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essai - Page 56

  • Pouchkine intime

    Marina Tsvetaïeva (ou Tsvetaeva, 1892-1941) est tout sauf tiède, sa plume est de feu. Quand elle décide d’écrire sur Pouchkine, ce n'est pas sur le poète sacralisé par les Soviétiques – « notre Pouchkine ». C'est Mon Pouchkine (Moï Pushkin, 1937), tout simplement, son Pouchkine intime. André Markowicz (traducteur) : « Face à ce « nous », Marina Tsvetaïeva dit « je ». Face au Pouchkine statufié, non seulement elle parle de la formation même de son art, mais elle affirme un aspect essentiel du mythe de Pouchkine en Russie. Pouchkine est, pour chacun de nous, l’auteur de notre enfance. » 

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    Naumov, Le Duel

    « Ca commence comme un chapitre du livre de chevet de nos mamans et de nos grand-mamans – Jane Eyre – le mystère de la chambre rouge.
    Dans la chambre rouge, une armoire mystérieuse.
    Mais avant l’armoire mystérieuse, autre chose : un tableau dans la chambre de ma mère – Le Duel. » (Incipit) 

    Et Tsvetaïeva de décrire la scène, de nommer les protagonistes, D’Anthès et Pouchkine, la neige, les hommes en noir. A trois ans, elle comprenait : « Ce coup de feu, c’est nous tous qu’il a blessés au ventre. » Dans la chambre noire et blanche de sa mère, Pouchkine est son premier poète, un poète assassiné. Et depuis, elle divise le monde ainsi, la foule et le poète, contre la foule, c’est son choix. Avec les deux autres tableaux de la maison « aux trois étangs » (sa famille habitait Moscou, passage des Trois Etangs), ce Duel « préparait, en vérité, l’enfant au siècle de frayeur qui l’attendait. »

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    La statue de Pouchkine (Moscou)

    « Pouchkine était nègre. » Cheveux crépus, lèvres lippues, des yeux « noirs comme jais » dont le blanc était bleu. « Le poète russe est un nègre. Le poète est un nègre. Le nègre, on le tue. Nécrologie du poète. » Avant ce poète mort en duel, il y a dans la vie de Marina Tsvetaïeva « la Statue-Pouchkine », but et limite des promenades. Quand la nourrice de sa sœur annonçait « A Pouchkine, on se repose », Marina la reprenait : « Pas à Pouchkine, à la Statue-Pouchkine ».

    Première mesure de l’espace, premiers jeux : au pied du socle, elle posait sa « poupée-petit-doigt », une poupée en porcelaine blanche qui se vendait dans les quincailleries – déjà le noir et le blanc – et se demandait combien de figurines il faudrait empiler pour faire une Statue-Pouchkine. Première rencontre avec les matériaux : fonte, porcelaine, granit. Première leçon de hiérarchie : Marina est une géante pour la poupée, une petite fille pour Pouchkine – « Mais la Statue-Pouchkine, qu’est-elle donc pour la figurine ? »

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    Pouchkine jeune

    Tsvetaïeva aime la race noire du géant, le sang noir dans les veines blanches du sang-mêlé, preuve de la nullité des théories racistes. Un jour, en aparté, sa mère attire son attention sur un visiteur qu’elle vient d’introduire au salon, « le fils de Pouchkine », « tout le portrait de son père. » La fillette de quatre ans est si troublée qu’elle ne sait où poser le regard en le voyant sortir, elle ne voit que l’étoile qu’il porte sur la poitrine. Son père la reprend : « Tu as vu le fils de Pouchkine. Tu pourras le raconter à tes petits-enfants ». Ce n’est que bien plus tard, à Paris, en 1928, que Tsvetaïeva découvre que pour venir chez eux, le fils de Pouchkine est passé devant la maison des Gontcharov où est née la future peintre Natalia Serguéevna Gontcharova, « la petite-nièce de la femme de Pouchkine ».

