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société - Page 23

  • Anne et le capitaine

    Dès que le nom du capitaine Frederick Wentworth apparaît dans Persuasion, le dernier roman achevé de Jane Austen (publication posthume en 1817, traduction nouvelle de l’anglais par Pierre Goubert en 2011), il est clair qu’Anne Elliot, qui a été amoureuse de lui à dix-neuf ans, mais s’est laissé persuader alors par Lady Russell, la meilleure amie de sa défunte mère et sa marraine, de ne pas « gâcher sa vie » avec ce jeune homme sans fortune et sans parenté connue, reste très sensible, sept ans plus tard, à toute mention de son nom en société.

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    Sir Walter Elliot contemplant avec satisfaction l'image que lui renvoie sa psyché (C. E. Brock, 1909)

    Après Elizabeth, l’aînée, Anne est la deuxième des trois filles de Sir Walter Elliot, « du château de Kellynch, dans le Somerset », « un homme qui, pour se distraire, ne choisissait jamais d’autre livre que la Liste des Baronnets ». A 54 ans, il est encore bel homme et son bonheur « d’être bien fait ne le cédait qu’à celui d’être baronnet ». Après la mort de leur mère, treize ans plut tôt, on avait pensé qu’il épouserait peut-être Lady Russell, également veuve, mais il était resté célibataire « pour le bien de ses filles chéries » et en particulier d’Elizabeth, qui ressemblait fort à son père. Mary la cadette, a épousé Charles Musgrove, ce qui lui donne « quelque importance », mais Anne, « c’était Anne, et rien de plus. »

    Elizabeth, plus belle à 29 ans que dix ans plus tôt, dirige le château en véritable maîtresse de maison, mais se tourmente de n’avoir encore reçu aucune demande en mariage acceptable – il lui faudrait « un authentique baronnet ». Il y a bien eu l’héritier présomptif de son père, William Walter Elliot, « gentleman » qu’elle avait songé à épouser, mais il avait dédaigné Kellynch, ignoré leurs invitations et épousé une femme riche « d’obscure naissance » ; il n’y avait plus de relations entre eux depuis lors. En cet été 1814, on a appris qu’il porte le deuil de sa femme, mais on n’est pas près de lui pardonner sa conduite pitoyable envers la famille de Sir Walter Elliot.

    A cela s’ajoute l’inquiétude financière. Depuis la mort de sa femme, Sir Walter vit au-dessus de ses moyens et plutôt que réduire ses dépenses au château, il préfère encore s’installer ailleurs et le louer. Bien qu’Anne n’aime pas Bath (comme Jane Austen), c’est là qu’il choisit d’aller vivre. Lady Russell a l’habitude d’y passer une partie de l’hiver et en raffole. Mme Clay, une fille de leur homme d’affaires revenue vivre chez son père avec ses deux enfants après un mariage malheureux, et amie d’Elisabeth, va les accompagner là-bas, ce que regrette Lady Russell, qui ne la juge pas digne d’une telle proximité.

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    « Enfin, vous voilà ! », déclare à Anne sa sœur Mary, si malade, lui dit-elle, qu'elle peut à peine parler. (C. E. Brock, 1909)

    L’amiral Croft va louer le château de Kellynch, et c’est ainsi que les officiers de marine vont faire devenir plus présents dans la vie des Elliot. Mme Croft est la sœur d’un certain Wentworth. Ils ont cru d’abord qu’il s’agissait de l’ancien vicaire de Monkford mais c’est en réalité le capitaine Wentworth, qui entre-temps a fait carrière et s’est constitué une belle fortune. Anne semble la seule à s’émouvoir de l’installation de sa sœur dans leur château.

    Désolée « de devoir renoncer à l’atmosphère de douce mélancolie propre aux mois d’automne à la campagne », Anne échappe quelque temps à Bath en répondant à l’appel de Mary : sa sœur est légèrement souffrante et la réclame à la Chaumière d’Uppercross. Cela ne fait qu’accentuer les craintes de Lady Russell par rapport à Mme Clay qui suit Elizabeth et son père à Bath ; même si elle n’est pas belle, elle est peut-être intéressée.

