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famille - Page 43

  • Lumières irlandaises

    Les trois lumières de Claire Keegan (titre original : Foster, 2010), c’est un petit bijou de justesse et de sensibilité qu’on ne résume pas. Traduit de l’anglais (Irlande) par Jacqueline Odin, ce roman bref, cent pages à peine, raconte le séjour d’une fillette irlandaise chez les Kinsella. Sa mère attend un enfant, la vie est dure, l’argent manque.

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    Quand son père la conduit dans cette maison inconnue, où il la laisse sans même lui laisser des affaires pour se changer, elle est impressionnée par la manière dont on l’accueille, par l’ordre et la propreté dans la maison, même si on y vit simplement.

    Peu à peu, elle va se détendre, observer le mode de vie de ce couple sans enfant, découvrir la douceur inconnue des attentions envers elle. Quand une lettre arrive pour annoncer la naissance de son petit frère, il n’est pas encore question qu’elle rentre dans sa famille – ils peuvent la garder tant qu’ils veulent, a dit sa mère.

    Claire Keegan recrée d’une manière étonnante la perception enfantine des choses et des gens. Si vous avez, dans votre enfance, passé du temps chez l’un ou l’autre parent ou ami de vos parents, vous aurez peut-être comme moi l’impression, en lisant Trois lumières, de replonger dans cet état d’esprit particulier où l’on s’étonne et où l’on apprend beaucoup, mine de rien, dans une autre maison que la sienne.

    La vie des paysans irlandais, l’argent perdu à boire ou à jouer aux cartes, les voisins qui s’épient, les choses qui se disent et les choses qui ne se disent pas, tout cela aussi sonne juste, mais je retiendrai surtout de ce texte la qualité, la profondeur des silences. A ranger peut-être, même si le style est différent, du côté de Génie la folle d’Inès Cagnati ou de Ellen Foster de Kaye Gibbons.

  • Jaloux

    Tirtiaux couverture.jpg« Luise, ma Luise, que n’as-tu commencé une seule de tes lettres par « Mon amour » plutôt que par ce « Mon grand frère adoré » qui maintient entre nous cette distance dommageable à mon cœur ? Tu me libérerais d’un poids terrible.

    Il y a un mot pour nommer ce sentiment, un mot qui me fait horreur parce qu’il rapporte tout à soi, qu’il juge et emprisonne l’autre, s’attribue ce qui ne nous appartient pas ; et ce mot n’est autre que « jalousie ». Je deviens jaloux de ton Daniel, de toi, de vous, d’un bonheur qui, dans ma petite tête, me revient de droit et qui m’est subtilisé. »

    Bernard Tirtiaux, Noël en décembre

  • Noël et Luise

    Un titre parfait pour un cadeau de Noël (merci) : Noël en décembre (2015) de Bernard Tirtiaux conte une histoire d’amour, celui de Noël pour Luise. Dans ce septième roman du maître verrier dont vous avez peut-être lu le premier, Le passeur de lumière, c’est Noël Molinaux qui raconte : « Je t’ai vue naître, Luise, de mes yeux vue, et, tout enfant que j’étais, ta venue est restée incrustée en moi comme si tu t’étais ramifiée à mes veines, greffée comme un écho aux battements de mon cœur, au timbre de ma voix. » (Incipit)

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    Sur les hauteurs de Saint-Jean-Sart (Aubel) © Isa (Les photos d’Isa)

    Un jeu de circonstances amène Klara von Ludendorff, fille unique d’un Berlinois fortuné, étudiante en chimie à l’Institut Solvay (Bruxelles), à accoucher en terre wallonne. Son amant enfui, elle a décidé de garder l’enfant. Ses parents chez qui elle rentre à la fin de l’année universitaire n’en savent rien. Le 27 juin 1914, dans un train en route vers Cologne, elle ressent les premières contractions.

    Au signal d’alarme, le train s’arrête « en pays de Herve entre bocages et prairies », près d’une route où Léopold, 13 ans, et Noël, 4 ans et demi, accompagnent le vieux Jeff sur une charretée de foin. Coïncidence, leur mère est sur le point d’accoucher en présence du Dr Duculot, un cousin. C’est la grand-mère de Noël qui vient en aide à Klara : Luise naît sous les yeux du gamin, juste avant sa petite sœur, Lucienne.

    Klara n’a pas de lait – la mère de Noël allaite donc aussi « ce petit chat blond aux yeux très bleus dont la fixité (le) fascinait ». Sur les conseils du grand-père, ancien maïeur du village, Klara regagne Berlin seule, à la mi-juillet, « pour se donner le temps d’arrondir les angles ». Mais elle ne revient pas en août 1914, entre-temps l’Allemagne a envahi la Belgique.

    Le père de Noël est appelé ; il compte sur Léopold, « un débrouillard de première » pour veiller sur la ferme avec ses grands-parents. Bientôt les bombardements autour de Liège leur font prendre la route de l’exode. Deux mois plus tard, ils retrouvent la maison pillée, tout sens dessus dessous.

