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Dorrit, bad girl

On n’a pas d’âge avant de naître. Dans Bad Girl. Classes de littérature, Nancy Huston s’adresse à son « moi, fœtus » dans un témoignage intime sur les sources de soi, une « autobiographie utérine ». Première page :
« Toi, c’est toi, Dorrit. Celle qui écrit. Toi à tous les âges, et même avant d’avoir un âge, avant d’écrire, avant d’être un soi. Celle qui écrit et donc aussi, parfois, on espère, celui/celle qui lit.
Un personnage. »

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Nancy Huston / Photo Fanny Dion (Elle Québec)

D’abord voici Kenneth et Alison, ses parents, qui l’ont conçue un jour de « Boxing Day » (le jour où on met les cadeaux de Noël dans des boîtes). Quand sa mère se découvre enceinte, son cœur cesse de battre. Avant d’en parler à Kenneth, « elle saute et saute et saute et saute et saute ». Dorrit, la « mauvaise nouvelle », s’accroche. Bébé Stephen, son frère, fait des siennes dans la petite maison de Calgary (Canada).

Sans se limiter à l’histoire familiale, Nancy Huston convoque sur le thème du désir ou du rejet d’enfant, de l’avortement, d’autres époques, d’autres cultures, d’autres témoignages féminins. « Plus tard, Dorrit, dans ta vie française, tu écriras un article recommandant que l’on érige un monument à l’Avortée inconnue, martyre de la société au même titre que le Soldat inconnu. »

Quand le désir sexuel conduit à une vie nouvelle, écrit Huston, celle-ci inévitablement se relie « à travers sa famille et son peuple, au passé et à l’avenir ». Autrement dit, « nous ne tombons pas du ciel, mais poussons sur un arbre généalogique ». Dorrit aura tendance à se réfugier « dans l’identité juive » qui n’est pas la sienne – elle aurait aimé « une mère juive », envahissante mais aimante, au lieu d’une mère qui l’ignore et, pire encore, va les abandonner.

L’empreinte du père, elle la reconnaît en elle-même, sa philosophie mi-chrétienne mi-pragmatique inspirée de ses insuccès financiers : la non-importance de l’argent, la priorité de l’amour et du partage, l’éducation permanente. Lui a été un père « merveilleux », « proche et attentif avec tous ses enfants ». La découverte de sa confusion mentale n’en sera que plus troublante.

Propos d’écrivains sur le terreau familial, pratiques d’artistes, citations alternent avec l’enquête familiale sur les ancêtres des deux côtés, maternel et paternel. Leurs parents ne pouvaient prévoir que Kenneth et Alison « redégringolent la pente pour se trouver aux prises avec la pauvreté, la difficulté et la violence, la boue et la folie. »

Un passage entre parenthèses : « Les gens te demanderont souvent pourquoi la famille est ton thème romanesque de prédilection, et tu les regarderas, perplexe. Y en a-t-il d’autres ? (…) De quoi d’autre un roman pourrait-il bien parler ? » Me voilà perplexe, à mon tour.

« Pour Beckett, la bio n’est rien ; seule compte la graphie. « Je n’aurais pu, écrit-il, traverser cet affreux et lamentable gâchis qu’est la vie sans laisser une tache sur le silence. » Comme lui, tu seras graphomane. Comme lui, tu abandonneras ta langue maternelle, la traiteras comme une langue morte, n’y reviendras que des années plus tard, essentiellement dans l’écrit. Comme Beckett aussi, tu auras des élans meurtriers à l’égard de tes propres idées naissantes. On conçoit… ? Mais non, voyons. On zigouille. »

La mère de Dorrit, « prototype de la Femme moderne », échoue dans son rôle de mère, pas certaine que ce soit « cela qui confère du sens à la vie d’une femme. » – « Alors accroche-toi, Dorrit, parce que cette maman-magicienne superperformante va exécuter quelques tours de passe-passe avant de prendre la clef des champs. »

Il est aussi beaucoup question de lecture (dès quatre ans et demi) et d’écriture dans Bad Girl. De musique et de piano, de chansons. « Tu t’accrocheras au son des voix humaines comme à une drogue, à une perfusion intraveineuse. Oui, c’est de la compagnie, au sens beckettien du mot. Jusqu’à ta mort, des personnages jacasseront dans ta tête. » « Classes de littérature », on l’aura compris, ce sont les souvenirs, les expériences, les ressentis – tout vécu nourrit celle qui écrit. Bad Girl creuse la question de l’origine, des influences, de la construction de soi.

Sans être un méli-mélo, ce récit souffre à mon avis du morcèlement, de redites, comme s’il fallait toujours insister pour être bien comprise. Nancy Huston avait certes besoin d’écrire ce texte pour elle-même, elle s’y adresse à elle-même, Dorrit, dans le ventre de sa mère. Quant aux lecteurs, s’ils trouveront là une foule de clés personnelles pour lire ou relire son œuvre, ils se sentent – c’est mon impression – pris à témoin de sa frustration et tenus à distance.