    Dans l’armoire défendue de l’enfance, la sœur aînée de Marina possédait un trésor défendu, les Œuvres choisies d’A. S. Pouchkine, « un volume énorme, bleu-violet » avec le titre en lettres d’or. La petite lit dans l’armoire, « le nez contre le livre, sur l’étagère, dans le noir, presque » et reçoit Pouchkine « en plein dans le cœur, en plein dans le cerveau. » 

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    Marina Tsvetaïeva

    D’abord Les Bohémiens aux noms inédits, et ce mot tout neuf : « l’amour ». A la nourrice de sa petite sœur, qui demande à Marina de raconter une fable, elle raconte Les Bohémiens, le texte qui lui a « inoculé » l’amour. Plus tard, à six ans, souvenir d’une soirée publique pour Noël, « Tatiana et Onéguine », une scène d’Eugène Onéguine : « Ma première scène d’amour détermina toutes les autres, cette passion pour l’amour malheureux, impossible – à sens unique. Dès cet instant, j’ai refusé toute idée de bonheur et je me suis vouée – au non-amour. »

    Il y avait un autre Pouchkine, reçu en cadeau : l’édition scolaire, « le Pouchkine aseptisé », dont elle n’aimait que « le petit Africain, la main sous le menton. » Ce Pouchkine bleu et maigre, elle ne le lisait pas. Le poète, souvent, questionne, ce qui troublait l’enfant – « Je dois au Pouchkine historique de mon enfance mes plus inoubliables visions. » Souvenir de certains mots, inattendus, de certains vers, terrifiants. De scènes qui l’emplissent de peur, de pitié, de tristesse. Elle les cite, ressuscite ses impressions d’alors, rêve de ce poème sur la mer qu’elle n’a jamais vue encore : « Adieu, espace des espaces ! » Et sa déception quand leur mère les emmène pour la première fois « à la mer » – « ça, la mer ? » Il lui faudra du temps pour l’aimer, avec Pouchkine, grâce à l’amour de Pouchkine pour la mer. 

    Mon Pouchkine, écrit à Paris à quarante ans passés, est le récit d’une enfance, d’une initiation, d’une rencontre avec un poète qui la fait poète à son tour. Le récit, loin de tout académisme, est une véritable quête proustienne où la littérature se mêle au plus intime de la vie. Il est suivi de neuf poèmes de Pouchkine traduits en français par Marina Tsvetaïeva elle-même, dont Adieux à la mer – en voici la quatrième strophe :

     

    « Comme j’aimais tes indolences,
    Tes fauves pas, tes rythmes lents,
    L’intensité de tes élans,
    L’immensité de tes silences. »

  • Une gifle

    « Harold Nicolson était au bout du fil ; il avait appelé pour dire qu’Arthur Colefax était mort subitement la veille, dans l’après-midi. Sybil, disait-il, était éplorée. Sir Arthur était mort ! Je reçus une gifle en plein visage. Une gifle d’authentique et de sincère compassion. Il ne s’agissait pas de Sir Arthur. Mes sentiments à son égard étaient ceux que l’on a pour un vieux bureau qui s’est toujours trouvé au milieu du salon. Le bureau s’en était allé – c’était surprenant, c’était triste. Mais je n’avais jamais été l’intime du bureau. Quant à Sybil, mon sentiment était différent ; j’avais été, j’étais encore, son intime. Et c’est pour elle que je sentis, comme je l’ai dit, une gifle de compassion authentique et pure. A peine l’avais-je reçue que mon impression se brisa en plusieurs morceaux. J’étais très désolée, mais j’étais aussi très curieuse. Que ressentait-elle – que ressentait-elle vraiment pour Arthur ? »

    Virginia Woolf, Suis-je snob ?

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    http://dovegreyreader.typepad.com/dovegreyreader_scribbles/2011/09/a-boy-at-the-hogarth-press-richard-kennedy.html

     

     

     

  • Snob, Virginia ?

