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famille - Page 7

  • Maman souriait

    fromm-pete-le-lac-de-nulle-part.jpg« Sans quitter des yeux la cime des arbres presque noirs sur la berge opposée, je pensai aux lacs de Papa, les endroits qu’il explorait quand il était enfant, où il nous a emmenés dès que nous avons été en âge de tenir une heure dans un canoë. Selon lui, les lacs plats, c’était pour nous entraîner, bientôt nous affronterions les rivières du Montana. Maman souriait en levant les yeux au ciel et chargeait la voiture avant de s’installer sur le siège passager, une salade aux œufs sur les genoux. Un énième trajet de vingt-quatre heures, le début d’une énième aventure, à camper au bord d’un lac ou d’une rivière. Maman souriait toujours, même quand son travail l’empêchait de nous accompagner, ce qui arrivait de plus en plus souvent. Alors elle nous regardait partir, debout dans l’allée. Je lui demandais si elle était triste, si on allait lui manquer pendant que Papa patientait derrière le volant et qu’Al rêvassait sur la banquette arrière.
    Elle me poussait gentiment vers la voiture, allant parfois jusqu’à me tapoter l’épaule.
    - Tu plaisantes ? Je vais enfin avoir la paix.
    Une phrase que je ressassais toute la durée du trajet, chaque nuit passée dehors, bercé par le murmure des pins, le clapot des vagues sur la plage, contemplant les millions, les milliards d’étoiles tandis qu’Al et Papa respiraient paisiblement à mes côtés. Elle n’était pas sérieuse, songeais-je en caressant les cals naissants sur mes doigts, dans le creux de mes paumes, elle jouait les dures. Pourtant j’étais hanté par l’idée que nous ne lui manquerions pas. »

    Pete Fromm, Le lac de nulle part

  • Une dernière aventure

    Le lac de nulle part de Pete Fromm (2022, traduit de l’américain par Juliane Nivelt), une virée en canoë qui tourne à la dérive, me tentait moins au premier abord qu’Indian Creek que j’ai beaucoup aimé. Le roman m’a pourtant captivée de bout en bout.

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    Quetico Park, Ontario (source)

    A l’aéroport de Minneapolis, Trig et sa sœur Al, des jumeaux, retrouvent leur père. A leur grand étonnement, lui qui aime tant conduire a réservé trois places sur un vol à destination d’International Falls. Mais sur le tapis roulant des bagages, ses énormes sacs étanches habituels pour leurs vacances en canoë n’arrivent pas. Ils reportent leur départ en les attendant, en vain. Le père décide alors de racheter tout ce qu’il leur faut dans un magasin de matériel de camping, ils font aussi le plein de provisions.

    « Des années que nous ne sommes pas partis à l’aventure. » Après le divorce des parents, les jumeaux passaient un mois d’été avec leur père dans le Montana, mais ces périples n’avaient plus la même saveur sans leur mère. Puis leur père est retourné vivre dans le Wisconsin, ils sont partis chacun de leur côté, Al avec un type à Denver, Trig en Californie, son « impardonnable acte de rébellion ».

    Que Bill, leur père, ait réclamé « une dernière aventure » d’un mois en canoë au Canada alors qu’ils sont déjà en octobre les sidère : « Si tu attends un beau jour, tu attends toujours » a-t-il répondu à son fils. Un peu flippant, mais pas question d’y aller l’un sans l’autre pour les jumeaux. Bill a réservé deux canoës de cinq mètres et les emmène dans le parc Quetico.

    Le ranger qui les accueille est surpris de les voir se présenter si tard dans la saison et réagit tout de suite aux prénoms d’Al et Trig en questionnant leur père : « Vous êtes mathématicien ? » Bill est stupéfait de sa clairvoyance, il était prof au lycée, d’algèbre et de trigonométrie. Al aurait préféré s’appeler Trig, moins masculin, mais c’est ainsi dans « la famille Mathématiques », comme dit Chad, le ranger, en vérifiant s’ils s’y connaissent suffisamment en canoës. Quatre cent mille hectares de forêt, des lacs qui se ressemblent, « d’autant plus quand il neige », Bill repousse toutes les objections : ils ont des cartes et il montre au garde le parcours qu’il a planifié sur la carte au mur.

    C’est le début de l’aventure : Al et Trig pagayent d’abord ensemble derrière leur père qui se dirige tout droit vers la rive opposée. Traverser un lac, atteindre le portage (l’endroit où mettre pied dans le parc en transportant sacs et canoës), marcher jusqu’au lac suivant, enfin accoster sur une plage, y dresser les tentes pour la nuit, allumer un feu, cuire leur repas. Voilà ce que sera leur quotidien. Al ne veut pas partager la tente du père, ce qui rappelle à Trig leur adolescence : quand Bill avait bricolé une petite extension pour offrir aux jumeaux deux chambres séparées, Al était vite venue y rejoindre son frère.