    Noël 2014 est le premier des nombreux Noëls racontés dans ce roman, un moment fort dans la famille, « l’événement majeur de l’année ». Malgré la guerre, on décore le sapin, on prépare le banquet familial, l’abbé Varlet est convié : grives et sandres de Meuse en entrée, purée de marrons et biche rituelle, grâce au grand-oncle braconnier. La cave a été dévalisée, mais Léopold a ramené du vin et du champagne d’une maison en ruine.

    Le grand-père tient son interminable discours de circonstance quand des soldats « boches » font irruption, les enferment tous dans l’arrière-cuisine pour se rassasier de toutes ces bonnes choses. Il ne leur reste que les bûches à se partager. Fou rire tout de même quand un oncle reprend alors un passage du discours tenu juste avant : « Ayons une pensée solidaire pour nos braves soldats et les quelque 600 000 prisonniers… » !

    Ambiance de guerre, passage des saisons. Noël entre à l’école primaire en septembre 1915. Son père est prisonnier en Allemagne, ses sœurs grandissent – Luise est considérée comme telle – et Noël veille sur elles quand sa mère ou sa grand-mère sont trop occupées. Doué pour le dessin, il aime les croquer, Lucienne la ronde et Luise la claire qui chantonne, matin, midi et soir.

    Leur grand frère Léopold s’amuse de tout, ose tout. A la messe de minuit de Noël 1917, à laquelle des Allemands assistent aussi, Léopold disparaît après la communion. Une embuscade attend au retour la voiture de l’officier et de ses acolytes, attaquée, brûlée. La réponse est terrible : les trois fils aînés des voisins sont fusillés et cinq autres adolescents. Quand Léopold réapparaît à la fin de la semaine, sa mère lui donne une gifle monumentale et il s’en va.

    La guerre terminée, le père revient, affaibli. Léopold donne rarement des nouvelles, ne parle que de lui et de ses exploits dans ses lettres. Tous craignent à présent le retour de Klara pour venir reprendre Luise, mais elle ne se manifeste pas. Quand la petite « va sur ses huit ans », on décide de lui raconter d’où elle est venue. Elle confie à Noël sa tristesse de ne pas être de leur sang. Il la rassure : depuis sa naissance, elle est son « étoile » et il la défendra toujours, y compris contre ceux qui l’accusent d’être allemande ou juive.

    Ce n’est qu’en 1922 qu’une lettre arrive de Vienne : Klara y explique son silence par obéissance à son mari épousé pendant la guerre, mort depuis deux ans. Elle vient de se remarier avec Josef Stern, un juriste, et ils sont prêts à accueillir Luise. Quand ils l’emmèneront, Noël, le cœur arraché, les traitera de « Sales Boches ! Voleurs d’enfants ! » Son premier Noël sans Luise est d’une tristesse à peine consolée par un merveilleux cadeau : un appareil photographique.

    Noël en décembre suit les péripéties de cet amour indéfectible de Noël pour Luise. Entre les deux familles, des liens forts subsistent, on se revoit, on s’écrit, on fête Noël ensemble, en Belgique ou à Vienne. Noël devient journaliste, Luise musicienne, une pianiste très appréciée. Mais la deuxième guerre mondiale les entraînera tous dans la tourmente : sans nouvelles de Luise, Noël fera tout pour la retrouver, en espérant qu’elle ait survécu.

    Le récit parcourt une trentaine d’années, de juin 1914 à décembre 1945, au sein d’une famille wallonne confrontée deux fois à la guerre avec l’Allemagne. Comme l’écrit Marguerite Roman (Le Carnet et les Instants), Bernard Tirtiaux y a mis « des personnages attachants, ce qu’il faut de suspense, d’inquiétude et de consolation. »

  • Rester fortes

    Toranian affiche expo.jpg« Toute la nuit, Aravni reste au chevet de sa mère. Quand son corps commence à refroidir, elle se blottit contre elle, comme une petite fille. Au matin, Méliné la relève doucement et la prend dans ses bras.
    – Si j’étais morte à la place de Maral, maman serait restée en vie, murmure Aravni, fixant l’aube violette qui s’étire à l’horizon.
    – Je t’interdis de dire ça. Ta mère est morte d’épuisement et de chagrin. Les vivants ne doivent pas se reprocher d’être vivants. Sinon les Turcs nous auront tout pris. La vie et la raison. Le convoi est plein de femmes à moitié folles. Ecoute-moi bien, Aravni, nous allons rester en vie et rester fortes.
    Elle ajoute, par pure superstition :
    – Si Dieu le veut. Et elle crache en l’air.
    Pour que le mauvais œil comprenne à qui il a affaire. »

    Valérie Toranian, L’étrangère

  • Nani d'Arménie

    Un bandeau au bas de la couverture : « Ma grand-mère s’appelait Aravni et ne parlait jamais de son passé. » L’étrangère de Valérie Toranian, son premier roman, rend hommage à cette grand-mère et brise le silence autour du génocide arménien. La mère de son père, elle (la narratrice) la voyait comme une femme pas belle mais respectable à qui elle ressemblait, et non à sa mère blonde aux yeux bleus : « Je suis de la lignée des boucles drues, des yeux sombres et des paupières qui tombent. » Sa sœur aînée a les cheveux lisses, son frère aussi. « Je me reconnais dans le camp des bouclés par dépit, mais je reconnais qu’il a du panache. »