    « Mary n’avait ni l’intelligence d’Anne ni son heureux caractère. » Une légère indisposition et elle se plaint de tout, du vacarme que font ses petits garçons, de la solitude où la laisse son mari parti chasser. Mais la compagnie de sa sœur la guérit bientôt et elles se rendent chez ses beaux-parents, « de très braves personnes » quoique sans instruction ni distinction, et leurs filles Henrietta et Louisa Musgrove, 19 et 20 ans, qui « se donnaient pour seul but d’être à la mode, heureuses et gaies. »

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    La chute de Louisa dans les escaliers du Cobb (illustration de C. E. Brock, 1909).

    Jane Austen excelle à rendre le mode de vie, les manières, les préoccupations de ces deux familles et de leurs relations. « Anne n’avait pas eu besoin de cette visite à Uppercross pour apprendre que passer d’un groupe de gens à un autre, même si la distance n’est que d’une lieue, équivaut souvent à un changement complet de conversation, d’opinions et d’idées. » Les deux sœurs se doivent de rendre visite aux Croft une fois installés à Kellynch et elles apprennent ainsi que le frère de Mme Croft y est attendu pour bientôt. Un fils des Musgrove devenu marin et mort deux ans plus tôt à l’étranger disait souvent du bien du capitaine Wentworth dans ses lettres, sa mère a fait le rapprochement en entendant son nom associé à celui des Croft et espère quelque réconfort à le rencontrer.

    Pour découvrir le capitaine en chair et en os, observer comment Louisa tombe amoureuse de lui, comment Anne vit tout cela en gardant ses sentiments pour elle, à la campagne puis à Bath, où M. Elliot réapparaît dans la famille de Sir Walter sous des dehors très séduisants, il vous faut lire Persuasion, quelque trois cents pages où la romancière, sœur de deux officiers de marine, « prend fait et cause pour des hommes qui ont bien mérité de la nation et possèdent toutes les qualités requises pour être admis au même respect que les vieilles familles de propriétaires terriens » (notice du traducteur). Le titre est posthume, Jane Austen l’appelait « Les Elliot ». Positions sociales et affaires de cœur, voilà son sujet dans ce roman de mœurs et d’analyse, à travers les pensées d’une héroïne très attachante dans sa recherche du bonheur.

  • Chez mes parents

    Lodge en 1974.jpg« Mon mode de vie n’était pas très différent de celui d’un étudiant du continent où il n’est pas rare encore aujourd’hui d’aller à l’université la plus proche et de vivre chez soi. Pour la plupart des étudiants britanniques après la guerre, vivre loin de la maison une bonne partie de l’année, comme cela avait toujours été la tradition à Oxbridge [Oxford et Cambridge], constituait une part essentielle de leur enseignement supérieur. Quand le système a évolué dans les années soixante et soixante-dix, l’Etat a fait construire de nouvelles universités en brique sur le modèle des campus américains et mis à la disposition de leurs étudiants toujours plus nombreux des résidences universitaires appelées halls of residence – une expression quelque peu archaïque qui évoquait l’héritage d’Oxbridge. Moi, je vivais chez mes parents et allais tous les jours à la fac en train ou en métro, au milieu des employés de bureau ou de magasin. Je me suis parfois demandé si, en ne logeant pas en résidence universitaire, je n’étais pas passé à côté de quelque chose, mais d’après ce que j’ai pu entendre de collègues qui n’en gardaient pas un bon souvenir, je n’aurais sans doute pas été mieux loti. »

    David Lodge, Né au bon moment

    Photo de David Lodge en 1974 à Birmingham par Paul Morby (The Guardian)

