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famille - Page 6

  • Le lac des femmes

    « C’est un lac au Canada où, le matin, seules les femmes ont le droit de se baigner. » La première phrase de présentation du Lac magique a suffi, je l’avoue, à me faire emporter ce premier « récit littéraire » de Yaël Cojot-Golderg, scénariste et réalisatrice. « Un lac au Québec, au milieu d’une forêt des Laurentides », précise la narratrice, sans révéler son emplacement.

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    © Le journal de Montréal : Une forêt des Laurentides préservée (2015)

    Abigail, la propriétaire de la maison qu’ils ont louée à Montréal, est issue « d’une famille juive anglophone d’origine russe » ; elle a fréquenté le Collège Stanislas où sa future locataire a inscrit ses filles pour l’année à venir. Quand Abigail lui a parlé d’une maison de vacances où passer l’été avant la rentrée, « au beau milieu de la nature », la décision a été vite prise de séjourner à S. Estate, près d’un lac à l’eau « douce comme de la soie ».

    L’Amérique où se réfugier « si les nazis revenaient »… A quinze ans, le père de la narratrice, « ancien enfant caché et pupille de la nation », avait passé une année en Arizona dans une famille à laquelle il était resté lié toute sa vie, le fils étant pour lui comme son frère. A présent T. et elle avaient décidé de « partir vivre un an au Canada », leurs deux filles étant d’accord.

    « J’ai tout de suite su que Leslie était la cheffe. » Leslie, la mère d’Abigail, plus de soixante-dix ans, un sourire aimable mais un regard plutôt dur, observe la famille française qui visite sa maison et constate avec soulagement qu’ils ne sont ni snobs ni arrogants comme elle le craignait. T. « était devenu, comme à chacun de [leurs] voyages à l’étranger, la meilleure version de lui-même : un homme heureux de tout. »

    Dès le lendemain, Leslie était passée lui expliquer leur tradition : « tous les matins, les femmes de la communauté allaient marcher ensemble dans la forêt puis se baignaient nues dans un lac qui leur était réservé. » Pas le lac de l’autre côté de la route, un autre, « plus grand, plus beau, caché dans la forêt ». « Naked ? » Oui, « nues ». Après un moment de flottement, c’est T. qui avait répondu pour sa femme : elle les accompagnerait.

    Elle qui hésite habituellement, souvent angoissée devant les situations nouvelles, se réjouit de « cette façon de dire « oui » à tout » pendant leur séjour au Québec, de se libérer de ses peurs. Dès le lendemain matin, quand elle quitte ses filles et T. pour rejoindre les femmes de la communauté, elle ressent leur énergie, leur décontraction et repère l’amicale Suzan. Une fois les dernières maisons derrière elles, c’est la montée dans la forêt, parfois raide. D’en haut, la vue est magnifique, il ne leur reste qu’à descendre vers le lac, « the magic lake » ! Un lac immense bordé de sapins, de rochers.

    Les femmes se déshabillent, pas une ne semble être embarrassée, elle les rejoint. Leslie plonge la première, c’est la meilleure méthode pour se jeter à l’eau en évitant les sangsues sous les rochers. La tête hors de l’eau, c’est un nouveau monde, « immense et sublime ». La voilà sous le ciel, libre de toutes les contraintes de son éducation. Les autres continuent à bavarder en nageant. Puis elles remontent sur les rochers pour sécher, un groupe de femmes juives et nues comme au sortir d’un bain rituel.

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    Près du lac, voilà « la possibilité  de faire autrement » qu’avec sa mère toujours malheureuse, « d’être autrement » sans trahir qui que ce soit, de s’absenter toute une matinée sans culpabilité. Le lac magique est le récit d’une femme qui découvre, en compagnie d’inconnues, le plaisir de s’affranchir des contraintes qu’on lui a inculquées et dont elle s’est imprégnée. Ce carcan imposé aux femmes par une certaine éducation, Yaël Cojot-Golderg en rappelle les préceptes peu à peu, alors qu’elle est en train de s’en délivrer. Goûtant ce qui s’offre à elle, la marche, la baignade, les êtres tels qu’ils sont, elle se donne, en quelque sorte, le droit de vivre comme elle veut, de renaître « libre », lors de cet été magique.

