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famille - Page 2

  • Pas une femme rompue

    Lire Frantumaglia. L’écriture et ma vie d’Elena Ferrante m’a poussée à ouvrir son deuxième roman, Les jours de mon abandon (2002, traduite de l’italien par Italo Passamonti, 2004). Un jour d’avril, Mario, le mari d’Olga, « tandis que les enfants se chamaillaient comme à l’ordinaire dans une autre pièce », lui annonce qu’il veut la quitter et il s’en va.

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    Olga (la narratrice) se souvient de deux moments où leur vie, en quinze ans de mariage, a déjà été troublée de cette façon, du fait de Mario : après six mois de vie commune et puis cinq ans plus tôt, quand ils habitaient Turin depuis quelques mois et que son mari était attiré par Gina, sa collègue à l’Institut polytechnique, qui leur avait trouvé « un bel appartement donnant sur le fleuve » et avait une fille de quinze ans.

    Au début, Mario revient régulièrement rendre visite à leurs enfants, Gianni et Ilaria. A trente-huit ans, Olga fait front ; il n’est pas question pour elle de ressembler à cette voisine de Naples complètement ravagée par le départ de son mari que sa mère appelait toujours « la pauvrette ». Elle est convaincue, puisque Mario a dit n’avoir rien à lui reprocher, que tout finira par rentrer dans l’ordre. Mais ses visites aux enfants s’espacent, elle sent monter la rancœur et l’angoisse.

    Son désarroi la rend désordonnée, maladroite, et elle décide de mettre son mari « au pied du mur » en l’interrogeant. Elle prépare un repas qu’il aime, mais nerveuse, elle laisse une bouteille de vin lui échapper des mains, puis le sucrier ; elle se coucher avant d’aller chercher les enfants à l’école. Ce soir-là, elle insiste pour savoir s’il y a une autre femme dans sa vie : Mario finit par reconnaître que oui. Puis la situation dégénère : il se blesse la bouche à cause d’un morceau de verre tombé dans la sauce tomate des pâtes et s’en va en hurlant.

    Bouleversée, Olga veut réagir et d’abord sauver les apparences : ne pas laisser voir son désespoir comme « la pauvrette », éviter « de ressembler aux femmes rompues d’un livre célèbre » (La femme rompue de Simone de Beauvoir) que lui avait fait lire son prof de français quand elle avait proclamé, vingt ans plus tôt, qu’elle voulait « être écrivain ».

    Malgré elle, Olga commence à se négliger, se surprend à utiliser un langage obscène, elle qui a toujours veillé à s’exprimer de façon soignée. Elle observe avec terreur comment les choses lui échappent, jusqu’à lui faire craindre d’oublier ce qu’elle a à faire et même ses enfants. Pour se calmer, la nuit, elle écrit des lettres à Mario, et dort le jour. Sa vie devient de plus en plus confuse et les enfants s’en rendent compte.

    Après un appel de Mario sur son portable – la ligne fixe est sans cesse en dérangement –, elle tâche de s’arranger un peu et met l’appartement en ordre pour sa visite, mais la dispute éclate. Il lui faut trouver où il vit Mario avec qui, même si les amis à qui elle a téléphoné sont restés évasifs. Olga se met à errer la nuit, observe leur voisin Carrano rentrer tard dans leur immeuble et trouve par terre son permis de conduire.

    Tous les problèmes domestiques dégénèrent, que ce soit une invasion de fourmis ou qu’Olga se fasse insulter au parc où elle promène Otto, leur chien-loup, qui fait peur aux gens. Après que les enfants, oubliés, sont rentrés seuls de l’école et disent avoir trouvé la porte entrouverte, elle fait changer la serrure. Elle est de plus en plus confuse et sans patience.

    Lorsqu’elle aperçoit un jour Mario et sa nouvelle compagne devant la vitrine d’une bijouterie et qu’elle reconnaît Carla, la fille de Gina, à présent majeure, elle frappe violemment son mari, déchire sa chemise, sans se soucier des gens qui regardent la scène. « Que pouvais-je faire après tout, j’avais tout perdu, tout ce qui était à moi, tout, irrémédiablement tout. »

    Cette dernière phrase du chapitre quinze, à peu près au milieu des Jours de mon abandon, marque le début d’une dérive dans le comportement d’Olga : vis-à-vis de son voisin, de ses enfants, du chien, d’elle-même – qui s’abandonne. Il ne s’agit plus seulement de distraction, d’oubli, mais d’hallucinations, d’une sorte de cauchemar éveillé à côté de sa vie, aux franges de la folie.

