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famille - Page 11

  • Au cœur de l'anxiété

    Aurais-je emprunté ce roman si j’avais lu plus attentivement la quatrième de couverture ? Imagine que je sois parti d’Adam Haslett (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Mercier) raconte l’histoire d’une famille où l’on s’aime, mais où rôde l’anxiété. Depuis Face aux ténèbres de William Styron, c’est sans doute le texte le plus terrible que j’aie lu sur la dépression.

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    Les cinq membres d’une famille racontent des séquences de leur histoire. Alec, en premier, le plus jeune, sorti du chalet dans le Maine où il séjourne avec son frère, si bouleversé qu’il n’arrive pas à téléphoner à ses proches – « Dès que je parlerais, ça deviendrait réel ». Le marchand de homards qui le voit lui demande s’il a besoin d’aide. « Il est arrivé quelque chose, ai-je dit, à voix haute pour la première fois. C’est mon frère. » Michael, son frère aîné, a laissé sur la boîte vocale un dernier message, absurde et sincère comme il aime en écrire, disant qu’il a vraiment tout essayé et aimé sa famille du plus profond de son cœur.

    Flash-back. C’est par Margaret, la mère, qu’on découvre l’histoire de cette famille, installée dans le Maine depuis que John, le père, y a été envoyé pour son travail. Ses tenues impeccables, son sérieux, ses manières l’avaient séduite en Angleterre et, malgré un séjour de John à l’hôpital où elle avait retrouvé son fiancé dans un état méconnaissable, le visage inexpressif, fatigué, à son retour de New York, elle l’avait épousé. Quinze ans avaient passé, ils avaient trois enfants : Michael, Celia et Alec.

    Celia se rappelle une sortie en mer avec son père et son petit frère. En revenant vers l’île, John avait coupé le moteur et s’était allongé dans le fond du bateau en fermant les yeux : « Imaginez que je sois parti, imaginez que vous êtes seuls tous les deux. Qu’est-ce que vous faites ? » Un test ? Un jeu ? Celia avait tout de suite pris une rame, mais Alec, trop petit pour tenir l’autre, l’avait laissé partir dans l’océan. Seule, Celia n’y était pas arrivée, Alec pleurait – « le jeu était presque terminé. »

    La tension entre leurs parents, les enfants la ressentent tous les trois. Ils savent à quel point leur mère est exaspérée par l’attentisme de leur père au sujet d’un retour en Europe, qu’elle voudrait leur faire découvrir. John, lui, s’en fait surtout pour Michael, malheureux à l’école, inquiet de tout, parti étudier à Londres et qui s’éloigne à présent « dans des mondes parallèles ». Le père a l’impression de leur voler leur vie à tous. « Ce que j’essaie de faire est impossible. Leur dire adieu sans les prévenir que je m’en vais. »

    C’est après le suicide de John (à la fin de la première partie) qu’on va en apprendre davantage sur le monde intérieur de Michael, à travers ses réponses à un questionnaire médical sur sa santé mentale. Les goûts musicaux et les tenues vestimentaires comptent énormément à ses yeux, il sait quoi porter pour être à la hauteur et entrer dans les meilleures boîtes de nuit où la musique répond à son besoin de se tenir « au cœur de l’ouragan ». Refusé ailleurs à cause de ses piètres résultats scolaires au lycée, il est finalement admis à l’université de Boston. Là, « à l’aube de la techno », il obtient de tenir une plage horaire de deux à quatre heures du matin et d’y diffuser de la musique électronique, avec de plus en plus de succès.

    La musique est le ressort principal de sa vie et lui vaut ses plus belles rencontres. Mais ses tentatives de « vraie liaison » ne résistent pas au fil du temps. L’injustice sociale et la mémoire de l’esclavage le hantent. Michael s’est mis à voir le Dr Gregory qui soignait son père et « dégainait facilement l’ordonnance ». La première dose de Klonopin lui a fait un effet inoubliable, tout son corps s’est mis à sourire – « j’ai rarement été plus heureux ». L’inquiétude l’a quitté, un long « sursis ». Puis d’autres médicaments ont suivi, dont il raconte les effets dans des pages sidérantes.