    Suis-je snob ? et autres textes baths : Maxime Rovere a puisé dans le vaste fonds littéraire des essais de Virginia Woolf, qui n’admettait « aucun écart entre existence et littérature » et, affirme-t-il, ne vivait que pour écrire et lire « au lieu de manger , de dormir », ce qui paraît un rien excessif. Les sept textes qu’il a traduits pour ce recueil veulent faire entendre «  un rire doux, plein d’autodérision », « un comique de sympathie » « qui ne prétend à rien d’autre qu’à rendre agréable le fait d’être humain. » (M. Rovere)

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    D’abord cette conférence – « Am I a Snob ? » – prononcée au « Memoir Club » durant l’hiver 1936-1937, donc après la publication de chefs-d’œuvre comme Mrs Dalloway et Les Vagues. (Ce texte clôture le beau recueil Instants de vie (Moments of being, Stock, Le Cabinet cosmopolite, 1977. Les autres sont des inédits.) Devant un groupe d’amis qui s’est choisi pour règle de raconter, chacun à son tour, un souvenir, Virginia Woolf pose cette question, à la première personne, mais à usage évidemment collectif, comme pour leur offrir un miroir où s’examiner. Elle commence par protester : pourquoi l’a-t-on choisie pour cet exposé, alors qu’elle n’est ni l’aînée, ni la plus expérimentée, que d’autres ont des vies plus « palpitantes et passionnantes » ou « tutoient tous la grandeur en permanence » ? Pourquoi elle, « une simple gribouilleuse. Et pire encore, une femme qui se promène simplement dans ses rêves (…) à qui il n’arrive jamais rien ? » 


    Pour répondre à la question, il lui faut commencer par une autre : qu’est-ce qu’un snob ? Elle prend Desmond (MacCarthy) en exemple – est-il snob ? « Nécessairement. Il a reçu son éducation à Eton, puis il est allé à Cambridge. » La nature l’a pourvu de tous les dons : « une langue qui parle d’or, des manières parfaites, une totale maîtrise de lui-même, une curiosité sans bornes mêlée de sympathie. Par ailleurs, il peut se tenir sur un cheval et tirer un faisan si nécessaire. » Un jour où il a déjeuné et passé l’après-midi chez elle, il se rappelle qu’il doit dîner quelque part, sort son calepin. Par-dessus son épaule,  elle aperçoit ses rendez-vous : « Lundi 8 : 30, lady Bessborough. Mardi 8 : 30, lady Ancaster. (…) Vendredi déjeuner Wolves et dîner lord Revelstroke. Gilet blanc. » Or jamais Desmond ne leur parle de la noblesse ni de gilet blanc – totale discrétion – « Desmond, hélas, n’est pas snob. »

     

    Puis c’est le tour de Maynard, qui ne se vante jamais, même quand il a déjeuné avec le Premier Ministre. Encore un qui ne l’est pas. Chemin faisant, une chose se précise : « L’essence du snobisme est de chercher à faire une forte impression sur les autres. » Et dans son propre cas, avoue Virginia, elle en reconnaît un symptôme : « Si je reçois une lettre estampillée d’une couronne, cette lettre surnage miraculeusement au-dessus des autres. » Pourquoi garde-t-elle cette lettre sur le dessus de la pile ? « Quand et comment ai-je attrapé cette maladie ? »

     

    En dépit de leurs « apparences extérieures de famille d’intellectuels très bien nés », les Stephen trempaient un peu dans le monde de la mode, avec George Duckworth. Mais c’est la marquise de Bath, et ses filles qu’il était impensable de trouver vulgaires, même si elles s’habillaient sans grâce, qui lui auraient inoculé le mal. Quand elle déjeunait ou dînait avec la vieille lady Bath, Virginia tremblait d’une extase faite «  de plaisir, de terreur, de rire et de stupéfaction ». 

