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essai - Page 57

  • Lanterne magique

    « Même à la lanterne magique, il ne faut pas se faire de cinéma : la plupart des liens solides se nouent au-delà de l’intellect et ne s’expriment que rarement dans les livres, mais dans les tatouages qu’on peut voir à la plage ou à la morgue, dans deux mains qui serrent une épaule sur un quai de gare et garderont – trop longtemps peut-être – cette chaleur et cette élasticité dans les doigts, dans des cartes écrites par des militaires et si mal adressées qu’elles arrivent par erreur chez de vieilles folles auxquelles on n’avait jamais dit des choses si tendres, dans le silence de deux visages qui s’enfoncent au tréfonds de l’oreiller comme s’ils y voulaient disparaître, dans ce désir si rarement comblé qu’ont les mourants de trouver le bout de l’écheveau et quelque chose à dire, dans la fenêtre qu’on ouvre ensuite, dans la tête d’un enfant qui fond en larmes, perdu dans la rumeur d’une langue étrangère.

    Courage, on est bien mieux relié qu’on ne le croit, mais on oublie de s’en souvenir. »

    (Au Seibo Hospital, Tokyo, décembre 1964-mars 1965)

     

    Nicolas Bouvier, Chronique japonaise

    Photo Nicolas Bouvier.jpg

    Couple de fermiers; Japon central, 1964

    http://www.culturactif.ch/bouviernicolas/bouvierlivre.htm

    © Nicolas Bouvier

     

     

     

  • Bouvier au Japon

    « La façon dont un peuple s’explique son existence en apprend parfois aussi long que celle dont il la vit », écrit Nicolas Bouvier au début de Chronique japonaise. Si rien, dans ces notes rédigées dans les années soixante, ne se veut un commentaire de l’actualité, tout ce qu’observe ou rapporte le grand voyageur curieux de voir, en 1964, qui du Japon ou de lui aura le plus changé, huit ans après son premier séjour, porte de façon particulière en ce moment critique pour les Japonais aux prises avec une conjonction de catastrophes : séisme majeur, tsunami, désastre nucléaire. 

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    Ecrivain suisse, voyageur, photographe et poète, Bouvier (1929-1998) rapporte pour commencer les mythes fondateurs d’un peuple « tombé du ciel », d’un pays né de l’union de deux esprits divins créateurs, Izanagi (celui qui invite) et Izanami (celle qui invite), union assistée par une bergeronnette « qui, de sa queue, leur bat gracieusement la mesure ». Fondé en 660 avant notre ère, l’Etat nippon s’appuie sur une mythologie qui ne connaît ni péché, ni mortification, ni morale, ni doctrine, le peuple japonais étant d’essence divine, mais son ciel, son sol et sa mentalité sont imprégnés par des « Kami » (esprits) « omniprésents, rustiques et bonasses, avec lesquels il faut partager. »

     

    Surnommé l’île des Wo ou des Wa (des nains) par les Chinois qui y débarquent au IIe siècle avant Jésus-Christ pour y faire du commerce, le Japon fera prendre conscience à son puissant voisin qu’il n’est pas né de la dernière pluie. En 607, l’empereur Shotoku-Taïshi fait porter à l’empereur chinois une lettre adressée « De l’empereur du Soleil-Levant à l’empereur du Soleil-Couchant ». L’apport chinois est indéniable : écriture, pensée de Confucius, bouddhisme. D’abord repoussé, ce dernier fusionne avec la religion shintoïste, ce sera le ryobu-shinto. « Depuis quinze siècles qu’ils coexistent, jamais le Bouddha et le Shinto n’ont été en conflit ouvert, et, dans le jardin d’un temple bouddhique, vous trouverez toujours – dans un buisson, derrière le puits, à côté de la remise du jardinier – un petit sanctuaire shinto décoré de fleurs encore fraîches, signe que l’Ancien propriétaire n’a jamais véritablement quitté les lieux. »

     

