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famille - Page 44

  • Ensemble

    « Seuls ceux qui survivent à une mort se retrouvent véritablement seuls. Les liens qui constituaient leur existence – les plus profonds comme les plus insignifiants en apparence (jusqu’à ce qu’ils soient rompus) – ont tous disparu. didion,joan,l'année de la pensée magique,récit,autobiographie,littérature anglaise,etats-unis,mort,couple,famille,séparation,deuil,écriture,cultureJohn et moi avons été mariés pendant quarante ans. Tout ce temps, excepté les cinq premiers mois de notre mariage, quand John était encore au magazine Time, nous avons travaillé chez nous. Nous étions ensemble vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce qui inspira toujours un mélange de joie et d’inquiétude à ma mère et à mes tantes. « Présent pour le meilleur ou pour le pire, mais jamais pour le déjeuner », me disait souvent l’une ou l’autre, les premières années. Impossible de compter toutes les fois, au cours d’une journée ordinaire, où il se passait soudain quelque chose qu’il fallait que je lui raconte. Ce réflexe n’a pas disparu avec sa mort. Ce qui a disparu, c’est la possibilité d’une réponse. »

    Joan Didion, Lannée de la pensée magique

    Photo : L’année de la pensée magique, Booth Theater, mise en scène David Hare, Vanessa Redgrave dans le rôle de Joan Didion

     

     

     

  • Une année sans lui

    Le rendez-vous avec un livre obéit souvent à des règles capricieuses : on ouvre celui-ci sans tarder, celui-là, on le réserve à certaines circonstances, à une certaine humeur. Ce que j’avais lu sur L’année de la pensée magique de Joan Didion (2005, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Demarty) m’avait décidée à la lire, mais quelle était la bonne saison pour entrer dans ce livre de deuil ? 

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    Photo de famille à Malibu, 1976

    C’est la catastrophe la plus redoutée : voir disparaître la personne avec qui on partage sa vie. « La vie change vite. La vie change dans l’instant. On s’apprête à dîner et la vie telle qu’on la connaît s’arrête. La question de l’apitoiement. » Ces phrases ouvrent le récit de Joan Didion, les premiers mots qu’elle a écrits après la mort de son mari, John Gregory Dunne, le 30 décembre 2003, vers neuf heures du soir, victime d’une attaque coronarienne, à la table où ils allaient dîner.

    Comment cela s’est-il passé ? Comment un instant « ordinaire » devient-il autre chose, qu’on n’a jamais connu ? Joan Didion veut rendre au plus près ce bouleversement dont on n’a aucune idée, quand bien même on l’a observé chez d’autres. Ce n’est pas du tout un livre de lamentations, de regrets, c’est une approche de l’indicible expérience de la perte, un effort de compréhension, un exercice nécessaire pour elle, une manière de reprendre sa vie en main : raconter une année sans lui.

    Quintana, leur fille, était depuis cinq jours aux soins intensifs pour une grippe sévère qui avait dégénéré brusquement en pneumonie. Ce mardi soir, ils venaient de rentrer de l’hôpital, John avait lu pendant qu’elle préparait le dîner, ils s’étaient assis à table. « John parlait – puis ne parla plus. »

    Joan Didion est à la recherche des moindres faits, paroles, gestes qui ont précédé et suivi la crise fatale, l’appel des secours, l’intervention médicale sur place, puis aux urgences. Etrange de ne plus pouvoir en discuter avec John. « Parce que nous étions tous deux écrivains et travaillions tous deux à la maison, nos journées étaient rythmées par le son de nos voix. » Alors, ce silence, quand elle est rentrée du New York Hospital…

    Pour sortir de la confusion, Joan Didion se documente : registre des concierges de l’immeuble, certificat de décès, rapport d’autopsie. Des souvenirs surgissent, qui semblent des présages, comme quand il lui avait demandé récemment de noter quelque chose pour lui puis ajouté : « Tu peux t’en servir si tu veux. » – « Que voulait-il dire ? Savait-il qu’il n’écrirait pas son livre ? »

    « L’affliction ne connaît pas la distance. L’affliction se manifeste par vagues, par de brusques élans, des appréhensions soudaines qui font fléchir les genoux, aveuglent le regard et annihilent le cours de la vie normale. » Une amie est venue ce soir-là, a donné des coups de téléphone, a proposé de rester, mais elle a refusé. « J’avais besoin d’être seule pour qu’il puisse revenir. Ainsi commença pour moi l’année de la pensée magique. »

    Joan Didion lit Freud, Melanie Klein, vide des étagères – « c’était ce qu’on faisait après la mort de quelqu’un » – bloque sur les chaussures – « il aurait besoin de chaussures, s’il revenait ». Les failles dans son raisonnement ne cessent de l’intriguer, même si en apparence, elle se comporte « de manière tout à fait rationnelle ».  L’incinération, reportée en attendant que sa fille soit capable de participer à la cérémonie, aura lieu presque trois mois après la mort de John, en mars.

    « Quand les temps sont difficiles, m’avait-on enseigné depuis toute petite, lis, apprends, révise, va aux textes. Savoir, c’était contrôler. » Les écrits sur le chagrin du deuil, si banal, ne sont pourtant pas si nombreux. Des poètes la réconfortent : « Rien ne me paraissait plus exact que ces poèmes et ces danses des ombres. » Elle lit des essais, des études « incontournables » sur le deuil « normal » ou « pathologique ». Elle réfléchit.

