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aristocratie

  • Aujourd'hui

    Murat en Poche.jpeg« Aujourd’hui, que peuvent bien signifier les codes du faubourg Saint-Germain pour des jeunes qui passent leur temps sur les réseaux sociaux ? Et quelle est leur capacité d’absorption de la phrase proustienne lorsque tout se tranche en cent quarante caractères ? Questions en réalité sans objet. Enseigner la Recherche à Los Angeles ou en Chine, c’est, pareillement, éprouver l’universalité d’un texte qui fait s’effriter tous les particularismes culturels, d’âge, de classe. Depuis vingt ans, un groupe se retrouve régulièrement dans un café de Buenos Aires  pour lire le même livre, indéfiniment : En busca del tiempo perdido. Ce book club d’un genre particulier a fait l’objet d’un documentaire, Le Temps perdu (2020), de Maria Alvarez. On y voit une dame élégante au regard vif déclarer : « Tout ce qui se passe dans ce roman, à un moment donné de ma vie, je l’ai ressenti. Tout. » Cette phrase, n’importe qui, dans le monde entier, peut la prononcer. »

    Laure Murat, Proust, roman familial

  • Proust révélateur

    Depuis la publication de Proust, roman familial (prix Médicis 2023) de Laure Murat, les éloges* se succèdent, mérités. L’entrée en matière va d’une scène de la série Downton Abbey à la spectatrice qui, à Los Angeles, réagit intensément à un détail, comme à « un signe lointain venu du passé, de l’enfance. » Il est soudain plus clair pour elle que l’aristocratie, le milieu où elle a grandi, « est un monde de pures formes ».

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    L’autrice travaillait alors à l’introduction d’un recueil d’articles sur Proust qu’elle souhaitait voir publiés, ce qui l’obligeait à évoquer ce monde « de gens titrés, de serviteurs et de gouvernantes, de privilèges, de hiérarchie et d’abondance » décrit dans A la recherche du temps perdu, un monde si proche de l’éducation familiale dont elle s’était radicalement éloignée : « Je n’ai pas d’enfants, je ne suis pas mariée, je vis avec une femme, je suis professeure d’université aux Etats-Unis, je vote à gauche et je suis féministe. »

    Pourquoi tant de lecteurs dans le monde entier, « toutes catégories sociales confondues » désignent-ils Proust comme le plus grand écrivain français du XXe siècle ? Réponse de Laure Murat : «  Car Proust, dans « ce roman qui n’arrête pas de penser » – le Temps, le moi, les arts, l’écriture, la jalousie, la phénoménologie –, à travers ce je du narrateur et personnage principal, nous restitue à nous-mêmes. » Lire la Recherche est pour elle un « retour aux sources d’une réalité par la fiction », c’est ce qu’elle raconte dans Proust, roman familial.

    Sa conviction : « ce qui se transmet vraiment ne s’enseigne pas ». Elle s’est imprégnée dans son milieu d’une atmosphère, de comportements observés, d’un « impérieux silence » : ne  jamais parler de soi, ne pas faire de vagues, éviter les sujets qui fâchent, mais « se tenir », à la fois une posture et une retenue, une manière de parler, avec de l’esprit et sans s’appesantir. D’où sa formule lapidaire pour définir le style aristocratique : « Rien, qui danse sur du vide. »

    Pour ceux qui pourraient trouver abusif de décalquer « le roman familial de la fresque proustienne » (elle est née en 1967), elle rappelle qui étaient ses parents, mariés en 1960 : la fille aînée du duc de Luynes, descendant du favori de Louis XIII, sa mère, et le prince Napoléon Murat, arrière-arrière-petit-neveu de l’empereur, son père. Même si les titres nobiliaires avaient été abolis en 1789, à la maison ils étaient « le Prince » et « la Princesse », et son grand-père maternel, « Monsieur le Duc ». Le titre princier n’étant transmissible qu’aux filles, elle-même a pour identité « Laure, Marie, Caroline, Princesse Murat ». L’autrice en fait un commentaire amusant.

    Pour les aristocrates chez qui il était reçu, Proust était considéré comme un « petit journaliste ». Laure Murat évoque quelques-uns d’entre eux et le salon de Madeleine Lemaire devenu dans la Recherche celui de Mme Verdurin. Remontant son propre arbre généalogique,  elle y voit quelques liens ténus entre ce monde et celui de ses ancêtres, des ingrédients communs : « les mariages d’argent, les tensions entre noblesse d’Ancien Régime et noblesse d’Empire, les croisements avec « le sang juif », les détours clandestins par Sodome… »

    Dans la Recherche, elle lit des noms qui lui sont familiers, des scènes plus vivantes que si elle les avait vécues. Les aristocrates sont toujours « en représentation » (Charlus en est l’exemple « superlatif ») dans un jeu de rôles permanent où il faut paraître « naturel ». Proust a écrit « la critique la plus cruelle et la plus subtile de l’aristocratie française à laquelle se soit jamais livrée la littérature. »

    Par exemple, sur la « vulgarité » des nobles, elle cite et analyse formidablement un extrait, « Les souliers rouges de la Princesse de Guermantes ». A l’erreur de jugement de certains critiques de Proust qui ne voient dans son roman qu’un monument élevé au prestige aristocratique, elle donne deux raisons : la hauteur de vue de l’écrivain qui décrit, raconte et « suspend jusqu’à la dernière extrémité le jugement moral » et le préjugé de ceux qui ne l’ont tout simplement pas ou trop peu lu, comme l’attestent les chiffres de vente.