  • Lodge par lui-même

    David Lodge aura bientôt 81 ans. Dans Né au bon moment (1935-1975), première partie de son autobiographie (Quite A Good Time to Be Born, traduit de l’anglais par Maurice Couturier, 2016), l’écrivain anglais s’estime chanceux. Enfant unique d’une famille modeste, il a bénéficié de la Loi sur l’enseignement de 1944, « qui garantissait la gratuité de l’enseignement secondaire et des bourses calculées sur les revenus familiaux pour les étudiants. » Les études lui ont permis d’accéder à la bourgeoisie, « les couches sociales de la Grande-Bretagne d’avant-guerre se sont désagrégées pour donner naissance à une société plus ouverte. »

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    Photo de David Lodge entre 6 et 7 ans (couverture)

    Eduqué dans le catholicisme, qu’il a vu évoluer dans les années soixante et dont il s’est largement inspiré (surtout pour ce qui est de la vie sexuelle), il a entrepris de décrire comment il est devenu auteur « de romans et de critiques littéraires ». Avec un grand souci d’exactitude, il rapporte les expériences et les influences qui ont nourri son œuvre, en commençant par présenter ses parents, un père « musicien d’orchestre » autodidacte et une mère secrétaire, « intelligente et discrète » totalement dévouée à sa famille.

    En 1936, ils déménagent dans une petite maison où ils vivront jusqu’à leur mort et lui, jusqu’à son mariage, au 81 Millmark Grove (Brockley, au sud de Londres). « Une des choses qui m’a (sic) incité à écrire sur la vie et l’œuvre de H. G. Wells a été son intérêt frénétique pour l’architecture domestique et sa conviction que la santé, le bonheur et le comportement des gens sont affectés de manière cruciale par leur habitat, bon ou mauvais. »

    La guerre éclate quand David Lodge a quatre ans et demi, juste au moment où une fausse couche de sa mère les prive d’une petite sœur annoncée. Sa mère et lui se réfugient à la campagne, ce qui l’amène à changer plusieurs fois d’école et à élargir son champ d’expérience – « Une expérience intéressante, c’est de l’argent en banque pour un romancier, et il n’est jamais trop tôt pour ouvrir un compte. » La vie de pensionnaire dans un couvent l’a durablement angoissé, bien que sa mère, heureusement, l’en ait délivré au bout d’une ou deux semaines.

    Il y a un côté encyclopédique dans le récit de David Lodge, tant il s’applique à tout raconter, décrire, avec un maximum de précision, au risque d’être ennuyeux. Il restitue bien les personnalités rencontrées sur son chemin, comme sa tante Eileen, la jeune sœur de sa mère, « jolie, pimpante et pleine de vie, et excessivement bavarde », qui a beaucoup compté pour lui, ou son oncle Victor, un cousin de sa mère, qui les a logés chez lui pendant la guerre.

    Bombardements, abri Morrison dans leur salon, c’est le contexte de son retour à Londres lorsqu’à sept ans, il fait sa première communion à l’église paroissiale. Lodge décrit les préparatifs en vue de ce qu’on annonçait aux communiants comme « le jour le plus heureux » de leur vie, alors qu’il espérait surtout la fin de la guerre et le retour de son père. Quand cela se produit, son père court à nouveau le cachet dans des bals et des clubs.

    A l’école, ce sont les premières lectures marquantes, comme Ivanhoé. Son père lui fait lire Alice au pays des merveilles et écouter beaucoup de musique, mais sans lui apprendre à jouer d’un instrument, ce que David Lodge a regretté plus tard. A l’académie Saint Joseph, tenue par des frères de La Salle, le niveau des études était médiocre, l’enseignement religieux encore pire : « un endoctrinement au moyen du catéchisme Penny » dont les élèves doivent retenir les questions et les réponses, et la récitation du rosaire. Les châtiments corporels y étaient courants, mais aucune affaire de pédophilie dont il ait eu connaissance, écrit Lodge. Malachy Carroll, un nouveau prof d’anglais, les fait écrire en troisième sur « les techniques de la poésie » et deviendra son mentor.