  • Printemps

    gerald durrell,le jardin des dieux,la trilogie de corfou,récit,autobiographie,littérature anglaise,histoire naturelle,apprentissage,famille,grèce,humour,culture,animaux,printemps« Le printemps, à son heure, arriva telle une fièvre ; c’était comme si, après s’être tournée et retournée dans le lit chaud et humide de l’hiver, l’île était soudain parfaitement réveillée, vibrante de vie sous un ciel bleu jacinthe, dans lequel un soleil se levait, enveloppé d’une brume aussi fragile et d’un jaune aussi délicat qu’un cocon de ver à soie tout neuf. Pour moi, le printemps était plein d’espérance. Ce jour-là, peut-être, j’attraperais la plus grosse tortue d’eau douce que j’avais jamais vue ou je percerais le mystère du bébé tortue qui, froissé et ridé comme une noix au sortir de l’œuf, doublait de volume en une heure et perdait du même coup toutes ses rides. L’île entière s’agitait et résonnait de bruit. Je me réveillais de bonne heure, avalais en hâte mon petit déjeuner sous les mandariniers embaumant déjà la chaleur du soleil matinal, rassemblais mes filets et mes boîtes à spécimen, sifflais Roger, Widdle et Puke et partais explorer mon royaume. »

    Gerald Durrell, Le jardin des dieux

    gerald durrell,le jardin des dieux,la trilogie de corfou,récit,autobiographie,littérature anglaise,histoire naturelle,apprentissage,famille,grèce,humour,culture,animaux,printempsP.-S. A partir du 1er décembre, Arte.TV mettra en ligne les quatre saisons de la série britannique 
    The Durrells :
    une famille anglaise à Corfou 

    (Info ArtsLibre, 29/11/2023)

  • Gerald Durrell & co

    Le jardin des dieux de Gerald Durrell, dernier volet de La Trilogie de Corfou, est sans doute moins connu des lecteurs francophones que Ma famille et autres animaux et Oiseaux, bêtes et grandes personnes. Paru en Angleterre en 1978, ce récit longtemps inédit en français a été traduit par Cécile Arnaud en 2014. Fidèle à l’esprit des précédents, le naturaliste a choisi de raconter d’autres souvenirs de leur vie de famille à Corfou durant ces années (1935-1939) où chaque jour était « spécial » et pour lui, l’occasion de découvertes passionnantes.

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    « C’était un été particulièrement luxuriant… ». Grâce à l’ânesse Sally, Gerry peut s’éloigner davantage de la villa et partir en expédition en lui faisant porter le matériel nécessaire pour ses activités de collecte, en compagnie des chiens. Informé par un ami paysan de la présence de deux « immenses oiseaux » dans une vallée, il a très envie de compléter sa collection de rapaces, même s’il connaît la facture exorbitante de la viande pour ses animaux. A l’endroit indiqué, il trouve effectivement un nid de vautours fauves, mais inaccessible.

    En chemin, autre chose attire son attention au pied d’un mur écroulé : « un petit animal agile et aussi rouge qu’une feuille d’automne », une jeune belette. Sous ses yeux, elle échappe à un épervier puis se lance à la poursuite d’un lérot, un rongeur qu’il traque depuis longtemps. Les chiens font fuir la belette, mais Gerry capture le lérot qui, une fois installé dans une cage, révèle un ventre gros. Baptisé Esméralda, la femelle de lérot se laisse apprivoiser. Après avoir observé la croissance de ses huit petits, leurs déplacements amusants en file indienne, chacun accroché à la queue du précédent, Gerry relâchera toute la famille dans un champ d’oliviers.

    Il craque aussi devant les onze chiots de Lulu, la chienne de Mama Kondos, et voudrait offrir son préféré à sa mère. Mais celle-ci refuse d’avoir un cinquième chien. Espérant qu’elle changera d’avis en le voyant, il retourne chez la paysanne qui lui dit les avoir tous tués puis, devant son chagrin, les déterre ; elle les avait enterrés vivants ! Le garçon les récupère encore en vie et les ramène chez eux avec la chienne. Sa mère, devant ses pleurs, accepte qu’il les sauve, tandis que son frère aîné, Larry, est furieux qu’elle lui cède une fois de plus.

    Les animaux ne sont pas les seuls à mettre de l’animation chez les Durrell. Sa sœur Margo, de retour de vacances, a invité « des gens intéressants », bien que sa mère se plaigne de devoir sans cesse cuisiner pour tout le monde. Arrivent un vieux Turc et ses trois épouses, plus un petit bélier noir agressif.  Mustapha se dit enchanté de rencontrer la mère de sa « fleur d’amandier » (Margo). Larry comprend que le Turc n’aurait rien contre une nouvelle épouse. La situation tournera, on s’en doute, au chaos total. D’autres visiteurs, un couple d’amis de Larry, deux peintres charmants et naïfs, seront les victimes de Leslie qui leur jouera des farces de plus en plus féroces.