    On découvrira la vie de Celia, thérapeute sociale, avec Paul, auteur de scénarios ; il travaille à la maison et s’occupe de l’intendance. On suivra la vie d’Alec, gay, journaliste en matière financière, et sa vie amoureuse. Michael écrit un compte rendu désopilant de la thérapie familiale qu’ils ont fini par tenter tous ensemble, préoccupés par leur mère qui manque d’argent pour conserver la maison familiale, ce qui leur donne à tous un sentiment de culpabilité, amplifié par les souffrances et les addictions de leur frère aîné.

    Adam Haslett avait déjà traité de la maladie mentale dans un recueil de nouvelles remarqué, Vous n’êtes pas seul ici (You Are Not A Stranger Here), et des problèmes sociaux et financiers dans un roman, L’intrusion (Union Atlantic). Imagine que je sois parti (Imagine me gone) est inspiré par sa propre vie familiale, son père s’est suicidé quand il avait quatorze ans. Un roman bouleversant, écrit sur un ton original, que je suis contente de ne pas avoir laissé de côté.

  • Déstabilisée

    anne berest,la carte postale,roman,littérature française,juifs,shoah,enquête,famille,culture,histoire« – Si tu étais vraiment juive, tu ne prendrais pas cela à la légère.
    Sa phrase avait rasé les visages de chacun avant de m’atteindre. Tout le monde fut surpris de la violence de sa remarque.
    – Qu’est-ce que tu veux dire ? a demandé Georges. Elle t’a dit que sa mère est juive. Sa grand-mère est juive. Sa famille est morte à Auschwitz. Tu veux quoi en plus ? Il te faut un certificat médical ?
    Mais Déborah ne s’est pas démontée.
    – Ah oui ? Tu parles du judaïsme dans tes livres ?
    Je n’ai pas su quoi répondre, j’étais déstabilisée. Je me suis mise à bafouiller. Alors Déborah m’a fixée droit dans les yeux pour me dire :
    – En fait, si je comprends bien, toi tu es juive quand ça t’arrange. »

    Anne Berest, La carte postale

  • Quatre prénoms

    Le dernier roman d’Anne Berest, La carte postale, a été largement primé et recommandé dans la blogosphère. Le passage de la romancière à La Grande Librairie en avril dernier m’a tout à fait décidée à le lire. La carte éponyme figure sur la couverture du Livre de Poche, une photo en couleurs de l’Opéra Garnier et au dos, quatre prénoms.

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    Edition en gros caractères (2 volumes)

    Le roman s’ouvre sur l’arrivée de cette carte en janvier 2003 dans la boîte aux lettres de sa mère et l’effroi ressenti par celle-ci en découvrant les prénoms, « ceux de ses grands-parents maternels, de sa tante et de son oncle », tous les quatre morts à Auschwitz en 1942. Le dimanche suivant, toute la famille se rassemble – les parents d’Anne B. et ses sœurs : une photo de l’Opéra dans les années 90, le cachet de la poste du Louvre. Que peut signifier ce message anonyme ?

    Anne Berest, la narratrice, avait alors 24 ans  « et la tête occupée par une vie à vivre et d’autres histoires à écrire ». Ses parents ont glissé la carte dans un tiroir. Ce n’est que dix ans plus tard, quand Anne B. se repose chez ses parents en attendant d’accoucher, que Lélia, sa mère, se met à lui raconter ce qu’elle sait de la vie de ces quatre parents : Ephraïm, Emma, Noémie et Jacques.

    Dans leur famille, tout commence par un amour contrarié à Moscou, celui d’Ephraïm Rabinovitch pour Anna Gavronsky, fille d’une cousine germaine. On lui cherche une autre fiancée. Ce sera Emma Wolf, la fille d’un grand industriel, venue de Lodz, à plus de mille kilomètres, pour épouser Ephraïm. En avril 1919, les jeunes mariés vont fêter Pessah, la pâque juive, chez les parents d’Ephraïm – Emma est enceinte.