    Culpabilité et angoisse de la masturbation, intérêt pour la sexualité des adultes – dans son milieu, il était inimaginable que les adolescents en aient une – seront des problèmes abordés dans ses romans, dont David Lodge cite les passages les plus fidèles à ce qu’il a vécu (ils sont nombreux). Des vacances d’été à Heidelberg chez sa tante Eileen, en 1951, vont lui procurer un peu plus de confiance en soi, notamment en fréquentant ses amis et en partageant leurs loisirs.

    C’est à l’université que sa vie prend une direction plus claire, d’abord à University College, ouvert à tous contrairement à Oxford et Cambridge réservés exclusivement aux « membres de l’Eglise d’Angleterre ». Il y rencontre Mary Jacob, catholique comme lui. Sans le savoir alors, il bénéficie là du « meilleur département d’anglais du pays après Cambridge et Oxford ». Les cours de Winifred Nowottny sur Shakespeare ont donné à David Lodge « pour la première fois l’excitation et le bonheur intellectuels que peut procurer l’analyse littéraire ».

    A la maison, sa mère le soigne « comme un coq en pâte »  plus dévouée qu’une domestique. « Je n’avais rien d’autre à faire que de poursuivre mes études et me livrer à mes activités préférées. » Mary, elle, partage un studio avec une autre étudiante. « Il est très difficile de se souvenir avec précision de ses sentiments et de son attitude soixante ans après, si bien que toute trace écrite est éclairante, et parfois surprenante. » Leur correspondance de jeunesse l’étonne par son style artificiel et littéraire. Le premier texte qu’il écrit, une nouvelle, tourne autour de la chasteté avant le mariage et de la confession (le thème de Jeux de maux)

    A l’œuvre d’Henry James, il préfère l’Ulysse de James Joyce dont il admire l’art de « créer des styles distinctifs pour ses deux principaux personnages, Stephen et Bloom (…) ainsi qu’un troisième pour Molly Bloom (…) ». Comme il l’espérait, il obtient un « First »le grade le plus convoité pour mener une carrière universitaire. Son service militaire l’a convaincu « à quel point était enviable une occupation où on était payé à lire, méditer et discuter de livres, tout en écrivant. »

    Ce sont deux années perdues, à ses yeux de « Angry Young Man », comme on a appelé cette génération, si grande était la frustration de ces jeunes gens issus « de la petite bourgeoisie et des classes laborieuses » en constatant que la guerre n’avait pas modifié les rapports de force dans la société. Une expérience sur laquelle il écrira, bien sûr.

    La British Library alors au British Museum, à moins d’un kilomètre de University College, David Lodge la trouve si fascinante qu’il en fera le décor d’un de ses romans. Inscrit en maîtrise, il choisit d’écrire un mémoire sur « Le roman catholique depuis le Mouvement d’Oxford : ses formes littéraires et son contenu religieux ». Au récit de ses travaux s’ajoute celui des amitiés qui se forment, parfois pour la vie, comme celle de l’Américain Park Honan et de sa femme Jeannette. Mary et lui, plus patients, se fiancent en 1957 et se marient en 1959. Tandis qu’il « candidate » à tous les postes universitaires pour lesquels il est « éligible », leur respect des pratiques catholiques en matière de contraception mène rapidement Mary à se retrouver enceinte, contrairement à leurs souhaits.

    Né au bon moment relate toutes les péripéties du cursus universitaire de David Lodge et sa vie privée en parallèle, ses lectures, ses rencontres, ses voyages. Alors qu’il se reproche au début du récit de s’être trop peu intéressé à sa mère, par rapport à son père, il m’a semblé que lui-même est si focalisé sur ses propres projets – bien sûr, il doit gagner sa vie et faire vivre sa famille – que ceux de Mary, coincée par la maternité (une fille, puis deux garçons) et par les déménagements, eux, tombent souvent à l’eau.