    Pour Laure Murat, le fait que Proust prend « l’homosexualité au sérieux » a aussi été une délivrance. Elle a consacré une thèse sur ce sujet et ses recherches lui ont permis quelques découvertes sur l’auteur de la Recherche. Elle en rend compte, ainsi que des raisons pour lesquelles elle a quitté la maison à dix-neuf ans, devenant pour sa mère une « fille perdue ».

    Entre le texte proustien qu’elle cite abondamment à l’appui de sa réflexion et l’examen des causes de la rupture avec les siens, Laure Murat donne dans Proust, roman familial, une approche inédite d’A la recherche du temps perdu et un récit d’émancipation, formidable témoignage de ce que la littérature peut signifier dans la vie réelle. 

    *Sur les blogs aussi, chez Adrienne, Aifelle, Claudialucia, Dasola, Dominique, Keisha...

  • Liaisons

    Fellowes Sonatine.jpg« C’est déjà peu glorieux quand cela concerne des amis, mais c’est pire encore dans les cas d’une liaison sentimentale ou, pour être plus précis, de liaisons utopiques qui n’existeront jamais. Voir quelqu’un qu’on a adoré en vain et de loin tomber amoureux d’un soi-disant ami et être le témoin de l’épanouissement de cette relation réciproque, chaleureuse, profondément harmonieuse, et qu’on voit le contraste avec les émotions à sens unique, à l’aigreur pitoyable que l’on chérissait dans le secret ténébreux de son âme, voilà un spectacle difficile à supporter. Surtout quand vous savez à quel point vous vous humiliez dès que vous laissez paraître le moindre indice de vos sentiments réels. Mais que vous soyez dans votre bain ou dans une file d’attente à la poste, votre âme est constamment en train de bouillir de rage, prête à tout détruire, dans le même temps que vous continuez d’adorer ceux que vous détestez. Je rougis de l’admettre, mais il en était ainsi entre Serena et moi, ou plutôt entre Damian et moi puisqu’il était la source de tous mes maux. » 

    Julian Fellowes, Passé imparfait

  • Remonter le temps

    Passé imparfait de Julian Fellowes (2008, traduit de l’anglais par Jean Szlamowicz) distille une ambiance propre au scénariste de Gosford Park puis de la fameuse série Downton Abbey. Une certaine fascination du passé – « Londres est désormais pour moi une ville hantée et je suis le fantôme qui erre dans ses rues » ; une certaine tension – « Je détestais Damian Baxter » ; une certaine sensibilité – « Traditionnellement, les Anglais préfèrent ne pas affronter directement une situation qui pourrait se révéler délicate du fait d’événements passés ».

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    Une lettre déclenche tout : après quarante ans sans plus aucun contact entre eux, Damian Baxter, « son vieil ennemi », aimerait que le narrateur lui rende visite, comme « une faveur accordée à un mourant ». A plus de cinquante ans, le voilà troublé à l’idée de revoir celui qui prétendait être son ami. A la gare de Guilford, un après-midi de juin, un chauffeur en uniforme l’attend. Le narrateur connaissait la réussite de Damian, mais n’en mesure l’ampleur qu’en découvrant sa demeure entourée de jardins en terrasse et « l’ambiance digne d’Agatha Christie » : maître d’hôtel, femme de chambre, salon ample, un décor réussi quoique impersonnel – « rien de vivant en réalité ».

    Le « beau jeune homme bien bâti aux boucles épaisses » a disparu, mais il reconnaît Damian, sa voix un peu hésitante et aussi « cette arrogance condescendante si familière dans le geste large avec lequel il [lui] tendit sa main osseuse ». Après un dîner délicieux, une conversation « éminemment anodine » en présence du maître d’hôtel, ils vont prendre le café dans la bibliothèque, une jolie pièce avec sa cheminée en marbre, « le cuir luisant des reliures et quelques admirables tableaux ».

    Damian n’a plus que trois mois à vivre. Marié peu avant la quarantaine, puis divorcé, sans enfants, il a très bien revendu son entreprise. Devenu stérile à la suite d’oreillons contractés sans doute au Portugal en juillet 1970 (quand ils avaient 21 ans, le narrateur l’avait invité à passer des vacances avec un groupe d’amis dans une villa d’Estoril, vacances aux conséquences « désastreuses » qui ne seront racontées qu’à la fin), Damian sait qu’une jeune femme a eu un enfant de lui : elle lui a envoyé une lettre tapée à la machine, vingt ans après, pour lui dire qu’elle ne lui pardonnait pas sa « fourberie » et « son mensonge » qu’elle avait sous les yeux chaque jour. Puis plus rien.