    Ephraïm, socialiste avant tout, n’accorde pas d’importance à la religion, mais il aime cette fête traditionnelle. Ses parents ont exceptionnellement invité tous leurs cousins (sauf les Gavronsky). Le soir de Pessah, après la lecture du récit de la sortie d’Egypte et les prières, son père les surprend. Nachman tient, en tant que chef de famille, à les avertir : il est temps pour eux tous de quitter la Russie où l’antisémitisme renaît, malgré la Révolution. Nachman et sa femme Esther ont décidé de partir en Palestine et voudraient qu’ils les suivent là-bas.

    Emmanuel, leur plus jeune fils, préfère Paris, même si Nachman déconseille l’Europe. Quand Ephraïm sera recherché par la police, il choisira la Lettonie, tout juste indépendante, où les Juifs peuvent s’installer sans problème. Myriam (la grand-mère d’Anne B.) naît à Moscou en août, pendant qu’ils préparent leur départ pour Riga, où naîtra sa petite sœur, Noémie.

    « Terres promises », le Livre I, est le récit par Lélia des péripéties vécues par le couple, lettres et photos à l’appui. Les affaires tournant mal en Lettonie, Ephraïm et Emma vont rejoindre les parents en Palestine. Mais Ephraïm ne se fait pas à ce pays ; ils décident de repartir à Paris où Emmanuel est heureux de ses débuts au cinéma et où naîtra leur troisième enfant, Jacques.

    C’est l’histoire d’une famille heureuse jusqu’au 13 juillet 1942. Ce soir-là, les gendarmes viennent chercher les enfants, Noémie et Jacques. Ephraïm a eu le temps de chasser Myriam dans le jardin. Mariée en 1941 avec le beau Vicente Picabia (fils du peintre), elle ne figurait pas sur la liste. Elle seule survivra à la guerre.

    On n’est pas encore au milieu du roman quand la véritable enquête sur la carte postale débute, au Livre II, « Souvenirs d’un enfant juif sans synagogue ». La mère d’Anne qui s’occupe le mercredi de sa fille Clara, six ans, lui téléphone un soir, inquiète des mots de sa petite-fille : « Parce qu’on n’aime pas trop les Juifs à l’école ». L’image de la carte anonyme reçue par Lélia seize ans plus tôt lui revenant comme un flash, Anne B. veut « coûte que coûte » en retrouver l’auteur. Elle va avoir quarante ans, « cet âge où une force vous pousse à regarder en arrière, parce que l’horizon de votre passé est désormais plus vaste et mystérieux que celui qui vous attend devant. »

    Alors qu’on pensait lire la tragédie d’une famille juive parmi tant d’autres, le roman devient une quête pleine de suspens, de détours prévisibles et de hasards imprévisibles, passionnante, même si tant de pistes n’aboutissent pas. Des informations vont peu à peu permettre à Anne d’avancer, grâce aux archives de sa mère, qui a fait ses propres recherches et mis tant de choses par écrit.

    Dans cette traversée du XXe siècle, on croise autour des Rabinovitch des personnes sympathiques et d’autres beaucoup moins. Le temps d’un livre, Anne Berest rend son épaisseur à la vie de sa famille et reconstruit son histoire, tellement romanesque dirait-on – si elle n’était pas vraie ni si tragique. Formidable !

  • Amoindrir

    catherine demaiffe,jusqu'au lever du jour,roman,littérature française de belgique,écrivain belge,famille,couple,drame,amour,culture,violence,pédophilie,alcoolismePendant ce séjour forcé chez ses amis
    Victor aurait presque apprécié
    passer du temps avec ses enfants
    ceux-ci auraient presque renoué avec leur père
    si ce dernier n’avait pas décidé
    de mettre toute son énergie
    à amoindrir la gravité de la situation
    auprès de ses hôtes
    il ne fallait surtout pas que cela s’ébruite
    sa femme
    alcoolique
    cela pourrait entacher sa réputation
    il ne pouvait pas la laisser tout ruiner.

