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  • Tellement présents

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    « Comme je me promène aussi dans les galeries devenues claires et vastes du musée des Beaux-Arts, en saluant des tableaux comme on salue de vieux parents morts et qui nous suivent dans la vie, invisibles dans notre dos mais tellement présents. Car eux ne m’ont jamais fait de peine, et jamais ne m’ont déçu, à l’inverse de ces amis qui étaient tout pour moi tandis que, sans le savoir, je n’étais rien pour eux. »

    Philippe Claudel, Au revoir Monsieur Friant

     

    Emile Friant, Autoportrait en gris clair (détail), huile sur toile, 1887,
    Musée des beaux-arts de Nancy

  • Peindre, dépeindre

    Peindre, dépeindre, écrire comme on peint. Il est parfois difficile de donner un autre titre à un billet de lecture quand celui du livre sonne si juste : Au revoir Monsieur Friant. Ce texte court de Philippe Claudel, « paru pour la première fois, sous une autre forme, en 2001 », est à la fois intime et fraternel. Juste sous le titre, en bandeau, le regard d’Emile Friant nous fixe (Autoportrait de 1887). Une rétrospective vient de lui être consacrée au musée des Beaux-Arts de Nancy.

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    Emile Friant, Les Buveurs ou le travail du lundi, huile sur toile, 1884, Musée des beaux-arts de Nancy

    Philippe Claudel décrit le canal de Dombasle, le royaume de sa grand-mère, l’éclusière. « C’était une femme d’un temps où les gestes comptaient plus que les mots. Ses longs silences valaient de belles phrases. » Il la retrouvait dans sa maisonnette après l’école, ses parents venaient le reprendre après le travail. « Elle s’affairait toujours. « Il n’y a que les trimardeurs qui se reposent ! » » – l’enfant n’osait pas demander ce que c’était, un trimardeur.

    Emile Friant entre dans ce récit de souvenirs avec Les Buveurs, une toile où il semble au narrateur retrouver son arrière-grand-père, « mort fracassé à vingt-neuf ans par l’abus de fée verte et de picrate ». C’est le premier tableau que Philippe Claudel décrit du « plus convenu des romanceaux naturalistes ». Puis il raconte l’été des Canotiers de la Meurthe, une toile visible au musée de l’Ecole de Nancy.

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    Émile Friant, Les Canotiers de la Meurthe, 1887, Huile sur toile, Musée de l’Ecole de Nancy

    Des toiles du peintre aux souvenirs de l’écrivain, le chemin de l’enfance se trace sans peine. Le grand-père du Café de l’Excelsior, avoue Philippe Claudel, il l’a inventé « en pensant à Grand-Mère. » « Grand-Mère s’est installée dans les lignes tandis que j’écrivais, comme elle le faisait, dans son vieux fauteuil pour ravauder chaussettes et chemises, et que tout ainsi était pour le mieux. Ecrire est aussi un ravaudage, un ravaudage plus ou moins habile d’un vieux tissu troué de mensonges et de vérités que se passent les hommes entre eux depuis des millénaires. »

    Un amour de jeunesse se faufile dans Jeune Nancéienne dans un paysage de neige. Et puis sa mère, le curé, la Toussaint – « Bien des gens trouvent cela triste, mais les cimetières jamais ne sont aussi joyeux. » Et La Toussaint de Friant permet de retrouver tout cela, « comme si le tableau en plus de contenir un monde me délivrait du mien ».

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    Emile Friant, Jeune Nancéienne dans un paysage de neige, huile sur toile, 1887, Musée des beaux-arts de Nancy

    Avançant ou revenant dans les pas d’antan, celui qui écrit, sentant grandir les malentendus – comme chez ce peintre de Nancy qui, après avoir donné le meilleur, n’exécutait plus que « des toiles gentilles », des portraits de commande – se dit qu’il finira par ne plus écrire. Il le pourrait, abandonner les mots, se contenter de musique et de vin.

    Philippe Claudel mêle ici heureusement paysages et personnages, choses vues et choses dont on se souvient, vécues ou rêvées, peinture et écriture, portraits et autoportraits. Il est vrai que dans la vie ont lieu toutes sortes de rencontres – « La rencontre », c’était le premier titre de Bonjour Monsieur Courbet, on n’a pas manqué d’y penser en lisant ce titre-ci.

    Merci à celle qui m’a envoyé ce petit livre de recueillement, pensant que je l’aimerais. Oui, Au revoir Monsieur Friant est de ces textes dont on n’oublie pas la petite musique, de jour ou de nuit. L’auteur, en quatrième de couverture, dit bien ce qu’il en est : « Dans ce roman, j’ai voulu parler de lui, et parler de moi à travers lui, lui mener en quelque sorte une conversation imaginaire et sincère. »

  • Dorrit, bad girl

    On n’a pas d’âge avant de naître. Dans Bad Girl. Classes de littérature, Nancy Huston s’adresse à son « moi, fœtus » dans un témoignage intime sur les sources de soi, une « autobiographie utérine ». Première page :
    « Toi, c’est toi, Dorrit. Celle qui écrit. Toi à tous les âges, et même avant d’avoir un âge, avant d’écrire, avant d’être un soi. Celle qui écrit et donc aussi, parfois, on espère, celui/celle qui lit.
    Un personnage. »

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    Nancy Huston / Photo Fanny Dion (Elle Québec)

    D’abord voici Kenneth et Alison, ses parents, qui l’ont conçue un jour de « Boxing Day » (le jour où on met les cadeaux de Noël dans des boîtes). Quand sa mère se découvre enceinte, son cœur cesse de battre. Avant d’en parler à Kenneth, « elle saute et saute et saute et saute et saute ». Dorrit, la « mauvaise nouvelle », s’accroche. Bébé Stephen, son frère, fait des siennes dans la petite maison de Calgary (Canada).