    A plusieurs reprises, dans Chronique japonaise, Nicolas Bouvier transcrit « Le cahier gris » (Kyoto, 1964) où il a noté ses impressions. Au temple du Ryo-an-ji, dont le fameux jardin – « une des manifestations les plus parfaites de l’esthétique du Zen » – voit passer des groupes scolaires qui n’ont pas le temps de s’attarder, des étrangères (françaises) qui ont eu froid à l’île de Sado et « soupçonnent en outre leurs cicerones de ne pas leur avoir livré « l’âme du Japon ». » A un spectacle de no dont la musique « possède un tel pouvoir incantatoire, une magie si souveraine que l’auditeur étranger, à peine revenu de sa stupeur, est proprement « emballé », emporté par plus fort que lui dans l’espace nocturne et raréfié du no. »

     

    Bouvier raconte l’histoire, commente les premiers contacts européens avec le Japon (vente d’armes, tentatives d’évangélisation), souligne l’engouement pour la musique occidentale de jeunes chrétiens japonais envoyés en Europe dans un autre but – « Mais c’est le propre des longs voyages que d’en ramener tout autre chose que ce qu’on allait y chercher. » Il rend hommage au jeune empereur Matsuhito qui ouvre l’ère « Meiji » (gouvernement éclairé) et déclare à ses sujets, en 1868, que « pour le salut de l’empire, le Savoir sera recherché partout où il se trouve. »

     

    Flash-back. En 1955, Nicolas Bouvier débarque à Yokobama-Tokyo pour la première fois. Cuisinier à bord du MM Cambodge après un voyage en Inde, il éveille l’intérêt de journalistes japonais toujours à l’affût de personnalités étrangères et particulièrement intéressés par la culture française. Répondre à leurs questions est plus facile que trouver une chambre pas chère. Il s’installe pour un an dans le quartier d’Araki-Cho, « un morceau de village oublié dans la ville », autrefois célèbre pour ses geishas. Un veilleur de nuit accepte de lui louer une chambre. Bouvier apprend à s’y retrouver dans les rues sans nom pour la plupart (les maisons, elles, sont numérotées selon leur année de construction, ce qui n’est pas très commode non plus). L’étranger suscite la méfiance et c’est la surprise quand il utilise tout à coup à bon escient un des nombreux proverbes japonais qu’il s’applique à retenir. « Une autre façon de montrer patte blanche est d’être très soigneux de sa personne. » Une bonne part de ses maigres ressources (il prend des photos, vivote grâce à l’un ou l’autre magazine japonais) couvre les soins du corps et des vêtements – l’homme qui ne va pas aux bains tous les soirs est un homme perdu.  

     

    Les pages consacrées à l’île d’Hokkaïdo (littéralement le chemin de la mer du Nord), la plus septentrionale, m’ont particulièrement frappée. Dans la province de Sendaï – nom depuis peu connu chez nous –, Bouvier découvre Matsushima, « un des « Trois Paysages » du Japon ». Un site dévoré par le tourisme, mais heureusement la lumière de l’aube est belle, et le touriste rarement matinal. Bouvier se rend dans la réserve des Aïnous dont le sort n’a rien à envier aux Indiens d’Amérique du Nord. Au cap Erimo, un paysage « fait exclusivement d’herbe, de lumière, de remous, pauvre, obstiné », le voyageur comprend enfin dans le brouillard ce qu’il est venu chercher dans cette île. Dans le train omnibus qui le ramène, la conversation entre vieilles personnes, des colporteurs aux visages tannés et ridés – « la compagnie la plus chaude et la plus libre que j’aie rencontrée au Japon » – s’interrompt quand, par la fenêtre, on peut voir « un oiseau d’une élégance et d’une blancheur indicibles posé au milieu des roseaux comme un vase Ming ». « Apercevoir une grue c’est mille ans de bonheur. »

     

    Nicolas Bouvier est allé au Japon à la rencontre d’un peuple. « Je mettrais volontiers Kyoto au nombre des dix villes du monde où il vaille la peine de vivre quelque temps. » Dans un beau texte d’adieu (en 1966) à cette ville où il a eu la chance d’habiter avec femme et enfants dans l’enceinte d’un temple, le voilà qui s’emballe : « je parle comme un contestataire de Kyodaï (l’université impériale de Kyoto). Me voilà bien Japonais !… » Ni carnet de voyage ni essai académique, Chronique japonaise offre des récits, des réflexions, des visages, des instants. L’auteur de L’usage du monde n’y donne pas de leçons, il partage simplement ses découvertes.

