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essai - Page 58

  • Une vie d'écriture

    L’amour des Maytree m’a donné envie de pénétrer davantage dans l’œuvre d’Annie Dillard, romancière, poète, essayiste (née en 1945 à Pittsburgh, Pennsylvanie). En vivant, en écrivant (The Writing Life, 1989, traduit de l’américain par Brice Matthieussent ) introduit en une centaine de pages au cœur d’une vie vouée à l’écriture. « Non-fiction narrative », précise l’écrivaine sur son site, son genre de prédilection.

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    Annie Dillard © life.com

    « En écrivant, tu déploies une ligne de mots. Cette ligne de mots est un pic de mineur, un ciseau de sculpteur, une sonde de chirurgien. Tu manies ton outil et il fraie un chemin que tu suis. » Ainsi débute le premier chapitre, où Dillard décrit l’écrivain au travail, toujours à l’aide d’images concrètes, comme il sied à cette activité manuelle. Une journée d’écriture, c’est physique : monter à l’étage, entrer dans un bureau, ouvrir les fenêtres, se servir de café, et puis lancer l’engrenage.

    Ecrire un livre prend entre deux et dix ans, en général, sauf à considérer les cas hors norme. Le temps d’écrire, le temps de peaufiner une œuvre. Difficile à comprendre pour qui préfère la vie au mot écrit, les sensations que procure la télévision ou le cinéma. « Pourquoi préférerait-on un livre plutôt que de regarder des géants évoluer sur un écran ? Parce qu’un livre est parfois de la littérature. C’est une chose subtile – une pauvre chose, mais qui nous appartient. »

    Annie Dillard raconte ses bureaux : à Cape Cod, une cabane en pin de trois mètres sur trois et demi, sans vue – « Il faut éviter les lieux de travail séduisants. On a besoin d’une pièce sans vue, pour que l’imagination puisse s’allier au souvenir dans l’obscurité. » Elle se souvient du cabinet de lecture individuel dont elle disposait dans la bibliothèque de l’Université de Hollins, en Virginie, pour écrire la seconde moitié de son fameux Pèlerinage à Tinker Creek. L’auteur s’intéresse aussi à l’emploi du temps « qui protège du chaos et du caprice », « filet pour attraper les jours. »

    Annie Dillard a écrit tout un temps « sur une île lointaine » du détroit de Haro, « à quelques encâblures des îles canadiennes », où elle a appris à couper du bois elle-même pour se réchauffer (difficilement). En vivant, en écrivant décrit les aspects concrets de la vie d’écrivain abondent dans . « Si tu aimes la métaphysique, passe ton chemin », lance-t-elle au lecteur. Problèmes de bouilloire, observation d’une phalène, dosage du café, apprivoisement d’une machine à écrire, cela importe aussi pour que la « vision » devienne phrase, page, œuvre.

    Parmi les écrivains cités à propos de l’écriture, il y a Thoreau : « Poursuis, reste avec, encercle encore et toujours ta vie… Connais ton os personnel : ronge-le, enfouis-le, déterre-le et ronge-le encore. » Un étudiant aborde un jour un écrivain connu : « Pensez-vous que je sois un écrivain ? » – « Eh bien, répondit l’écrivain, je ne sais pas… Aimez-vous les phrases ? » Le poète aime la poésie, le romancier le roman, et non « le rôle du poète, sa propre image en chapeau » ! Comme le peintre, l’écrivain aime toute la palette des matériaux qu’il utilise. Gauguin, Tolstoï « apprirent leur champ, puis ils l’aimèrent. »

    Pourquoi écrire, pourquoi lire ? Annie Dillard explique sans prétention ce à quoi elle consacre sa vie. Pas de théorie, du vécu, du concret, beaucoup de simplicité, de puissantes métaphores, un point de vue original loin des sentiers battus. Et pour ceux que le dessin d’une ligne de mots ne passionne pas a priori, il reste un dernier chapitre époustouflant, largement inspiré par Dave Rahm, pilote acrobatique – « L’air était un fluide, et Rahm une anguille ». Annie Dillard l’a admiré lors d’une fête aérienne en 1975, puis elle a pu voler et frôler des montagnes avec lui. Ses arabesques dans le ciel ont à voir avec l’expérience de la beauté, de la création, de l’art : « Admire ce monde qui jamais ne te boude -  comme tu admirerais un adversaire, sans le quitter des yeux ni t’éloigner de lui. »

  • Histoire de l'art

    « En histoire de l’art, l’intérêt des interprétations ou des théories n’est pas qu’elles soient définitives, mais que leur cohérence et leur pertinence nous obligent à vraiment regarder une œuvre, et nous offrent ainsi une chance de se l’approprier. »

    Jacques Bonnet, Des bibliothèques pleines de fantômes

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     Mai en janvier ? Pourquoi pas, le temps d'un livre ?  