« Il serait hasardeux de raconter davantage ce livre fait de très courts chapitres agencés comme autant de touches impressionnistes qui peu à peu dessinent une femme, un écrivain, un personnage. Soutenu par un rythme rapide, la narration est dense, lucide, frémissante d’une douleur contenue. Essentielle sûrement pour celle qui en a écrit et pour ceux qui voudront la rejoindre au plus près. Et au plus vrai. » (Monique Verdussen, Une blessure d’enfance récurrente, La Libre Belgique, 17/11/2014)

Commentaires

  • Même si les sujets de réflexion sont nombreux et intéressants, ce livre m'a ennuyée par, justement, ces répétitions et insistances permanentes.
    Bonne journée dame Tania.

  • J'ai été totalement happée par ce livre que j'ai lu très vite... et comme je commence à bien connaître son œuvre, c'est vrai que j'y ai trouvé bien des points d'explications biographiques.
    Tu as peut-être vu que j'ai raté une conférence avec Nancy Huston à Étonnants voyageurs (quelle déception !), mais j'ai acheté "L'empreinte de l'ange", un de ses romans que je n'ai pas lu. Je le garde pour l'été, après le mois anglais en cours...
    Bonne journée et merci pour ce beau billet qui permet de se replonger dans l'univers de cette romancière à laquelle je voue une admiration certaine.

  • Je me fais la même réflexion qu'Adrienne ; je ne suis pas très attirée par cette auteure, son univers me semble étranger. J'ai pourtant un livre d'elle quelque part, je finirai par le lire.

  • @ Colo : Tu rejoins mes impressions de lecture. Bonne journée, dame Colo.

    @ Margotte : "L'empreinte de l'ange" est un très beau roman, peut-être celui de Nancy Huston que je préfère. Moi aussi je l'admire, ici elle m'a déçue.

    @ Danièle : Merci, Danièle.

    @ Adrienne : En effet. Pourtant il y a de belles pages, des croisements intéressants avec d'autres écrivains et artistes, mais qui se perdent un peu dans ce récit fragmentaire.

    @ Aifelle : Son oeuvre vaut la peine d'être lue, elle est forte, souvent traversée par la violence ou la douleur, mais aussi par l'amour.

  • Sa photo est criante d'angoisse contenue avec un sourire de souffrance et des yeux qui interrogent, mais quelle originalité dans son écriture et son sujet. --- Tania nous en donne beaucoup d'extraits d'un style original mais déconcertant. ---

  • Cher Doulidelle, je ne mets pas souvent la photo des écrivains dont je parle, mais ici, pour un récit si personnel, cela s'imposait. Cette photo est si expressive, en effet. Demain, deux extraits encore.

  • je n'ai lu qu'un seul livre de nancy huston : les variations goldberg, et j'avais fort apprécié - ceci m'attire moins même si ton billet est engageant

  • J'ai beaucoup aimé Nancy Huston, moins maintenant.Par exemple, ce que tu me dis de ce livre ne m'attire pas. J'ai l'impression qu'écrire pour soi comme thérapie, est assez narcissique et pas obligatoirement littéraire(?).

  • @ Niki : Je n'ai pas encore lu ce titre-là. Heureuse que tu trouves le billet engageant malgré mes réserves, d'où la parole donnée à Monique Verdussen pour le terminer.

    @ Claudialucia : Ah, tu es de retour ! Je comprends ton impression, mais ce n'est pas du "narcissisme", il me semble, plutôt une sorte de rage intérieure qui fait passer le travail littéraire au second plan.

  • Pas tenté.
    je pense clairement rejoindre le groupe des abstentionnistes !!!

  • J'aime Nancy Houston, j'aime sa façon d'écrire
    Coïncidence: je viens d'acheter ce Bad Girl, je l'ai commencé... j'attends d'aller plus loin pour me faire une idée...

  • @ K : Pas de problème, K, bonne fin de journée.

    @ Coumarine : Moi aussi, souvent. Il y a de bonnes pages dans ce récit, comme les extraits mis en ligne aujourd'hui le prouvent, il me semble. Bonne lecture & au plaisir de lire tes impressions.

  • J'aime cette auteure mais je préfère les romans où elle ne parle pas d'elle directement. Dernièrement, j'ai aimé " Danse noire" qui n'a guère obtenu de succès en librairie ( c'est dommage...) . Bien sûr les Variations Goldberg reste un incontournable!

  • Je n'ai rien lu de cet atueur et ce livre ne m'attire pas trop même si les thèmes littéraires et le travail d'écriture semblent intéressants dans les citations

  • Tu auras vu les extraits dans le billet suivant, je suppose. Ce n'est sans doute pas le meilleur titre pour faire connaissance avec Nancy Huston.

  • Nancy Huston alterne le meilleur et le moins bon, certains de ses livres me tombent des mains comme ce fût le cas avec "Danse noire".
    Vous rendez bien ce qu'est celui-ci ; pas un coup de cœur, pourtant «la question de l’origine, des influences, de la construction de soi» sont des raisons qui m'inclinent vers cette vilaine fille. Elle me donnera peut-être quelques clés pour l'éblouissante auteure de "L'espèce fabulatrice".

  • C'est vrai. Merci de me rappeler "L'espèce fabulatrice", je ne l'ai pas encore lu.

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