    Sans se limiter à l’histoire familiale, Nancy Huston convoque sur le thème du désir ou du rejet d’enfant, de l’avortement, d’autres époques, d’autres cultures, d’autres témoignages féminins. « Plus tard, Dorrit, dans ta vie française, tu écriras un article recommandant que l’on érige un monument à l’Avortée inconnue, martyre de la société au même titre que le Soldat inconnu. »

    Quand le désir sexuel conduit à une vie nouvelle, écrit Huston, celle-ci inévitablement se relie « à travers sa famille et son peuple, au passé et à l’avenir ». Autrement dit, « nous ne tombons pas du ciel, mais poussons sur un arbre généalogique ». Dorrit aura tendance à se réfugier « dans l’identité juive » qui n’est pas la sienne – elle aurait aimé « une mère juive », envahissante mais aimante, au lieu d’une mère qui l’ignore et, pire encore, va les abandonner.

    L’empreinte du père, elle la reconnaît en elle-même, sa philosophie mi-chrétienne mi-pragmatique inspirée de ses insuccès financiers : la non-importance de l’argent, la priorité de l’amour et du partage, l’éducation permanente. Lui a été un père « merveilleux », « proche et attentif avec tous ses enfants ». La découverte de sa confusion mentale n’en sera que plus troublante.

    Propos d’écrivains sur le terreau familial, pratiques d’artistes, citations alternent avec l’enquête familiale sur les ancêtres des deux côtés, maternel et paternel. Leurs parents ne pouvaient prévoir que Kenneth et Alison « redégringolent la pente pour se trouver aux prises avec la pauvreté, la difficulté et la violence, la boue et la folie. »

    Un passage entre parenthèses : « Les gens te demanderont souvent pourquoi la famille est ton thème romanesque de prédilection, et tu les regarderas, perplexe. Y en a-t-il d’autres ? (…) De quoi d’autre un roman pourrait-il bien parler ? » Me voilà perplexe, à mon tour.

    « Pour Beckett, la bio n’est rien ; seule compte la graphie. « Je n’aurais pu, écrit-il, traverser cet affreux et lamentable gâchis qu’est la vie sans laisser une tache sur le silence. » Comme lui, tu seras graphomane. Comme lui, tu abandonneras ta langue maternelle, la traiteras comme une langue morte, n’y reviendras que des années plus tard, essentiellement dans l’écrit. Comme Beckett aussi, tu auras des élans meurtriers à l’égard de tes propres idées naissantes. On conçoit… ? Mais non, voyons. On zigouille. »

    La mère de Dorrit, « prototype de la Femme moderne », échoue dans son rôle de mère, pas certaine que ce soit « cela qui confère du sens à la vie d’une femme. » – « Alors accroche-toi, Dorrit, parce que cette maman-magicienne superperformante va exécuter quelques tours de passe-passe avant de prendre la clef des champs. »

    Il est aussi beaucoup question de lecture (dès quatre ans et demi) et d’écriture dans Bad Girl. De musique et de piano, de chansons. « Tu t’accrocheras au son des voix humaines comme à une drogue, à une perfusion intraveineuse. Oui, c’est de la compagnie, au sens beckettien du mot. Jusqu’à ta mort, des personnages jacasseront dans ta tête. » « Classes de littérature », on l’aura compris, ce sont les souvenirs, les expériences, les ressentis – tout vécu nourrit celle qui écrit. Bad Girl creuse la question de l’origine, des influences, de la construction de soi.

    Sans être un méli-mélo, ce récit souffre à mon avis du morcèlement, de redites, comme s’il fallait toujours insister pour être bien comprise. Nancy Huston avait certes besoin d’écrire ce texte pour elle-même, elle s’y adresse à elle-même, Dorrit, dans le ventre de sa mère. Quant aux lecteurs, s’ils trouveront là une foule de clés personnelles pour lire ou relire son œuvre, ils se sentent – c’est mon impression – pris à témoin de sa frustration et tenus à distance.

    « Il serait hasardeux de raconter davantage ce livre fait de très courts chapitres agencés comme autant de touches impressionnistes qui peu à peu dessinent une femme, un écrivain, un personnage. Soutenu par un rythme rapide, la narration est dense, lucide, frémissante d’une douleur contenue. Essentielle sûrement pour celle qui en a écrit et pour ceux qui voudront la rejoindre au plus près. Et au plus vrai. » (Monique Verdussen, Une blessure d’enfance récurrente, La Libre Belgique, 17/11/2014)