    Sa vision du monde a changé. Des discussions lui reviennent, qui aujourd’hui font sens de manière nouvelle, et aussi des remarques sur John, sur ses romans. Ses pensées reviennent inlassablement au soir du 30 décembre : le déroulé des faits ouvre à chaque fois de nouvelles prises de conscience sur ce qui s’est passé alors, en elle et autour d’elle.

    Joan Didion est devenue veuve, et la santé de sa fille n’a pas fini de chanceler gravement – comment vivre ? Elle évite certains endroits, mais les souvenirs surgissent à l’improviste et l’esprit s’y engouffre. Savoir, compréhension, récit, analyse, L’année de la pensée magique témoigne du combat d’une femme contre « l’apitoiement » et rend compte, avec une volonté constante de lucidité, de ce qui fait la vie de couple, de ce que fait la séparation, de ce que peuvent les mots.

  • Inconnue

    Alet couverture.jpg« Sur le comptoir carrelé de l’ancienne boucherie-charcuterie, je trouve une pile de catalogues de l’expo. Je feuillette l’exemplaire de démonstration aux pages déjà cornées par les doigts distraits des visiteurs. Les portraits se succèdent, un par page, accompagnés de légendes plus ou moins obscures, Tunnel d’un lundi pluvieux, Marche haute sur talons plats, Soupir anisé. A la page 32, je tombe sur un portrait d’Elisabeth. Celui de la chambre de Papy Louis, du piano des parents. Celui que j’ai cherché sur le mur, tout à l’heure, pressentant sa présence mais ne le distinguant pas des autres portraits. Le regard sombre d’Elisabeth porte la légende Inconnue. »

     

    Mathilde Alet, Mon lapin

  • Premier roman

    Premier roman de Mathilde Alet, Franco-belge née à Toulouse en 1979, Mon lapin raconte les adieux de Gabrielle à son grand-père, Papy Louis, le jour de son enterrement. Malgré l’insistance de ses deux filles, il avait été « hors de question d’aller s’enterrer dans un mouroir bourré de vieux » et il avait pu se faire aider à domicile grâce à l’association « Vieillir chez soi ». 

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    Firmin Baes (1874-1943), Jeune fille pensive

    Quand elle allait le voir, Gabrielle logeait dans la chambre rose préparée par la femme de ménage, et sortait le promener dans sa chaise roulante, comme Marc les autres jours, un jeune homme qui lui faisait aussi la lecture. Dans leurs conversations ordinaires où les mêmes questions étaient reposées à chaque fois, surgissait régulièrement le nom de sa grand-mère, Elisabeth, dont Papy Louis parlait « comme si elle était morte l’année dernière ».

     

    Gabrielle – c’est elle qui raconte, à la première personne – a du mal à imaginer sa mère Olympe et sa tante Victoire en petites filles emmenées par Elisabeth au Jardin des Plantes, elle écoute son grand-père les évoquer, elle imagine, elle s’arrête – « On marche encore un peu, mon lapin ? »

     

    L’enterrement a déjà commencé quand elle arrive, en retard à cause du train, mais sa sœur Clara la rassure, « ça vient juste de commencer ». Son grand-père ne voulait pas de discours. « Moi j’ai envie d’émotions déclamées, de sanglots, de poèmes, de marches funèbres, de Beethoven, de Mozart, de youyous. Allez, mon lapin, arrête de dire des bêtises et écoute un peu. »

     

    De l’église au cimetière, du cimetière au restaurant, on fait plus ample connaissance avec la famille. La tante Victoire, « une artiste » qui enseigne dans une école d’art, expose des photographies, intrigue Gabrielle par ses apartés avec une inconnue qui ressemble fort à sa grand-mère, dont la mort à 47 ans reste un mystère – un suicide ? – sur lequel elle aimerait connaître la vérité. Et puis, il y a ses proches, si prévisibles : Olympe et Michel, ses parents, sa sœur aînée Clara, son éternelle complice et rivale en même temps.

     

    « Ma ville natale, c’est l’appartement de Papy Louis. » Marc, qui s’était attaché au vieux monsieur, l’a entendu raconter bien des choses sur ses petites-filles et en sait plus sur Gabrielle qu’elle à son propos. Ils font connaissance le jour de l’enterrement. Sera-ce lui, la surprise de cette journée ?

     

    Mon lapin, un récit d’une centaine de pages, se lit très facilement : de petites scènes ordinaires, des souvenirs, écrits avec naturel, rien de forcé, de théâtral, juste la vie et les gens, les émotions, les doutes, les questions qu’on se pose mais qu’on ne pose pas. Un enterrement, c’est comme un bilan de famille, pas gai, mais pas si triste qu’on l’avait craint. Un enterrement, c’est un retour sur soi.

  • Entrelacée

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    « Fin octobre, M.R. invita Kroll à dîner chez elle. 
    C’était la première fois qu’elle préparait à dîner pour un autre homme qu’Andre Litovik, et elle éprouva une sorte de plaisir subreptice à faire des courses dans les meilleurs magasins d’alimentation des environs, poussant son Caddie parmi d’autres femmes qui étaient vraisemblablement des épouses, des mères, des maîtresses – des femmes prises dans le drame de vies communes avec des hommes.
    Ce qu’elle avait peut-être envié par le passé. Une vie entrelacée à celle d’un autre, si imprévisible qu’elle fût. »

    Joyce Carol Oates, Mudwoman