    Catherine Demaiffe, Jusqu’au lever du jour

  • Jusqu'au lever

    C’est un récit étonnant qui se déroule sous la couverture de Jusqu’au lever du jour, le premier roman de l’actrice Catherine Demaiffe. L’histoire commence en 1957 à Messancy, en province de Luxembourg : le « Vive Jésus Vive Jésus » de la sœur dans le dortoir à l’aube réveille la Petite et les autres internes pour la prière du matin, avant de s’habiller et d’aller assister à la messe. La vie des « pupilles » des Religieuses de la Doctrine chrétienne est réglée en tous points.

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    La Petite n’a plus de famille à part sa tante Maria, qu’elle appelle Yaya. La sœur de son père, très bigote, l’a sauvée de l’orphelinat après l’accident d’avion qui a coûté la vie à ses parents, à son frère et à sa sœur cinq ans plus tôt, « quelque part dans le ciel au-dessus d’Idiofa, province du Kivu, Congo belge ». A la même époque, Louise, qui vit à Lambusart, dans le Hainaut, reçoit une lettre du père de son fils, il s’est marié à Porto Rico :

    Louise ferait croire à son petit garçon
    le plus longtemps possible
    que son père reviendrait

    Voilà comment le texte se présente tout du long (je mets des italiques pour citer ce passage imprimé en caractères droits, les italiques y sont réservées aux paroles), seul l’épilogue comporte des paragraphes. Aucune ponctuation, à part un point et un blanc à la fin de chaque séquence. Cela ne gêne en rien la lecture, le rythme est donné par le découpage de la phrase.

    Un jour, Victor trouve cette lettre de son père dans les affaires de sa mère et comprend pourquoi, bien qu’il soit « studieux et appliqué », les écoliers le traitent de « sale bâtard » ou de « fils de pute ». Quand Louise le découvre avec la lettre prise dans son tiroir, elle hurle avant de s’emparer du martinet suspendu au mur pour le châtier. A l’usine textile, elle-même reçoit les insultes réservées aux filles-mères.

    L’abbé Minot, qui s’occupe des scouts de Lambusart, jette son dévolu sur Victor. D’abord fier d’être son préféré, le garçon n’ose résister aux gestes déplacés du « saint homme ». Victor a une belle voix, l’abbé propose à sa mère de faire son éducation musicale, de le faire chanter dans la chorale, puis de le faire entrer au Collège de Bonne-Espérance. Comme planifié, son protégé entre au Grand Séminaire. Mais on l’y juge trop peu équilibré pour devenir prêtre et Victor est renvoyé à la vie de laïc. Bouleversée, sa mère qui était si fière de lui avale des barbituriques.

    De son côté, la Petite a dû encaisser, elle aussi. Quand après une enfance minée, Victor et Alexandra, se rencontrent en 1968 à l’université, le rapprochement est facile. « Alexandra crevait d’amour / autant que la Petite avait crevé d’ennui / elle  crevait de vivre / autant que la Petite avait crevé de mort / alors elle arrêta ses études de droit / qui la faisaient chier / elle prit son héritage d’orpheline / et elle partit avec Victor / vers un avenir chargé de promesses. »

    On se doute qu’ils ne vivront pas heureux même s’ils auront trois enfants. Victor, en père intransigeant et narcissique, frappe ses enfants et méprise sa femme. Seule compte pour lui sa carrière de chanteur : reçu au Conservatoire, engagé dans les chœurs de la Monnaie, il va devenir un excellent soliste. Pour Alexandra, qui s’est mise comme entre parenthèses dans cette famille, la vie est un enfer.

    En lisant cette histoire dramatique, on se demande bien qui, des parents ou des enfants, réussira à s’en sortir et comment. Quand les malheurs cascadent ainsi, peut-on rebondir ou du moins s’apaiser ? L’heure d’une prise de conscience, bon gré mal gré, arrivera pourtant, et de nouveaux choix. Catherine Demaiffe ouvre une fenêtre sur l’espoir, l’appel d’air est irrésistible – comme un saut dans l’inconnu. On veut y croire.