     

    Assise en bout de table « sur un fauteuil estampillé de la couronne et des armes des Thynnes », lady Bath consultait de temps en temps deux montres qu’elle avait posées sur deux coussins, sur une table à côté d’elle – pour une raison inconnue. « Son indifférence à l’égard de ce qu’on pensait d’elle m’intriguait et me ravissait. » Et aussi sa manière d’interroger son majordome à tout propos – « l’aristocrate est plus libre, plus naturelle, plus excentrique que nous. » Or « Lady Bath était simple à l’extrême. » Ses filles « ne savaient l’orthographe. » Et voilà pourquoi Virginia veut des couronnes, « de vieilles couronnes qui portent avec elles des terres et des maisons de campagne, des couronnes qui entretiennent la simplicité, l’excentricité et l’aisance, et tant de confiance en votre propre position que vous pouvez entourer votre assiette de montres Waterbury et donner de vos propres mains des os sanglants à manger aux chiens. »

     

    Une fois lancée, Virginia se dit fascinée par les salons illuminés, les gens bien habillés, accumule les flagrants délits de snobisme. La première invitation de Sybil Colefax, par exemple, une douzaine d’années plus tôt. Elle l’invitait à prendre le thé « pour rencontrer Paul Valéry ». La romancière voyait assez souvent des écrivains pour résister à un tel motif et surtout, elle avait un « complexe à l’égard des robes ». Elle détestait être mal habillée, mais aussi acheter des vêtements. Plus précisément, acheter des jarretières. Et la voilà qui confesse son horreur des essayages au fond de la boutique, où il faut se montrer en jupons, où « des femmes en satin noir brillant vous toisent en pouffant. » L’époque étant aux jupes courtes, « il fallait des bas impeccables » et donc de nouvelles jarretières – trop pénible.

     

    Drôlerie de la prétendue « gribouilleuse » plus préoccupée de son apparence « en tant que femme » que de sa réputation littéraire (peu troublée par les critiques sauf celles de ses amis). Magnifique repartie en face d’Arnold Bennett qui l’a « traînée dans la boue » à propos de son dernier livre et qui s’en excuse dans le salon d’Argyll House en la voyant s’approcher, bégayant même : « Vous ne pouvez haïr mes livres comme je hais les vôtres, Mr. Bennett. » Lady Colefax apprécie tant la petite scène que voilà Virginia « promue instantanément du thé à la viande ». Les dîners qui s’ensuivront, la conversation de Sir Arthur, sa dernière visite à Argyll House après la mort de ce dernier, au milieu de meubles étiquetés pour la vente aux enchères… Virginia raconte à merveille.

     

    « La valeur du rire » (le propre de l’homme, a-t-on jamais vu rire un chien ?) précède « La nièce d’un comte », ébouriffant aperçu des distinctions sociales chères aux Anglais. « Brummel le Beau » peint avec ironie et sensibilité le dandy à côté de qui « tout le monde semblait trop habillé, ou mal habillé – certains même positivement sales ». « La robe neuve » ou la détresse de Mabel : en saluant Clarissa Dalloway, elle prend conscience que quelque chose ne va pas. « La robe de soie jaune pâle, bêtement démodée, avec sa longue jupe et ses hautes manches et sa taille et toutes ces choses qui semblaient si charmantes dans le livre de mode, mais pas sur elle » lui donne à tel point la sensation d’être une mouche qui rampe pour atteindre le bord de la tasse qu’elle finit par quitter la réception.

     

    « Un soir dans le Sussex. Réflexions dans une automobile » frôle la mélancolie : « J’ai l’impression de laisser la vie derrière moi exactement comme je laisse la route derrière moi. (…) D’autres viennent derrière nous. » Comme « La mort du papillon ». A la fin du recueil, un court texte de Walter Benjamin, « Qu’offrir à un snob ? » (traduit de l’allemand) nous apprend que « l’on ne peut pas faire de cadeau plus offensant, plus sournois à un snob qu’un livre » et offre des conseils sur la manière de donner. « Offrir est un art pacifique. Mais face à un snob, il faut le pratiquer de manière martiale. »

     

  • Artiste

    « Une peinture vit par l’amitié, en se dilatant et en se ranimant dans les yeux de l’observateur sensible. Elle meurt pareillement. Par conséquent, c’est un acte dur et risqué de l’envoyer de par le monde. » 

    Couverture Rothko La réalité de l'artiste.jpg

    Mark Rothko écrit La Réalité de l’artiste en 1939-40,
    au moment où il passe du figuratif au surréalisme.
    En 1947, second tournant important,
    il renonce au surréalisme et commence à peindre ses Multiforms.