    Comme Elena Ferrante l’explicite dans Frantumaglia, il n’était pas question pour la romancière de laisser son héroïne se dissoudre dans l’abandon : au contraire d’Anna Karenine ou d’Emma Bovary, Olga souffre mais lutte, résiste. On ne lâche pas le récit de plus en plus intense de ses débordements et au bout du compte, on verra comment, peu à peu, elle trouve une issue.

  • Tous les quatre

    emma doude van troostwijk,ceux qui appartiennent au jour,roman,littérature française,pasteur,famille,vieillesse,mémoire,amour,culture« Je ne pensais pas retrouver mes deux enfants un jour. Nous sommes assis tous les quatre sur le balcon du Presbytère. La chemise de Nicolaas est ouverte. Mama, pieds nus, lit allongée sur un transat. Papa fume, les yeux dans le vague. Je suis content que vous soyez là. De la porte du salon restée ouverte s’élève La Solitude de Barbara. Si c’était un film, nous en serions à la dernière scène. Un happy end rétro sur la terrasse d’une maison. La caméra qui s’éloigne, laissant derrière elle une famille qui se retrouve enfin sous le soleil timide du mois de mai. »

    Emma Doude van Troostwijk, Ceux qui appartiennent au jour

  • Appartenir au jour

    Emma Doude van Troostwijk (°1999), une Néerlandaise qui a grandi en France, a vu son premier roman publié en janvier 2024 aux Editions de Minuit : Ceux qui appartiennent au jour. Augustin Trapenard l’a invitée à La Grande Librairie, le roman a reçu plusieurs prix. Dans un français singulier qui lui donne un ton à part, elle raconte l’histoire d’une jeune femme qui rentre à la maison (un presbytère) après un an d’absence et y retrouve sa famille. Des observations, la vie quotidienne, les liens entre eux, c’est par petites touches que la romancière nous fait entrer dans ce quasi-huis clos.

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    Presbytère de Chartrené, XVIIIe, photo JC Allin (Wikipedia)

    Sa première impression en arrivant est celle d’un certain délabrement des lieux. Dans son fauteuil à bascule, Opa, son grand-père ne la reconnaît pas : « Il tend la main et dit, enchanté de vous rencontrer madame, je vous attendais. » Son frère Nicolaas essaie de mettre de l’ordre dans le jardin qui ressemble à un terrain vague. Leur père pasteur, en burn-out, ne bouge pas de son lit ; elle passe des heures à le regarder « s’assoupir et se réveiller ».

    « Quand il rentre de son stage, Nicolaas s’allonge près de nous. Il dépose un baiser sonore sur le front de Papa et dit, plus qu’un mois et je suis pasteur, t’imagines ? Mon père se redresse un peu, tapote l’épaule de mon frère et dit, et moi je suis devenu homme au foyer. Ils rient. » Le père lui-même souffre de trous de mémoire qu’il tâche de compenser à l’aide de post-it au mur.

    Par séquences d’une ou deux pages, ou quelques phrases, nous découvrons ce que regarde la narratrice : le visage creusé d’Opa, les « cafés servis par Oma dans des tasses aux motifs anciens. Du bleu de Delft. » Régulièrement, elle mentionne les différences entre le français et le néerlandais. « Il ne faudrait pas dire nature morte. Il faudrait dire vie silencieuse. Stilleven. » Quand son grand-père la réveille à trois heures du matin : « Ça va aller Opa, alles gaat goed, alles gaat goed » (Tout va bien).

    « En français ils perdent la tête. En néerlandais ils perdent le chemin. Ze zijn de weg kwijt. » Les troubles de la mémoire occasionnent des moments suspendus, parfois des fous-rires. En pleine nuit, son grand-père se croit en retard pour l’heure du culte qui a sonné au temple protestant. Son fils est devenu pasteur comme lui et bientôt ce sera le tour de Nicolaas, son petit-fils. Entre le frère et la sœur, on sent une grande complicité.

    A l’approche de son ordination, Nicolaas s’interroge. « Tu crois en Dieu, Papa ? » Son père ne répond pas tout de suite « et finit par dire, je crois à la puissance des histoires. » Opa entraîne sa petite-fille au jardin pour lui confier un secret – « Ne le dis à personne » – puis sort de sa poche un papier froissé : un mail qu’il ne lui a jamais envoyé, où il disait sa joie à la lecture d’un texte qu’elle avait écrit et lui confiait que son prénom, Zacharie, veut dire « Dieu s’est souvenu », ce qui le fait sourire.