    David Lodge, finalement professeur en titre à Birmingham, se raconte avec un grand souci de réalisme et d’honnêteté, sans gommer ses défauts : maladresse dans les décisions pratiques, esprit d’économie souvent excessif, naïveté par rapport à l’éducation religieuse comme devant l’importance des pistons dans les processus de sélection… Avec simplicité, il montre ce que ses romans doivent à ce qu’il a vécu (ce qui ne peut quintéresser ses lecteurs merci, C.) J’aurais aimé qu’il y mette moins de détails et beaucoup plus d’humour – paradoxalement, cette ironie si plaisante est ici très rare.

  • Chez soi

    Chez soi de Mona Chollet, un essai sous-titré « Une odyssée de l’espace domestique », m’a passionnée de bout en bout. C’est ma première lecture numérique, on peut télécharger le texte gratuitement sur le site des éditions Zones ou acheter le livre. Cette réflexion sur nos manières d’habiter l’espace (et le temps) touche à plein d’aspects de notre vie, qu’on soit homme ou femme, qu’on vive seul ou non : besoin d’un toit et aspiration à l’intimité, architecture et écologie, solitude et vie sociale, condition féminine et évolution de la famille, etc.

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    « Au départ, il y avait mon envie de défendre ces plages de temps où on n’est plus là pour personne, dont j’ai pour ma part un besoin absolu, ce qui suscite l’incompréhension ou la désapprobation de mon entourage. » Dès le premier chapitre, j’ai apprécié que la journaliste ose aller à l’encontre de ce qu’elle appelle « les vertus surestimées du mouvement perpétuel ». Aux confrères si friands de reportages dans des pays lointains, elle oppose son goût personnel : « J’hésite à leur dire que la sédentarité me convient très bien. Quand je le fais, j’ai du mal à les persuader que je ne souffre pas d’un manque de curiosité, mais que je dirige simplement la mienne ailleurs. »

    L’auteure cite à plusieurs reprises le poète palestinien Mahmoud Darwich : « J’avoue que j’ai perdu un temps précieux dans les voyages et les relations sociales. Je tiens à présent à m’investir totalement dans ce qui me semble plus utile, c’est-à-dire l’écriture et la lecture. Sans la solitude, je me sens perdu. C’est pourquoi j’y tiens – sans me couper pour autant de la vie, du réel, des gens… Je m’organise de façon à ne pas m’engloutir dans des relations sociales parfois inintéressantes. »

    Bien sûr, disposer d’une connexion à l’internet, circuler sur les réseaux sociaux, tout cela change considérablement la donne aujourd’hui – on ouvre ainsi chez soi une fenêtre de plus sur le monde, on invite en quelque sorte « une foule dans (son) salon ». La description que fait Mona Chollet des modes de vie est d’autant plus intéressante qu’elle ancre sa réflexion dans « nos conditions concrètes d’existence ». Prix des loyers, accès à la propriété, surface en mètres carrés, aménagement du territoire, héritage, elle ne néglige rien de ce qui touche à notre vie à domicile.

    Se sentir bien chez soi, c’est tout un art – « Il faut un long ajustement pour qu’il se crée une harmonie entre les diverses composantes d’un intérieur, mais aussi entre l’occupant des lieux et le décor où il évolue » –, encore faut-il disposer d’assez de temps, ou plus exactement d’assez de temps libre. Pour illustrer l’art de vivre casanier (inutile de préciser que pour elle, le mot n’a rien de péjoratif), Mona Chollet confie son amour du thé : « Lorsque je visite un intérieur qui me plaît, ce qui achève de me séduire, c’est d’apercevoir une belle théière sur une table ou sur une étagère. Le thé, pour moi, représente du temps à l’état liquide, chaud et parfumé. » Ou cette merveilleuse façon d’être des chats qui choisissent dans la maison un emplacement au confort idéal pour s’y lover sans plus se préoccuper de rien.

