belle tapisserie, La route. Sur l’appui de fenêtre du palier, une longue main sculptée tient une figurine sur le bout des doigts : Qui ? Un petit format de la main ouverte de la chapelle à Saint-Paul de Vence, que Gwennaëlle Gribaumont commentait ainsi dans La Libre : « Une main tendue vers l’autre, prête à donner et à secourir. Une main tournée vers le ciel, tout comme le petit personnage qui l’accompagne » (2020, Folon. Sculptures, à l'abbaye de Villers-la-Ville).

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    © Folon, Qui ?, 1997, bronze

    Dans la grande chambre, vous ne manquerez pas de remarquer une gravure étonnante, des hauts talons ornés de papillons, mais peut-être passerez-vous devant la cheminée sans y remarquer L’homme volant ou, près des malles, les chapeaux sur le porte-manteau, ramenés de voyage par Folon et sa compagne. Il y a même un chapeau safari équipé d’une cellule photovoltaïque pour alimenter son ventilateur intérieur !

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    © Folon, Hommage à Morris Hirschfield, 1977

    Attention aussi aux portes entrouvertes – jetez-y un œil et vous découvrirez des photos, des vêtements, des souliers... Sur le lavabo, une boîte de dentifrice dessinée par Folon, un projet d’emballage. Dans le salon privé, côté rue, on peut s’asseoir pour regarder la vidéo sur l’artiste, et là aussi, il faut chercher autour de soi des intrus bienvenus, si j’ose dire, comme Le Poids des pensées (en bronze), une tour Eiffel à la Folon, des livres de prix, etc.

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    © Folon, gravure du portfolio Toys, 1979

    Au deuxième, dans la chambre d’enfant, quatre gravures de la suite Toys (1979) font rêver de voyage en avion, en train, en bateau et même en tracteur ! Folon volait avec ses pinceaux. J’aurais aimé vous montrer d’autres gravures aux machines volantes, mais il manquait de lumière pour prendre de bonnes photos sans flash. La vitrine de la chambre contient une multitude de petits objets chinés ou décorés par Folon au long de sa vie, il y a de quoi observer et s’amuser.

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    "Les photographies révèlent aussi sa capacité à anthropomorphiser les objets qui l'entourent."
    (Toutes les citations émanent du dépliant ou du site de l'exposition Folon insolite.)

    Dans la chambre photographique, de petits instantanés, souvenirs de Folon en compagnie d’autres artistes, et des photographies en noir et blanc qui lui ont souvent servi pour ses créations. Enfin, tout en haut, dans le bureau d’architecte, vous verrez du courrier de Folon près du meuble à tiroirs où sont glissées des citations. C’est là que j’ai photographié Poésie, une gravure à l’aquatinte (en évitant les reflets).

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    © Folon, Poésie, 1985

    Folon n’est pas seulement le dessinateur et illustrateur qui a fait entrer les nuances de l’aquarelle dans un cortège d’images fortes de la modernité au XXe siècle. Il a créé tout un monde imaginaire, visuel d’abord, puis aussi sculpté. Folon insolite « met à l’honneur un Folon méconnu et passionnant ». Jusqu’au 29 septembre à Schaerbeek, à la Maison Autrique.

  • Moustaches

    James Bouquins.jpg« La nouvelle que Daisy Miller était entourée d’une demi-douzaine de merveilleuses moustaches freina Winterbourne dans son envie de lui rendre visite immédiatement. Sans s’être vraiment flatté d’avoir fait une impression ineffaçable sur son cœur, il était irrité d’apprendre que la situation était si peu en accord avec l’image qui lui avait traversé l’esprit ces derniers temps : celle d’une très ravissante jeune fille, guettant à la fenêtre d’une vieille maison romaine, et se demandant avec impatience quand monsieur Winterbourne arriverait enfin. »

    Henry James, Daisy Miller