    Mama, sa mère, est à la cuisine ou à l’ordinateur ou en réunion avec le conseil presbytéral. Quand son fils se demande s’il va y arriver, elle dit « tu sais, écrire une prédication c’est un peu comme parler d’amour. » Au petit déjeuner, prière, lecture de la Bible. Opa met du thé au lieu de lait dans ses corn flakes. Plus tard, il sifflote en posant une pièce d’un puzzle « à un endroit improbable ».

    Les souvenirs d’enfance affluent dans le récit. On regarde des scènes du passé sur des cassettes VHS, dans des albums. Sur le mur de la chambre, il y a les traits de son frère plus petit qu’elle, à onze ans encore – « Maintenant je suis obligée de me hisser sur la pointe des pieds pour poser mes joues contre les siennes. » Son frère célèbre un enterrement, un baptême. A une semaine de son ordination, on lui demande en visioconférence pourquoi il veut devenir pasteur. Un silence, puis « Nicolaas reprend, mais j’ai des doutes ces derniers temps sur le sens de. [sic]» A sa sœur, il dira « avoir envie de faire un métier qui n’existe plus », vouloir « faire un truc qui compte, un truc qui compte vraiment. »

    Emma Doude van Troostwijk (littéralement : du quartier de la consolation) met une douceur infinie dans les rapports entre ses personnages, les suit avec délicatesse jusque dans les égarements de la raison, de la mémoire, des corps. « L’un des romans les plus originaux de la rentrée littéraire », « par la forme et le fond » écrit Guy Duplat dans La Libre : « Tous les personnages sont sur le fil de la vie, fragiles à en tomber. »

    Sophie Creuz parle joliment d’un « petit livre d’heures », « un livre écrit à l’encre de la tendresse » (RTBF). « En français, ils ne tiennent qu’à un fil. En néerlandais ils appartiennent au jour. Het zijn mensen van de dag. » Voilà qui explique le titre magnifique : il donne la tonalité de ce premier roman lumineux où on chante, on sourit, on danse, on pleure, on prie, on doute, on s’épaule. Qu’ajouter ? En phrases simples, on s’aime.

  • Les Shakers

    banks,le royaume enchanté,roman,littérature anglaise,états-unis,ruskinites,shakers,vie communautaire,croyance,famille,récit de vie,amour,culture« L’interprétation de la Bible par les Shakers, leur croyance qu’il y aurait une vie après la mort et que Mère Ann Lee, cette Anglaise du XVIIIe siècle, régnait à l’égal de Jésus avec qui elle résidait maintenant dans le Ciel, les hymnes, leurs marches chorégraphiées et leurs prières chantées avec solennité qui caractérisaient leurs offices quotidiens et ceux du jour du Seigneur, tout cela aurait pu paraître original, voire assez bizarre, à des gens qui n’auraient pas été des Shakers. Mais dans le Sud, à cette époque, où les chrétiens, blancs autant que noirs, pratiquaient de nombreuses et diverses formes enthousiastes de foi, les Shakers se démarquaient à peine. Leur société communiste ne faisait pas non plus l’objet de réprobation ou de soupçon chez les gens de la région, car ceux-ci admiraient leurs compétences agricoles, leurs élevages, leur inventivité mécanique, leur éthique de travail et leur zèle, en même temps que leur flair commercial, leur honnêteté et leur franchise. »

    Russell Banks, Le royaume enchanté

    Meubles de rangement d’une graineterie Shaker (illustration de l'article "Shakers,
    la secte américaine qui a inventé le design minimaliste"
    par Guy-Claude Agboton dans Ideat.fr )

  • Souvenirs du royaume

    Le royaume enchanté (2022, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Furlan) est le dernier roman de Russell Banks (1940-2023), dont j’avais aimé American Darling, entre autres. « Malgré son immense succès, il est toujours resté fidèle à ses origines sociales modestes : son œuvre romanesque, particulièrement empathique, comme ses interventions dans le débat public n’ont eu de cesse de faire résonner la voix des plus humbles. » (Le Temps)

    Banks Le royaume enchanté.jpg

    Dans le prologue, le romancier dit avoir trouvé des bandes magnétiques au sous-sol de la bibliothèque de Saint Cloud (Floride), près de livres à donner, avec l’inscription « The Magic Kingdom » sur l’emballage. C’est aussi le nom donné par la Walt Disney Company au parc de loisirs construit sur les 2800 hectares rachetés vers 1950 aux Shakers de la Nouvelle-Béthanie, qui les avait acquis en 1890. Dans un endroit protégé du domaine, lui indique la bibliothécaire, trois plaquettes portent les noms de Harvey Mann (1890-1972), Sadie Pratt (1883-1910) et L’Aînée Mary Glynn (1838-1911), des Shakers.