    Pour qui a lu les deux récits précédents, Gerald Durrell réussit à se renouveler ici non seulement par les anecdotes mais aussi dans ses descriptions : l’île comme « un arc bandé » ; la vue, l’été, depuis la terrasse surmontée d’une treille où ils prennent leurs repas et lisent leur courrier au petit déjeuner, vers la mer « placide » comme une « prairie bleue ». C’est le royaume de Gerry depuis qu’il a reçu un petit bateau. Pour soulager sa famille de la présence du comte Rossignol, un Français efféminé, poseur et terriblement chauvin, le cadet l’emmène avec lui sur l’eau, une sortie qui tourne mal (mais très drôle) – le garçon y récolte une expression qu’il se plaira à répéter : « Espèce de con ! »

    L’homme aux scarabées lui vend trois bébés hiboux grands-ducs ; il faudra que son frère Leslie tire des hirondelles pour les nourrir, ce qui tombe très mal le jour où une dame rend visite à leur mère à propos de son projet d’action contre la cruauté des paysans envers les animaux ! En période de chasse, Gerry examine les gibecières et recueille des blessés, comme la huppe rose et noire qui recevra le nom de Hiawatha. En lisant Durrell, on s’émerveille des découvertes et des adoptions de Gerry, et on se demande ce qui subsiste de la faune de Corfou, presque un siècle plus tard.

    Autre visiteur extraordinaire, Prince Jeejeebuoy : en l’absence de Larry, tous s’étaient préparés à l’arrivée d’un prince indien, mais « Prince » est le prénom de ce petit Indien « aux yeux en amande, immenses et étincelants », qu’on appelle Jeejee. « Jamais aucun autre invité n’avait causé autant de chaos qu’il le fit durant son court séjour, et aucun ne nous devint jamais aussi cher. » Leur mère, qui a grandi en Inde, est particulièrement heureuse de parler avec lui de son cher pays natal. Des visites, des animaux, des fêtes, voilà le programme du Jardin des dieux. La Trilogie de Corfou offre trois lectures savoureuses et ensoleillées – à reprendre quand on a besoin d’humour et de soleil !

  • L'air d'un dieu grec

    Durrell et Stephanides par Paul Cox.jpg« Avec son beau visage, sa barbe et ses cheveux blond cendré, il* avait l’air d’un dieu grec et paraissait aussi omniscient que s’il en était un. Indépendamment de ses qualifications médicales, il était également biologiste, poète, écrivain, traducteur, astronome et historien, et, en plus de ces activités multiples, il trouvait le temps d’aider au fonctionnement d’un laboratoire de radiologie, le seul de ce genre à Corfou. Je l’avais vu pour la première fois un jour où je m’interrogeais sur un nid d’araignées que je venais de découvrir. Theodore m’avait alors livré de passionnantes informations, me parlant, de son ton mal assuré, comme à un adulte, et j’en étais resté fasciné.
    * [le Dr Theodore Stephanides
    Après cette première rencontre, j’étais sûr de ne jamais le revoir, convaincu qu’un personnage aussi savant n’avait pas de temps à perdre avec un garçon de dix ans. Le lendemain, pourtant, je recevais de sa part un microscope de poche et une invitation à venir goûter chez lui en ville. »

    Gerald Durrell, Oiseaux, bêtes et grandes personnes

    Theodore Stephanides dans son cabinet de travail avec Gerald Durrell, par Paul Cox
    © Durrell Collection (source : ResearchGate

  • Corfou à nouveau

    Dans Oiseaux, bêtes et grandes personnes (Birds, Beasts, and Relatives, 1969), deuxième volet de La trilogie de Corfou, Gerald Durrell revient, douze ans plus tard, sur ce séjour paradisiaque raconté dans Ma famille et autres animaux.

    Durrell BirdsBeastsAndRelatives.jpg
    Première édition, 1969

    Durrell commence par une conversation. Pour la première fois depuis la guerre, toute la famille est réunie en Angleterre. Une tempête de neige fait rage au début du printemps. Larry, l’aîné, se plaint de cet « effroyable pays » où il se retrouve enrhumé pour la première fois depuis douze ans passés loin de « l’Ile du Pudding » et soupire en pensant à la Grèce, ce qui suscite une réaction en chaîne : ses frères et sa soeur se plaignent du « fichu livre de Gerry ».