    « Il est difficile à l’artiste d’accepter le caractère inamical de la société envers son activité. Cependant, cette hostilité même peut agir comme levier d’une véritable libération. »

     

    Mark Rothko, Ecrits sur l'art. 1934-1969

  • Ecrire sur l'art

    Mettre des mots sur la peinture est un exercice délicat, aussi, quand un peintre lui-même en parle, nous le lisons dans l’espoir d’entrer davantage dans son monde. Les Ecrits sur l’art. 1934-1969 de Mark Rothko, présentés par Miguel López-Remiro, traduits de l’américain par Claude Bondy, rassemblent des textes publiés dans des revues, des journaux, des catalogues d’exposition, ainsi que des lettres du peintre, des textes transcrits de ses cahiers, de conférences et d’interviews, une centaine de documents en tout – « une sorte d’autoportrait intellectuel et sensible ».

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    La famille de Marcus Rothkowitz, né en Russie en 1903, a émigré aux Etats-Unis lorsqu’il avait dix ans. Après avoir entamé des études à l’université de Yale, il y renonce pour s’installer à vingt ans à New York, prend des cours de peinture et de dessin, rencontre le peintre Milton Avery. Il participe à une première exposition collective en 1928.

     

    Rothko a enseigné aux enfants, c’est le premier thème de ces Ecrits. « La peinture est un langage aussi naturel que le chant ou la parole. C’est une méthode pour forger une trace visible de notre expérience, visuelle ou imaginaire, colorée par nos propres sentiments et réactions, et indiquée avec la même simplicité et la même spontanéité que chanter ou parler. »

     

    Sa fonction, comme instructeur, est « surtout de leur donner confiance en eux » sans leur imposer de lois qui limitent l’imagination. Beaucoup de ces peintures d’enfants, à ses yeux, possèdent la valeur intrinsèque d’une œuvre d’art, « elles sont des réalisations achevées d’un sujet qui nous touche par la beauté de ses atmosphères, par la complétude de ses formes, et par l’intensité du dessin. » La plupart perdront cette faculté et cette vivacité, sauf « un petit nombre d’entre eux ». Rothko estime que l’être humain doit pouvoir s’exprimer, « la satisfaction de l’impulsion créatrice est un besoin biologique de base, essentiel à la santé de l’individu. » – « C’est ça ou la strangulation. »rothko,ecrits sur l'art,essai,littérature américaine,peinture,peintre américain,art,enseignement,travail artistique,culture

    Une fois entré dans la vie d’artiste, il expose avec le groupe « The Ten », des « dissidents » par rapport à la vision conservatrice et régionaliste de l’art américain. Les critiques ne sont pas tendres, et Rothko y réagit par écrit. A ceux qui reprochent aux peintres contemporains de s’occuper de formes archaïques et de mythes, il rappelle que « l’art est hors du temps ». Ses convictions esthétiques ? Avant tout, « que l’art est une aventure dans un monde inconnu, que seuls ceux qui veulent prendre des risques peuvent explorer. » Rien à voir avec la décoration d’intérieur, les tableaux pour la maison ou le dessus de cheminée.