     

    Confronté à des épreuves exceptionnelles, le Japon a plus d’une fois écouté la voix de son empereur : « Il faut accepter l’inacceptable et supporter l’insupportable ». Phrase prononcée après les incendies déclenchés à Tokyo en 1923 par un tremblement de terre – cent mille morts. Reprise après Hiroshima (« Yuji parle ou une leçon de « rien » »). Mars 2011, à nouveau, pose aux Japonais, dans leur malheur, des questions cruciales.

     

  • Folle imagination

    Rosa Montero, journaliste à El País et écrivain (de passage à Bruxelles pour la Foire du livre), fait de ses livres et de ses amours les bornes qui jalonnent sa mémoire. Dans La Folle du Logis (2003) – c’est ainsi que Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus appelait l’imagination –, elle aborde en quelque deux cents pages ce qui lui fait battre le cœur : écrire. (Merci, Colo, de m'avoir mise sur la voie de ce livre passionné et passionnant.)

     

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    « Pour exister, il faut se raconter et il y a beaucoup d’affabulation dans cette histoire de nous-même » prévient-elle. Ainsi ses souvenirs d’enfance, loin des « paradisiaques enfances russes », diffèrent de ceux de Martina, sa sœur jumelle. « Nous inventons nos souvenirs, ce qui revient à dire que nous nous inventons nous-mêmes car notre identité se trouve dans notre mémoire, dans le récit de notre biographie. » Impossible donc de séparer ce désir d’écrire sur l’écriture du récit de sa vie. Montero tresse ces deux fils dans « une sorte d’essai sur la littérature ». Il en résulte une réflexion très personnelle, une sorte de conversation à bâtons rompus qui fait réfléchir et divertit. Montero est une conteuse qui aime s’emballer, changer de registre, nous surprendre, nous faire rire en même temps qu’elle de ses folies.

     

    Qu’est-ce qui caractérise un écrivain ? D’écrire sans cesse. De rester un enfant capable de rêver tout éveillé. De jouer avec les « et si ? ». Ses romans naissent « d’un minuscule grumeau imaginaire » qu’elle appelle « le petit œuf » : une rencontre, une personne, une vision, une illumination. Comme cette nuit passée avec un acteur italien dans une chambre d’hôtel, qu’elle a quitté en pleine nuit sur la pointe des pieds, se demandant ce qu’elle faisait là, et puis les regrets, six mois de passion vaine, et leurs retrouvailles vingt ans après. Cette nuit avec M., elle la réinventera plusieurs fois.

     

    « Le journalisme est mon être social, contrairement à la fiction qui est une activité intime et essentielle. » Des journées devant un écran d’ordinateur, des moments de peur qu’elle oppose aux élans créatifs, moments de grâce où « on essaie surtout de ne pas penser ». Montero déploie des images fortes pour nous faire ressentir ce qu’il en est, comme l’attente et puis la rencontre d’une baleine au Canada. Elle cite l’écrivain péruvien Julio Ramón Ribeyro : « Nous avons tous en réserve un livre, peut-être même un grand livre mais, dans le tumulte de notre vie intérieure, il émerge rarement ou si rapidement que nous n’avons pas le temps de le harponner. »

     

    Quand Rosa Montero écrit un roman, ce qui lui prend deux ou trois ans, elle vit à cheval entre vie réelle et imaginaire. Plus elle avance, plus « la sphère narrative occupe d’espace », plus les coïncidences entre ce qu’elle écrit et ce qu’elle observe dans la vie se multiplient. Elle ne contrôle pas ses fantasmes, comme ce leitmotiv du nain, de la naine, qui se glisse malgré elle dans ses œuvres et qu’elle ne remarque souvent qu’après, quand quelqu’un lui en parle. Elle se rappelle un documentaire sur les cirques allemands des années trente qu’elle a regardé à Cologne, lors d’un festival. « Je me suis vue » : une parfaite lilliputienne, blonde, très coquette, ressemblait trait pour trait à une photo d’elle vers quatre ou cinq ans.