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    Valérie s’appelle Astrig en arménien, « petite étoile ». Elle cherche à séduire son père, plutôt sévère, et perçoit des tensions dans l’histoire familiale liée à sa grand-mère arménienne, « rescapée du génocide ». Comme celle-ci ne parle que sa langue, même si elle prononce « quelques phrases rudimentaires » en français, elles ne se comprennent pas. Mais, installée dans l’appartement parisien au-dessus du leur, sa grand-mère a « l’obsession orientale du gavage d’enfant » et l’attire par la gourmandise : elle fabrique de délicieux « tire-bouchons », des biscuits salés en forme de tresse que son frère et elle ont baptisés ainsi à cause de leur forme.

    « Amassia. Juillet 1915 » : le jour de Varvatar, « la fête de l’eau », pas de messe, le prêtre a été arrêté, et tous les hommes entre 18 et 50 ans, le père et le mari d’Aravni aussi. Sa mère, l’élégante Anna Messerlian (leur mercerie est un des plus beaux magasins de la ville), a décidé de quitter la maison avec ses deux filles, Aravni, seize ans, mariée à un cousin éloigné, « un homme raffiné, instruit, passionné par les progrès de la science, doué pour le piano », et Maral, dix ans. Alors qu’elles terminent d’emballer leurs affaires, le jardinier turc, sa femme et leur fille, sont déjà dans la maison à vider leur penderie – « Bientôt, toutes les maisons arméniennes seront pillées, livrées aux vautours. » Parmi les documents éparpillés, Aravni aperçoit le diplôme de son mari, le plie et le glisse contre son ventre. Elles seront du premier convoi, avec la tante Méliné, qui leur a annoncé qu’elles ne reverront plus ni père, ni mari. « D’ici dix jours, Amassia sera vidée de ses treize mille sujets arméniens. »

    Alternant avec la vie au présent à Paris, le récit des démêlés familiaux, Valérie Toranian raconte le terrible exode de sa grand-mère dans le convoi d’Amassia. Après quelques jours, les réserves de nourriture et d’eau sont épuisées ; dans les villages traversés, l’afflux de réfugiés arméniens encourage le marché noir, et malheureusement les rapines. Des Kurdes, des Turcs, des Tcherkesses font main basse sur le contenu des chariots et, pire, « les convois sont devenus d’immenses foires aux esclaves ». Femmes et enfants sont emmenés pour devenir des domestiques, voire des épouses « éduquées, vaillantes » ; seules les familles qui ont de quoi payer y échappent. Les bijoux cachés dans des pochettes cousues à l’intérieur des vêtements ne feront pas long feu lors des fouilles au corps, jusque dans les parties intimes. La petite Maral et Anna, sa mère, n’y survivront pas – Aravni, « si Dieu le veut ».

    Valérie aime sa grand-mère mais a honte de cette femme « trop grosse, trop bizarre, trop étrangère, trop susceptible, trop paranoïaque, trop tout. » Elles regardent la télévision ensemble, adorent suivre les mimiques de « Ma Sorcière bien-aimée ». Aravni, pour sa petite-fille, c’est « Nani » ; « Mamie », c’est la mère de sa mère, « l’exact opposé » de celle de son père. Elle ignore encore comment Aravni a échappé aux enlèvements, grâce aux conseils de sa marraine Méliné : prendre un air abruti, se mettre de la terre sur la figure, se pisser dessus pour sentir mauvais… Celle-ci la prétendra très malade lors d’une épidémie de dysenterie pour éloigner un de ces prédateurs.

    Avec son physique, son nom exotique et aux sonorités malheureuses autant que ses initiales (V. C.), sa jupe tricotée par sa grand-mère, Valérie est le bouc émissaire de ses camarades de classe. Ce qui la sauve, c’est l’un ou l’autre professeur attentif et la lecture. Dès six ans, elle est une dévoreuse de livres. « La lecture ne comble pas ma solitude, elle me bouleverse. J’accède à l’immense famille humaine. » Les Misérables deviennent le livre de sa vie, Victor Hugo, le « maître vénéré » dont un alexandrin l’a pétrifiée, au début de L’enfant, lu en classe : « Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil. »

    En quelque deux cents pages, Valérie Toranian réussit à nous captiver et pour ce qu’a vécu Aravni, survivante du génocide arménien, avant d’arriver à Paris (convoi d’Amassia, Alep, Constantinople, Marseille) et pour sa propre enfance au croisement des cultures paternelle et maternelle. « L’histoire d’Aravni est une reconstitution romancée » à partir des notes que l’auteure a prises auprès de sa grand-mère à la fin de sa vie, précise-t-elle au début de ses remerciements, suivis d’une importante bibliographie. Un roman de reconnaissance.