    Leslie a mis du temps à s’en remettre, Larry et Margo se sont sentis caricaturés. La mère a trouvé leurs portraits « très justes » mais elle-même dépeinte « comme une parfaite imbécile ». A son avis, Gerry n’a pas choisi « les meilleures histoires ». Enchanté de les entendre évoquer d’autres souvenirs, celui-ci leur annonce un autre livre sur leur vie à Corfou. Furieux, Larry promet de le poursuivre en justice s’il le fait – « il ne me restait qu’une solution : m’asseoir et l’écrire. » (Un des objectifs de Gerald Durrell était de récolter des fonds pour le zoo qu’il avait fondé sur l’île de Jersey en 1959.)

    « L’île s’étale au large des côtes de Grèce et d’Albanie comme un long cimeterre rongé par la rouille. » Ainsi commence la magnifique description de Corfou qui ouvre Oiseaux, bêtes et grandes personnes. Le récit de leur séjour en Grèce est rapporté ici en trois lieux successifs : Perama, Kontokali et Criseda. Un défi pour l’auteur : ne pas embêter les nouveaux lecteurs par des rappels constants ni les autres par des redites. Le livre peut donc se lire à part.

    Installée dans une villa couleur de fraise écrasée, avec l’aide de Spiro, « un petit homme rond comme un tonneau », toute la famille vaque bientôt à ses activités préférées : Larry récite des poèmes, leur mère cuisine de délicieux repas, Margo prend des bains de soleil et Leslie se met à collectionner les armes anciennes. Gerry, dix ans, passe son temps au jardin. « Si luxuriants qu’eussent été nos divers jardins en Angleterre, ils ne m’avaient jamais procuré un tel assortiment de créatures vivantes. Je me sentais en proie à la plus curieuse sensation d’irréalité. C’était comme si je commençais à naître. »

    Gerald Durrell rend à nouveau ce mélange de curiosité et d’espièglerie qui caractérise sa façon d’aborder les choses de la nature et les gens à cette période si marquante de sa vie. Intrigué au plus haut point par deux bousiers qu’il a vus rouler une boule de bouse de vache jusqu’à une espèce de trou-terrier, il interroge les siens. « J’étais une bouillante marmite de questions auxquelles la famille était incapable de répondre. »

    Larry lui parle alors de Fabre, un naturaliste qu’il devrait lire. Son petit frère est ravi quand arrivent ses Souvenirs d’un entomologiste – Le scarabée sacré qu’il lui a commandé. « Le texte était charmant. » George, qui lui donne des cours particuliers, a compris que mêler des animaux aux autres matières est une bonne méthode pour y intéresser Gerry. L’histoire naturelle reste sa matière préférée. Le garçon aime aussi regarder George s’exercer à l’escrime contre les oliviers.

    Grâce à lui, Gérald Durrell a rencontré un homme remarquable devenu « la personne la plus importante » de sa vie, le Dr Theodore Stephanides, une encyclopédie vivante, qui devient leur ami à tous ; ce récit lui est dédié, « en témoignage de gratitude ». Toute la famille fait des progrès en grec et ils sont invités au mariage de Katerina, sœur de la servante Maria. Une cérémonie interminable mais une fête magnifique joliment racontée.

    Bien sûr, l’observation du comportement animal occupe énormément Gerry, qui s’émerveille de la vie sous-marine de jour (autour de l’île où vit un moine fâché de voir Margo y prendre des bains de soleil) et parfois de nuit (dans la barque d’un pêcheur). On fait connaissance avec l’ânon de Gerry, on assiste à l’accouchement du premier fils de Katerina, on apprend comment l’argyronète (une araignée) est « l’inventeur de la cloche à plongeur ».

    Un ami de Larry, sculpteur et accordéoniste, fait à Gerry le plaisir de s’intéresser à ses découvertes. Quand il installe un hippocampe dans un aquarium, le garçon est le premier surpris, après avoir observé la naissance de ses petits, d’apprendre par Theodore que c’est leur père et non leur mère qui les portait. Toute la famille s’enthousiasme pour les hippocampes, mais pousse en général des cris devant ses captures et ses expériences qui envahissent leur espace.

    Un paysan qui accuse le chien d’avoir mangé ses dindes, un juge collectionneur de timbres, une spirite, une fête des vendanges, une comtesse, un couple homo, un tour en yacht, Oiseaux, bêtes et grandes personnes regorge d’anecdotes savoureuses et d’épisodes divertissants.