     

    Dans sa correspondance, les lettres à Barnett Newman sont particulièrement affectueuses pour ses « chers Barney et Annabelle » avec qui sa seconde femme (Mell) et lui sont très amis. Il lui parle de son travail, s’enquiert du sien, se réjouit du temps passé ensemble ou des retrouvailles espérées. En avril 1950, en voyage en Europe,  il lui écrit de Paris n’avoir jamais imaginé « que la civilisation ici semblerait aussi étrangère et inapprochable que la réalité telle qu’elle (lui) apparaît. » – « Mais, de jour, l’expérience est assez merveilleuse, on peut marcher et regarder continuellement. »

    Intéressants aussi, les échanges entre Rothko et Katharine Kuh, commissaire d’exposition du Chicago Art Institute, qui lui propose sa première exposition individuelle en 1954. Comme elle l’interroge sur ce qu’il recherche et sur la forme qu’il utilise, le peintre écarte d’emblée le projet de publier une série de questions et réponses, se dit plus concerné par les préoccupations morales que par « l’esthétique, l’histoire ou la technique ». Il déteste les préfaces. « Une peinture n’a pas besoin que quelqu’un explique ce dont elle parle. »  
     

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    Des indications qu’il donne sur l’accrochage, d’un texte à l’autre, les fondamentaux du peintre se précisent. « Quelle que soit la manière dont on peint un plus grand tableau, on est dedans. » – Comme ses tableaux sont « grands, colorés et sans cadre », le danger existe, lors d’une exposition, de les relier aux murs comme des « zones décoratives ». Rothko préfère donc la densité à l’austérité dans l'accrochage, il sature la pièce de manière à vaincre les murs, et suspend les toiles le plus bas possible pour que le spectateur se sente « à l’intérieur du tableau ».

     

    « Je ne suis pas intéressé par la couleur. Je suis intéressé par l’image qui est créée. » – « Je ne m’intéresse qu’à l’expression des émotions humaines fondamentales – tragédie, extase, mort et j’en passe – et le fait que beaucoup de gens s’effondrent et fondent en larmes lorsqu’ils sont confrontés à mes tableaux montre que je communique ces émotions humaines fondamentales. (…) Et si vous-même, comme vous le dites, n’êtes ému que par les rapports de couleurs, eh bien alors, vous passez à côté du sujet ! » (Notes d’une conversation avec Rothko, 1956, par Selden Rodman)

     

    Lors d’une conférence en 1958, Rothko insiste sur la connaissance de soi pour « soustraire le soi » au travail artistique. Puis il en donne la recette« ses ingrédients – le savoir-faire – sa formule » en sept points : mort – sensualité – tension – ironie – esprit – éphémère – espoir. Surtout ne pas tout dire : « Moi, en tant qu’artisan, je préfère en dire peu. Mes tableaux sont bien des façades (comme on les a appelés). J’ouvre parfois une porte et une fenêtre ou deux portes et deux fenêtres. Je ne le fais qu’avec ruse. Il y a plus de force à dire peu qu’à tout dire. »

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     The outdoor sculpture, "Broken Obelisk" by Barnett Newman, is permanently installed in the reflecting pool
    on the grounds of Rothko Chapel in Houston, Texas, USA.” (22 August 2010 by Ed Uthman)

     

    L’écrivain John Fischer, qui l’avait rencontré en 1959 sur un bateau, au bar où tous deux fuyaient une soirée mondaine, a repris ses notes d'alors pour dresser un portrait de Rothko après sa mort. De cet homme si tendre avec sa femme et leur fille, il souligne la « férocité verbale », notamment à l’égard des « connaisseurs » ou d’un riche commanditaire qui lui avait demandé de grandes toiles pour une salle de restaurant. Il parle de son « petit et durable noyau de colère – contre rien en particulier, aussi loin que je puisse en juger, mais contre l’état désolé du monde en général, et la place qu’il offre maintenant à l’artiste. » Ces toiles, finalement, méritaient mieux qu’un restaurant à la mode. Rothko demanda peu avant sa mort « qu’elles soient accrochées dans un endroit conçu spécialement pour elles – une chapelle non confessionnelle à Houston, construite sur ses recommandations et commanditée par la famille de Menil. » 

    Les raisons du suicide de Mark Rothko en 1970 ne sont pas connues. L’année précédente, il avait quitté le domicile familial pour s’installer dans son atelier. On garde en mémoire ces paroles qu’il a prononcées en 1965 pour rendre hommage à Milton Avery : « Je pleure la perte de cet homme. Je me réjouis de ce qu’il nous a laissé. »