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famille - Page 5

  • Amoindrir

    catherine demaiffe,jusqu'au lever du jour,roman,littérature française de belgique,écrivain belge,famille,couple,drame,amour,culture,violence,pédophilie,alcoolismePendant ce séjour forcé chez ses amis
    Victor aurait presque apprécié
    passer du temps avec ses enfants
    ceux-ci auraient presque renoué avec leur père
    si ce dernier n’avait pas décidé
    de mettre toute son énergie
    à amoindrir la gravité de la situation
    auprès de ses hôtes
    il ne fallait surtout pas que cela s’ébruite
    sa femme
    alcoolique
    cela pourrait entacher sa réputation
    il ne pouvait pas la laisser tout ruiner.

    Catherine Demaiffe, Jusqu’au lever du jour

  • Jusqu'au lever

    C’est un récit étonnant qui se déroule sous la couverture de Jusqu’au lever du jour, le premier roman de l’actrice Catherine Demaiffe. L’histoire commence en 1957 à Messancy, en province de Luxembourg : le « Vive Jésus Vive Jésus » de la sœur dans le dortoir à l’aube réveille la Petite et les autres internes pour la prière du matin, avant de s’habiller et d’aller assister à la messe. La vie des « pupilles » des Religieuses de la Doctrine chrétienne est réglée en tous points.

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    La Petite n’a plus de famille à part sa tante Maria, qu’elle appelle Yaya. La sœur de son père, très bigote, l’a sauvée de l’orphelinat après l’accident d’avion qui a coûté la vie à ses parents, à son frère et à sa sœur cinq ans plus tôt, « quelque part dans le ciel au-dessus d’Idiofa, province du Kivu, Congo belge ». A la même époque, Louise, qui vit à Lambusart, dans le Hainaut, reçoit une lettre du père de son fils, il s’est marié à Porto Rico :

    Louise ferait croire à son petit garçon
    le plus longtemps possible
    que son père reviendrait

    Voilà comment le texte se présente tout du long (je mets des italiques pour citer ce passage imprimé en caractères droits, les italiques y sont réservées aux paroles), seul l’épilogue comporte des paragraphes. Aucune ponctuation, à part un point et un blanc à la fin de chaque séquence. Cela ne gêne en rien la lecture, le rythme est donné par le découpage de la phrase.

    Un jour, Victor trouve cette lettre de son père dans les affaires de sa mère et comprend pourquoi, bien qu’il soit « studieux et appliqué », les écoliers le traitent de « sale bâtard » ou de « fils de pute ». Quand Louise le découvre avec la lettre prise dans son tiroir, elle hurle avant de s’emparer du martinet suspendu au mur pour le châtier. A l’usine textile, elle-même reçoit les insultes réservées aux filles-mères.

    L’abbé Minot, qui s’occupe des scouts de Lambusart, jette son dévolu sur Victor. D’abord fier d’être son préféré, le garçon n’ose résister aux gestes déplacés du « saint homme ». Victor a une belle voix, l’abbé propose à sa mère de faire son éducation musicale, de le faire chanter dans la chorale, puis de le faire entrer au Collège de Bonne-Espérance. Comme planifié, son protégé entre au Grand Séminaire. Mais on l’y juge trop peu équilibré pour devenir prêtre et Victor est renvoyé à la vie de laïc. Bouleversée, sa mère qui était si fière de lui avale des barbituriques.

    De son côté, la Petite a dû encaisser, elle aussi. Quand après une enfance minée, Victor et Alexandra, se rencontrent en 1968 à l’université, le rapprochement est facile. « Alexandra crevait d’amour / autant que la Petite avait crevé d’ennui / elle  crevait de vivre / autant que la Petite avait crevé de mort / alors elle arrêta ses études de droit / qui la faisaient chier / elle prit son héritage d’orpheline / et elle partit avec Victor / vers un avenir chargé de promesses. »

    On se doute qu’ils ne vivront pas heureux même s’ils auront trois enfants. Victor, en père intransigeant et narcissique, frappe ses enfants et méprise sa femme. Seule compte pour lui sa carrière de chanteur : reçu au Conservatoire, engagé dans les chœurs de la Monnaie, il va devenir un excellent soliste. Pour Alexandra, qui s’est mise comme entre parenthèses dans cette famille, la vie est un enfer.