    La première nuit, Trig n’arrive pas à dormir près de son père qui ronfle et grogne sans discontinuer. Puis il retrouve ses talents de trappeur : se lever le premier, préparer le feu, le café. Al déplie les fauteuils, Bill les rejoint avec un grand sourire. Dès l’aube, tout est rangé dans les sacs et ils repartent. Al pagaye en solo, Trig devant son père qui a pris sa canne pour pêcher l’un ou l’autre brochet. Mais Al crie victoire la première : elle a pris « un brochet de taille moyenne, de quoi [les] régaler tous les trois. »

    Trig aimerait se faire une idée de leur itinéraire, mais Bill renâcle à lui montrer les cartes, réclame sa confiance. Aucun d’eux n’a prévenu Dory, leur mère. Pourquoi ce voyage, tout à coup ? Bill finit par répondre qu’il n’est pas « au top » de sa forme. Se retrouver seul sans sa mère morte deux ans plus tôt (il les avait quittés pour aller vivre avec elle) n’a pas été facile, il avait besoin de les revoir. « A-t-il seulement la moindre idée d’où nous allons, hormis plus loin ? »

    Quand son père déclare qu’il n’y a jamais eu de secrets entre eux, Trig réagit intérieurement : « Il n’y a que des secrets entre nous. » On sent une distance entre Al et son père, un peu d’inquiétude chez Trig. Au fil des jours et des nuits dans la même tente, les jumeaux partagent non seulement leurs souvenirs mais aussi des bouts de vie qu’ils ont gardés secrets l’un pour l’autre. Chez elle, leur mère s’inquiète de ne pas arriver à joindre ses enfants par téléphone.

    Pete Fromm excelle à décrire l’immersion dans la nature sauvage, le plaisir et les contraintes de la vie ramenée aux gestes essentiels. Mais la tension monte de jour en jour. Bill ne semble pas maîtriser le parcours, il n’a pas pris de cartes et semble confus par moments. Quand le froid devient piquant, le but du parcours de plus en plus improbable, la crainte d’être piégés par la glace s’accentue. Le lac de nulle part est le récit d’un parcours épique en canoë, qui se transforme en expérience dramatique de survie. C’est aussi une sorte de jeu de la vérité entre les quatre membres de cette famille que raconte Trig, le narrateur, dont nous partageons les questions, les joies et les angoisses, pris par le suspense.

  • Le gâteau du bonheur

    Hanf L'enfer du bocal couverture Deville.jpgDe Juliette à Jacques :

    « Ne faites surtout pas la même erreur que moi : se focaliser uniquement sur un seul espace mental, délimité par la famille, l’amour ou le travail, peu importe. Le gâteau du bonheur n’est pas composé d’un ou de deux ingrédients, d’une ou deux personnes, d’une ou deux parts. Il se compose de plus, de beaucoup plus. Autour des éléments essentiels, il faut le remodeler, le recomposer sans cesse, ajouter de nouveaux ingrédients et d’autres saveurs pour garder le goût de la vie. »

    Verena Hanf, L’Enfer du bocal

  • L'Enfer du bocal

    Sur la couverture de L’Enfer du bocal, le dernier roman de Verena Hanf qui vient de paraître, un poisson rouge saute hors de l’eau. « L’enfer, c’est les autres » écrivait Sartre dans Huis clos. Dans ce récit dédié par la romancière à ses fils, le bocal est d’abord celui de la sphère familiale, mais pas seulement. Comme dans ses romans précédents, Verena Hanf se penche ici sur les difficultés des relations interpersonnelles.

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    « Ils se moquent de ma boîte à tartines, je le sais, je le sens, même s’ils ne disent rien devant moi. » Au boulot, Jacques, le narrateur, préfère les bonnes choses que lui prépare sa femme tous les matins (Clara se soucie de les nourrir sainement) aux aliments industriels que les autres déballent ou réchauffent dans une cuisine qui ne mérite pas ce nom.

    Le bureau non plus – « Bureau, mon œil ! » Plutôt une cage « dans ce qu’ils appellent l’open space et que moi j’appelle l’aquarium. Du verre tout autour, des piranhas à l’intérieur et un manque cruel d’air. Les fenêtres sont hermétiques. » Seules notes encourageantes près de lui, les photos de sa femme, de sa fille, de ses petites-filles, « et même celle de Bruno encore enfant, souriant, cliché rare. »

    Rien ne va plus au travail pour Jacques depuis qu’on l’a déclaré low performer neuf mois plus tôt et rétrogradé au profit d’un jeune collègue. Il l’avait soutenu dès son arrivée, comme un fils, et le voit désormais comme un Judas, un traître. Jacques a échappé au licenciement, encore heureux à son âge – pas au mépris des autres. Clara le soutient, mais il reste de plus en plus silencieux à la maison.