     

    La romancière observe les rapports des écrivains avec le pouvoir, avec les autres, puisqu’ils sont des « éternels indigents du regard des autres ». Goethe se fourvoie à la cour de Weimar, Melville échoue aux yeux de ses contemporains, Robert Walser finit par être interné, Truman Capote ne se remet jamais du succès de son formidable reportage romancé, De sang froid. Comment mesurer la qualité littéraire ? Aujourd’hui, on a tendance à la confondre avec le succès commercial, le nombre d’exemplaires vendus. Les écrivains qui remportent un succès critique aimeraient attirer plus de lecteurs, ceux qui récoltent les meilleures ventes apprécieraient d’être mieux vus des critiques.

     

    Quelques belles formules : « La littérature est un chemin de connaissance et on doit le suivre chargé de questions et non de réponses. »  – « La fiction est à la fois une mascarade et un chemin de libération. »« La littérature est une facilité innée et une difficulté acquise. » (Frères Goncourt) Rosa Montero distingue deux types d’écrivains : les hérissons et les renards. Proust, « parfait hérisson », tourne toujours autour du même sujet ; elle-même se sent « renard » à cent pour cent, toujours sur une nouvelle piste.

     

    Tous les romanciers sont des « lecteurs dévorés et dominés par une insatiable fringale de mots. » Si elle parle des livres et des histoires qui l’ont marquée, Montero aborde aussi des questions annexes où son ironie fait merveille : existe-t-il une littérature de femmes ? romancière ou journaliste ? que font les épouses d’écrivains ? qui sont les muses ? où a disparu sa sœur ? pourquoi le roman est-il un genre fondamentalement urbain ? Scènes réinventées de sa vie, anecdotes, citations se succèdent avec générosité.

     

    « La Folle du Logis » (La Loca de la casa, traduction de Bertille Hausberg) : ce titre s’est imposé à l’auteur en plein travail, un de ces moments où survient « le chuchotement de la créativité ». Surtout, dit-elle, ne pas tuer son « daimon », ne pas écarter ses rêves. Le pouvoir de l’imagination est tel que Rosa Montero y voit aussi une protection contre les crises d’étrangeté du monde, les crises d’angoisse, la folie. « L’imagination débridée est une sorte d’éclair au milieu de la nuit, elle brûle mais illumine le monde. »

  • Noceurs bohèmes

    Au MOMA, en songeant à Montmartre et à Montparnasse.

     

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    http://www.blog-habitat-durable.com/article-taures-58976887.html

    La Rotonde de la Ruche, Monument Historique, Monument restauré...

     

    « Je tentais d’imaginer ces excentriques inspirés, noceurs bohèmes, expatriés à moitié clochardisés, demi-aventuriers anarchistes, lunatiques et alcooliques, déclamant leurs poèmes, se montrant réciproquement leurs toiles, commentant et échangeant leurs œuvres, belles égéries fascinantes telles qu’on les apercevait sur les portraits de Pascin… se retrouvant le soir pour des fêtes improvisées dans leurs ateliers délabrés – ainsi qu’on pouvait le lire dans les chroniques évoquant l’atmosphère de « La Ruche » ou du « Bateau-Lavoir » (l’amitié de Chagall et de Cendrars, les amours de Modigliani et de Jeanne Hébuterne, les accès de rage de Soutine détruisant ses œuvres des jours précédents, la saga de Picasso, d’Apollinaire et de Max Jacob, la fête organisée en l’honneur du Douanier Rousseau) ; tout cela dans le vieux Paris populaire, savoureux et peu dispendieux d’alors…

    Car, restant à l’affût devant ces toiles, finissaient par chatoyer, tels des reflets à la surface d’un étang, les effluves spectraux du passé.

    (…)

    Ah ! Songer à cela depuis New York, par une journée de plein vent à la lumière marine intermittente, dansante et folle, qui courait en vagues successives sur les façades des gratte-ciels impassibles et hiératiques – aussi solennels que les sentinelles sans états d’âme du domaine du futur ! – recelait la beauté délicate, indéfinissable et mélancolique d’une après-midi de nostalgie enfantine. »

     

    Denis Grozdanovitch, Rêveurs et nageurs