    En lisant cette histoire dramatique, on se demande bien qui, des parents ou des enfants, réussira à s’en sortir et comment. Quand les malheurs cascadent ainsi, peut-on rebondir ou du moins s’apaiser ? L’heure d’une prise de conscience, bon gré mal gré, arrivera pourtant, et de nouveaux choix. Catherine Demaiffe ouvre une fenêtre sur l’espoir, l’appel d’air est irrésistible – comme un saut dans l’inconnu. On veut y croire.

  • Le doute

    jon kalman stefansson,ton absence n'est que ténèbres,roman,littérature islandaise,amour,rencontres,famille,vie,mort,chansons,islande,culture« Celui qui sait tout ne peut pas écrire. Celui qui sait tout perd la faculté de vivre, parce que c’est le doute qui pousse l’être humain à aller de l’avant. Le doute, la peur, la solitude et le désir. Sans oublier le paradoxe. Vous ne savez pas grand-chose, en effet, mais quand vous écrivez, votre regard a le pouvoir de traverser les murs, les montagnes et les collines. Vous assistez à la division des cellules, vous voyez le président des Etats-Unis trahir sa nation, vous entendez les mots d’amour murmurés à l’autre bout du pays, les sanglots qu’on verse dans un autre quartier de la ville. Vous voyez une femme quitter son mari, et un mari tromper sa femme. Vous entendez le sanglot du monde. C’est votre paradoxe, votre responsabilité et votre contrat. Vous ne pouvez pas vous y soustraire et vous n’avez d’autre choix que de continuer.
    A écrire ?
    Oui, quoi d’autre ? Ecrivez, et vous pourrez aller à cette fête donnée en l’honneur de Pall d’Odi, d’Elvis et pour célébrer la vie.
    Ecrivez. Et nous n’oublierons pas.
    Ecrivez. Et nous ne serons pas oubliés.
    Ecrivez. Parce que la mort n’est qu’un simple synonyme de l’oubli. »

    Jón Kalman Stefánsson, Ton absence n’est que ténèbres

    * * * 

    Un extrait qui aurait dû être mis en ligne la semaine dernière.
    Mieux vaut tard que jamais.

    Tania

  • Partagée

    Ernaux Quarto.jpg« A l’égard de ce monde, ma mère a été partagée entre l’admiration que la bonne éducation, l’élégance et la culture lui inspiraient, la fierté de voir sa fille en faire partie et la peur d’être, sous les dehors d’une exquise politesse, méprisée. Toute la mesure de son sentiment d’indignité, indignité dont elle ne me dissociait pas (peut-être fallait-il encore une génération pour l’effacer), dans cette phrase qu’elle m’a dite, la veille de mon mariage : « Tâche de bien tenir ton ménage, il ne faudrait pas qu’il te renvoie. » Et, parlant de ma belle-mère, il y a quelques années : « On voit bien que c’est une femme qui n’a pas été élevée comme nous. »

    Annie Ernaux, Une femme

  • Une femme, une mère

    Quand je suis arrivée à Une femme (1987) d’Annie Ernaux, dans Ecrire la vie, c’était le moment de faire une pause. J’y suis revenue pour ce récit sur sa mère, morte en avril 1986 dans la maison de retraite où elle était « placée » depuis deux ans. A la manière assez sèche qui est parfois la sienne, elle rappelle les faits : la chambre, les pompes funèbres, l’inhumation à Yvetot. « Tout a été vraiment fini. »

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    Annie Ernaux avec sa mère, à l'entrée du café en 1959
    (dans le photojournal au début d'Ecrire la vie © Collection Annie Ernaux)

    Annie Ernaux dit son émotion dans les jours qui ont suivi, les pleurs, les réveils, la difficulté à reprendre sa propre vie. Trois semaines plus tard, elle se met à écrire sur « la seule femme qui ait vraiment compté » pour elle. « Pour moi, ma mère n’a pas d’histoire. » Elle veut écrire « à la jointure du familial et du social, du mythe et de l’histoire », il lui faut « chercher une vérité sur [sa] mère qui ne peut être atteinte que par des mots. »

    Née en 1906 à Yvetot où elle passera les trois quarts de sa vie, la mère d’Annie est la quatrième des six enfants d’un charretier et d’une tisserande à domicile décrite comme fière (« pas de la campagne »), sévère, économe, pratiquante. (On pense « telle mère, telle fille » en lisant le portrait de cette grand-mère.) A douze ans et demi, elle va travailler dans une fabrique de margarine, puis dans une corderie – son rêve était de devenir « demoiselle de magasin ».