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    Ferdinand Schirren, Bouquet et théière

    « Le temps est le trésor vital des casaniers. Pour les processus qu’ils espèrent enclencher, il leur en faut beaucoup, bien plus que les normes sociales ne sont disposées à leur en accorder. Il leur en faut une profusion dans laquelle ils pourront plonger, s’ébattre, s’ébrouer, virevolter. » Ignorant l’ennui, adeptes des rituels, les casaniers considèrent ce temps personnel volé à « la course folle du monde » comme un « tapis volant accueillant, doté du pouvoir de les transporter vers des destinations imprévisibles à travers une variété infinie de paysages. »

    Les tâches domestiques ne manquent pas, souvent un second horaire de travail pour les femmes, encore trop peu partagé avec les hommes. « Faire le ménage », c’est aussi un thème que l’essayiste développe en confrontant les époques et les milieux sociaux dont le point de vue diffère sur cette activité, qu’on la délègue à d’autres ou qu’on l’assume soi-même. Les intertitres de l’essai sont parfois d’une ironie féroce, comme celui-ci, bien féministe : « De la servante-compagne à la compagne-servante » !

    En relisant ce qui précède, je me rends compte que j’ai privilégié les préférences de Mona Chollet, au risque de vous donner une idée partielle de son essai. (Feuilleter un livre pour en rendre compte, ce n’est pas le même exercice que faire défiler le texte sur un écran.) Dans chacun des sept chapitres, elle inventorie toutes sortes de manières d’habiter l’espace, sans se limiter à l’expérience européenne.

    Elle présente, par exemple, le concept du « wabi-sabi » dans l’esthétique japonaise, alliance entre la simplicité, « le recours aux matières humbles » (bois, papier, paille) et « le sentiment de l’impermanence et du transitoire », « la patine de l’âge, le renoncement à l’éclat » (accepter et apprécier les altérations de la matière, les traces du passage du temps, en magnifiant « la profondeur esthétique que l’usure, la perte de vivacité, la rouille peuvent apporter à un objet qui a bien servi »).

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    Mount Fuji Architects Studio / Source : http://classique-design.com/article/archit2.php

    J’ai été surprise de la voir citer, dans un développement sur le problème des campagnes et des espaces naturels sauvages qui disparaissent, le cas de la Belgique : « l’urbain diffus y est aussi particulièrement développé : dans le Brabant wallon, 48 % des logements sont des villas quatre façades, ce qui vaut à la province le surnom de « Wallifornie » ».

    Nids solitaires ou cabanes d’écrivains, « chambre à soi » de Virginia Woolf, « gestes » d’architectes renommés, blogs et émissions de cuisine, évolution des familles et habitat groupé, logements pour les sans-abri, vous trouverez une grande variété de sujets d’actualité dans Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique de Mona Chollet – autant de pistes de réflexion. Elle-même reconnaît que son point de vue sur certaines questions, sur ses propres désirs, a évolué au fil des ans. Son essai aide, en tout cas, à prendre conscience des enjeux personnels, sociaux et écologiques de la façon d’habiter chez soi.

  • Perdre une part

    ferrante,elena,l'amie prodigieuse,roman,littérature italienne,saga,naples,années 50,société,études,enfance,adolescence,apprentissage,culture« Nous arrivâmes au parc, repartîmes en sens inverse et puis refîmes le chemin jusqu’au jardin. Il était tôt, il n’y avait pas encore le brouhaha du dimanche ni les vendeurs de noisettes, amandes grillées et lupins. Avec prudence, Lila m’interrogea à nouveau sur le lycée. Je lui dis le peu que je savais mais en l’exagérant le plus possible. Je voulais qu’elle soit intriguée, qu’elle désire participer au moins un peu, de l’extérieur, à ma nouvelle aventure et qu’elle sente qu’elle perdait quelque chose de moi, comme moi je craignais toujours de perdre une part – et une grande part – d’elle. Je marchais du côté de la rue et elle à l’intérieur. Je parlais et elle écoutait avec une grande attention.

    Puis la Millecento des Solara s’approcha de nous. Michele au volant et Marcello à ses côtés. Ce dernier commença à nous lancer des plaisanteries. »

    Elena Ferrante, L’amie prodigieuse