    Harvey Mann avait 81 ans quand il a enregistré son histoire. Sa famille, des « Blancs du Nord », est arrivée dans la colonie utopiste de Waycross, des adeptes radicaux de Ruskin, en 1901. « C’est là que ma famille a commencé son long pèlerinage de la lumière vers l’obscurité puis de retour à la lumière, selon l’interprétation de mes yeux d’enfant, puis, dans les années qui ont suivi, vers une obscurité encore plus épaisse dont j’ai cru qu’elle n’aurait jamais de fin. »

    Avant de rejoindre les Shakers en Floride, sa famille vivait dans la colonie originelle des Ruskinites, celle de Graylag, plus au nord, près d’Indianapolis – une période de « bonheur pastoral ». Harvey et son jumeau, Pence, et leurs frères jumeaux nés deux ans plus tard, Royal et Raymond, y ont reçu une bonne instruction. A Waycross, dans une communauté de Ruskinites schismatiques, opposés au « capitalisme à salaire d’esclave »,  ils résidaient dans une petite cabane « sans fenêtres, froide, pleine de courants d’air, au sol en terre ».

    Leur père était déjà malade (typhus) quand il a décidé de les envoyer à la plantation Rosewell de M. Hamilton Couper : il imaginait que leur mère (enceinte de leur sœur Rachel) y trouverait un travail de couturière et ses garçons, de bons emplois. Avant de mourir, il a désigné Harvey comme « l’homme de la famille ». Mais à la plantation, où à part les Mann, presque tous les travailleurs étaient noirs, ils se retrouvent réduits au servage par contrat : les frais à rembourser dépassent l’argent gagné, un travail éreintant est imposé à tous, avec de mauvais traitements et aucune possibilité de fuir.

    C’est là qu’arrive un jour de 1902, grâce à une lettre que lui a écrite leur mère, l’Aîné John Bennett. Il paie leurs dettes pour les emmener dans la colonie des Shakers en Floride, la Nouvelle-Béthanie (village où Lazare a été ressuscité). Les Shakers y cultivent des terres très fertiles et il y fait plus chaud, même s’il faut affronter les moustiques, les pluies torrentielles, les ouragans. Dans le train, l’Aîné John, grand, fort et séduisant, se montre très attentionné pour leur mère et commence tout de suite à expliquer les principes des Shakers, qui considèrent leur fondatrice, Mère Ann Lee, comme la deuxième apparition de Jésus sur terre.

    Pureté (abstinence sexuelle totale), communauté (le bien commun l’emporte sur le bien individuel) et séparation (par rapport au reste de la société) constituent le socle de leur doctrine. Harvey, à douze ans, n’y voit pas d’objection. Il faut avoir dix-huit ans pour devenir Shaker. On attend des enfants qu’ils rendent service et respectent le mode de vie communautaire, travaillent dans de bonnes conditions et dans la joie, à l’instar des Shakers.

    La péniche qui les amène de St. Cloud à la Nouvelle-Béthanie fait escale à Narcoossee où deux femmes montent à bord : l’Aînée Mary Glinn qui dirige les Shakers avec Bennett et une jeune femme mince et pâle, Sadie Pratt, une résidente du sanatorium voisin. Dès cette première rencontre avec Sadie Pratt, Harvey en est éperdument amoureux. Il s’intègre vite dans la communauté, imite l’Aîné John, apprend l’apiculture. Chaque membre de la famille vit là séparément des autres, ce qui soulage Harvey de ses responsabilités d’aîné.

    Au début de la cinquième bobine (sur quinze), Harvey Mann a le sentiment d’avoir dévié de son intention première : « raconter ce qui est arrivé, il y a de cela soixante ans et plus, à Sadie Pratt, à l’Aîné John et à l’Aînée Mary. Ainsi qu’aux Shakers de la Nouvelle-Béthanie. Et à ma famille. Et à moi. C’est une histoire qui a fait beaucoup de bruit à l’époque, un scandale national traité par de nombreux journaux […]. »

    D’une communauté de croyants à la spéculation immobilière, de la Nouvelle-Béthanie des Shakers au parc de loisirs, de l’utopie à la société de consommation : Le royaume enchanté décrit une vie communautaire prospère, l’éveil amoureux, mais aussi l’hypocrisie, le mensonge, les épreuves et la catastrophe finale que lui, Harvey, a déclenchée.