    Damian veut retrouver l’enfant, faire de lui l’héritier de sa fortune. Ses recherches n’ayant mené à rien, il lui faut l’aide de quelqu’un qui connaisse son cercle d’alors. Il a préparé une liste des femmes avec qui il a couché et qui ont eu un enfant à cette époque. Ils avaient fait connaissance en 1968 lors d’un cocktail dans un collège de Cambridge, où le narrateur était en train de parler avec Serena (la femme de ses rêves), Lady Serena Gresham, « membre d’une caste très restreinte, rare résidu qui restait de l’Ancien Monde ». Beaucoup d’aristocrates déchus avaient rejoint la bourgeoisie, très rares étaient ceux qui, comme les Gresham, « continuaient à vivre, à peu de chose près, comme ils avaient toujours vécu. »

    Damian, un jeune homme très séduisant, les avait interrompus avec un sourire, avouant qu’il ne connaissait personne – « Inutile de préciser qu’il savait en réalité pertinemment qui nous étions. Ou plutôt qui elle était. » Dès cette soirée, il s’était montré curieux d’en savoir plus sur Serena, sur l’ancienneté de leur relation et sur la manière de s’y prendre pour figurer sur les listes des tea parties entre gens du même monde. En leur compagnie, nous allons découvrir leurs usages et leurs règles, les snobismes d’un autre temps.

    Damian s’est servi de lui pour s’introduire dans la haute société. Pourtant le narrateur accepte cette mission, malgré ce qui les a séparés. Le va-et-vient commence entre deux périodes dissemblables : leur jeunesse, rythmée par la Saison mondaine plus que par les études, et le présent. Tout a changé. Chacun d’eux s’est transformé au cours de la vie adulte, et surtout la société, les mœurs, les manières, le monde où ils évoluent.

    Lucy Dalton est sur la liste, à son grand étonnement, elle qui avait été une des premières à percer à jour les manigances de Damian. Et aussi la princesse Dagmar de Moldavie. Serena. La belle Joanna Langley qui a été un temps sa petite amie. Terry Vitkov, l’Américaine dont la soirée au musée Tussaud avait tourné au cauchemar à cause du cannabis mis dans les brownies. Enfin, Candida Finch, « la mangeuse d’hommes exubérante et rougeaude ». Rares sont celles qui ont vraiment pu choisir leur vie.

    Des années soixante aux années deux mille, Julian Fellowes raconte cette quête très particulière qui mène le narrateur à remonter le temps et à découvrir l’évolution personnelle de ces jeunes filles de bonne famille. Bien reçu partout, il ne lui sera pas difficile de les recontacter sous un prétexte caritatif et de vérifier, en leur rendant visite, qui a eu un enfant de Damian Baxter.

    Sans être autobiographique, le roman s’inspire de l’expérience personnelle de l’auteur, un aristocrate aujourd’hui pair du Royaume : « c’est effectivement une photographie de l’époque, de la Saison 1968, où j’allais à tous ces bals. Toutes les fêtes et réceptions du livre ont vraiment eu lieu, et les personnages sont inspirés des hommes et des femmes qui y participaient. Certains sont des portraits fidèles de gens que j’ai croisés, d’autres un mélange de plusieurs personnalités. » (Paris Match)

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    Passé imparfait est un voyage au cœur de la haute société anglaise et la chronique de ses transformations durant la seconde partie du XXe siècle. C’est brillamment observé, raconté de façon amusante pour qui s’intéresse à ce beau monde, et derrière les rôles, les masques mondains, Julian Fellowes laisse parfois s’exprimer des sentiments vrais, heureux ou malheureux.

  • Une gifle

    « Harold Nicolson était au bout du fil ; il avait appelé pour dire qu’Arthur Colefax était mort subitement la veille, dans l’après-midi. Sybil, disait-il, était éplorée. Sir Arthur était mort ! Je reçus une gifle en plein visage. Une gifle d’authentique et de sincère compassion. Il ne s’agissait pas de Sir Arthur. Mes sentiments à son égard étaient ceux que l’on a pour un vieux bureau qui s’est toujours trouvé au milieu du salon. Le bureau s’en était allé – c’était surprenant, c’était triste. Mais je n’avais jamais été l’intime du bureau. Quant à Sybil, mon sentiment était différent ; j’avais été, j’étais encore, son intime. Et c’est pour elle que je sentis, comme je l’ai dit, une gifle de compassion authentique et pure. A peine l’avais-je reçue que mon impression se brisa en plusieurs morceaux. J’étais très désolée, mais j’étais aussi très curieuse. Que ressentait-elle – que ressentait-elle vraiment pour Arthur ? »

    Virginia Woolf, Suis-je snob ?

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    http://dovegreyreader.typepad.com/dovegreyreader_scribbles/2011/09/a-boy-at-the-hogarth-press-richard-kennedy.html