    « Une nouvelle voix dans l’aquarium. Et quelle voix ! Basse, feutrée, avec un timbre vanillé. » Une femme rondelette vient le saluer à son bureau, Juliette Antoine, une nouvelle employée des ressources humaines, dans la cinquantaine. Il se méfie de ce département, mais elle semble vraiment gentille, s’intéresse à sa famille et le remet un peu de bonne humeur.

    Bruno, son fils, prétendait que Jacques voyait le mal partout, lui reprochait une vie médiocre, son travail commercial, le genre de vie dont lui ne voulait pas ; il ferait des études de philologie et de philosophie. Jacques lui en voulait de ce dénigrement général et de son manque de reconnaissance. Il lui avait appris tant de choses, à son fils, le vélo, les maths, les échecs... Et son travail les nourrissait, tout de même, il leur payait des vacances.

    Cet idéalisme de l’adolescent qui se transforme en juge impitoyable de ses parents, Clara et Jacques en ont beaucoup souffert. Clara y voyait l’influence d’un ami qu’elle jugeait « manipulateur », « un vrai petit escroc sous ses airs de bobo » –  ils voulaient le protéger. Depuis que leurs deux enfants ont quitté la maison, Clara retravaille comme infirmière à mi-temps, leurs horaires sont désaccordés, Jacques mange souvent seul le soir. De toute façon, ils ne parlent plus de Bruno, Clara s’y refuse : « Il sait où nous trouver, s’il le veut. Moi, je ne courrai plus après lui. Il y a des limites à tout. »

    Clara « a des opinions presque sur tout » et cela plaisait à Jacques après « les années sombres » de sa jeunesse. Bruno avait été un enfant très éveillé, curieux, puis il avait commencé à tout mettre en doute et à provoquer de grosses disputes avec son père. Il avait fini par s’éloigner pour de bon en leur laissant quelques mots sur une carte dans la boîte aux lettres. Heureusement, leur fille Corinne fait leur joie, avec ses deux petites, ils se voient régulièrement.

    Le poisson qui saute hors du bocal, c’est donc avant tout ce fils qui a fui sa famille sans plus donner de nouvelles et qui hante l’esprit de son père. C’est peut-être aussi Jacques quand il sort de « l’aquarium » avec son paquet de cigarettes, même s’il ne fume plus. Parfois Juliette le rejoint dehors. Elle est la seule avec qui il a encore envie de parler. Quand il l’interroge sur ses enfants, elle lui apprend que sa fille est morte six ans plus tôt. « D’un geste impulsif, je pose ma main sur la sienne. Elle est molle et chaude. »

    Les soirs sans Clara, de garde, Jacques cuisine parfois, mais la fatigue, son ulcère l’en découragent souvent. Lire, sortir, regarder la télé, plus grand-chose ne l’intéresse. Il va se coucher. « Depuis le départ de Bruno, depuis sa carte postale, le joyeux va-et-vient s’est arrêté, la maison est silencieuse, même le chat ne miaule plus. »

    Verena Hanf campe dans L’Enfer du bocal un personnage à la dérive et montre le désarroi de parents aimants abandonnés sans raison par un fils. On se demande si ce couple qui n’arrive plus à communiquer tiendra le coup, et où cela va les mener. De petites lumières d’espoir éclairent ce roman centré sur les liens familiaux et largement inscrit dans un contexte social. On y reconnaît bien notre époque et la fragilité des rapports humains.

  • Marches

    tenenbaum,par la racine,roman,littérature française,deuil,famille,musique,rencontre,écriture,culture juive,culture« Emigré italien de longue date, maçon de formation, Giuseppe d’Alessi a été marbrier trente et quelques années. De l’atelier au cimetière, et du cimetière à l’atelier, il a travaillé pour établir les morts dans la maison du monde. Une fois à la retraite, il s’est senti une dette envers les vivants. Pour l’honorer, il n’avait que ses outils et ses mains. Sans rien demander à personne, il s’est attelé à la tâche de tailler des marches dans les rochers du bord de mer.
    – Combien d’escaliers nous avez-vous offerts ? a demandé Luce.
    – Je ne compte pas en escaliers, mais en marches. Chacune permet d’assurer le pied. Les dalles des pierres tombales pour le repos des disparus, et les degrés de mes marches pour la tranquillité de ceux qui vont vers la mer.
    – Alors, combien ?
    Il sourit à nouveau, découvrant une bouche en si mauvais état qu’on l’imagine contraint à une nourriture hachée ou moulinée.
    – Eh bien, depuis onze ans, j’ai taillé deux mille huit cent quatre-vingts marches. Vous êtes les premiers à le demander !
    Luce s’assied sur la sienne, et caresse la pierre :
    – Les promeneurs l’ignorent peut-être, mais les marches, elles, à n’en pas douter, se souviennent. »

    Gérald Tenenbaum, Par la racine