    Violence et orgueil, « les D… criaient tous, hommes et femmes, en toutes circonstances. » Sa mère, une belle blonde assez forte, disait fréquemment à propos des gens riches, « on les vaut bien ». Elle lit tout ce qui lui tombe sous la main. Quand elle rencontre un ouvrier calme et gai, qui a sept ans de plus qu’elle et « pas l’air commun », elle l’épouse en 1928.

    Sa mère rêve d’un commerce, « elle était la volonté sociale du couple ». Ce sera d’abord un débit de boissons et d’alimentation, qu’elle tient seule à Lillebonne pendant que le père travaille ailleurs. Elle souhaite avoir un seul enfant, mais sa fille meurt de la diphtérie en 1938. Deux ans plus tard, elle est enceinte d’Annie. « Il me semble que j’écris sur ma mère pour, à mon tour, la mettre au monde. »

    Après la guerre, « la grande aventure de sa vie », elle quitte la Vallée trop humide (sa fille tousse) et reprend un « café-alimentation » à Yvetot. Cette commerçante satisfaite de l’être sourit devant les clients, mais est vite « contrariée » en famille. « J’essaie de ne pas considérer la violence, les débordements de tendresse, les reproches de ma mère comme seulement des traits de caractère, mais de les situer aussi dans son histoire et sa condition sociale. »

    C’est une femme constamment désireuse d’apprendre : les règles du savoir-vivre, les nouveautés, les noms des grands écrivains, etc. Elle écoute attentivement tout ce dont les gens parlent – « S’élever, pour elle, c’était d’abord apprendre (…) et rien n’était plus beau que le savoir. » Un désir poursuivi à travers sa fille. Sa mère encouragera les études, le lycée, les voyages.

    « A l’adolescence, je me suis détachée d’elle et il n’y a plus eu que la lutte entre nous deux. » Sa mère ne lui dit rien de la sexualité, surveille ses tenues, refuse de la voir grandir. La trouvant trop « voyante », Annie Ernaux est lucide : « Je lui faisais grief d’être ce que, en train d’émigrer dans un milieu différent, je cherchais à ne plus paraître. »

    Une fois sa fille mariée avec un étudiant en sciences politiques dont la mère est mince, soignée et sait  recevoir, elle passe à l’arrière-plan ; elles ne se voient plus qu’une fois par an, en été. Elle écrit à sa fille régulièrement. Quelques années après la mort du père, après avoir vendu son fonds, la mère vient vivre chez eux, ce qui la rend « moins heureuse que prévu » – leurs modes de vie ne sont pas en phase. Elle tient à leur être utile, elle adore ses deux petits-fils. D’Annecy, ils déménagent en région parisienne, puis dans un pavillon dans un lotissement neuf. La mère retourne à Yvetot dans un studio pour personnes âgées près du centre ; d’abord contente de retrouver son indépendance, elle finit par s’ennuyer. Elle accourt quand sa fille l’invite à passer quinze jours chez elle.

    Des accidents de santé la ramènent définitivement chez sa fille, séparée, pour échapper à la maison de retraite. Puis Alzheimer, les débuts de la démence sénile – erreurs, énervements, pertes, interlocuteurs imaginaires… – rendent la vie commune impossible. Emue, je m’arrête sur certaines phrases : « Elle inventait la vie qu’elle ne vivait plus. » Ou ceci : « J’avais besoin de la nourrir, la toucher, l’entendre. »  Je relis les derniers paragraphes, très beaux.

    Dix ans après Une femme paraît « Je ne suis pas sortie de ma nuit », d’après la dernière phrase écrite par sa mère. Ce sont les notes prises durant sa maladie, mois par mois. Fallait-il les publier ? Je comprends très bien son besoin d’écrire après chaque visite ; pour ma part, je n’ai pas encore osé ou voulu toucher à ces carnets-là. Ce sont les bribes d’une déchéance. Une femme vaut mieux.