    Bonne année 2011 à vous qui passez me lire.  

     

    Tania  

  • Pleines de fantômes

    Une mère Noël attentionnée m’a offert un livre qui rend joliment compte de la vie (surtout) et de la mort (un peu) des livres quand ils franchissent notre seuil :
    Des bibliothèques pleines de fantômes, un essai de Jacques Bonnet. Il s’ouvre sur une citation chère à Dominique : « Après le plaisir de posséder des livres, il n’y en
    a guère de plus doux que d’en parler. »
    (Charles Nodier)

     

     

    Lorsque Bonnet, alors au service d’une maison d’édition parisienne, a dîné dans un restaurant russe avec Pontiggia, écrivain et critique italien, les deux hommes se sont tout de suite entendus en découvrant leur point commun : « nous possédions tous deux une bibliothèque monstrueuse de plusieurs dizaines de milliers d’ouvrages. Non pas une de ces bibliothèques de bibliophile aux ouvrages si précieux que leur propriétaire ne les ouvre jamais de crainte de les abîmer, mais une bibliothèque de travail où l’on n’hésite pas à écrire dans les livres, à les lire dans son bain, et où l’on conserve tout ce qu’on a lu – livres de poche compris et les multiples éditions éventuelles d’un même ouvrage – ou que l’on a l’intention de lire plus tard. »

     

    Bonheur et malédiction. Pas un mur d’épargné, à part au-dessus de son lit (pour échapper au sort d’un compositeur, Alkan, mort écrasé par sa bibliothèque). Si leurs visiteurs occasionnels réagissent à peu près de la même manière et avec les mêmes questions en découvrant leur monde de papier, eux s’étonnent plutôt, lorsqu’ils pénètrent chez quelqu’un, ou de l’absence de livres ou de la maigre collection « d’un soi-disant confrère » ou encore des rangements « d’apparat » derrière des vitres.

     

    Comment en arrive-t-on à rassembler plus de vingt mille ouvrages (minimum envisagé par les deux convives pour un projet d’association jamais abouti) ? Pourquoi tant de livres ? Parmi les réponses de Jacques Bonnet, il y a ce « besoin d’avoir à sa disposition tous les livres, puis toutes les peintures, les musiques, les films, comme éléments de liberté intérieure. » Les bibliothèques décrites dans les romans, la différence entre collectionneurs spécialistes et « entasseurs », les ouvrages rares, les lecteurs acharnés… Les sujets abordés sont légion. Sans limites, la curiosité « se nourrit d’elle-même, ne se satisfait jamais de ce qu’elle trouve, va toujours de l’avant, et ne s’épuise qu’avec notre dernier souffle de vie. »

     

    La question du rangement et du classement se pose à quiconque possède une bibliothèque – Perec, Manguel l’ont abordée à leur façon. Bonnet préconise « le panachage de plusieurs ordres avec une grande latitude vis-à-vis des règles que l’on s’est fixées. » – « Il s’agit d’un principe pouvant d’ailleurs être étendu à la vie en général ! » Voilà le ton de cet érudit sans pédanterie, mais généreux en références et en citations, on n’en attendait pas moins d’un tel bibliomane. Il s’est permis depuis longtemps, écrit-il, de séparer Flamands et Wallons sur ses rayonnages, classement par langue oblige, mais ne dit pas où il place les écrivains francophones de Flandre ou de Bruxelles.

     

    La lecture est le cœur battant des Bibliothèques pleines de fantômes. Comment on
    lit pour se mettre « en présence des richesses et des misérables banalités auxquelles peut se résumer l’existence humaine » ; comment le titre d’un livre lu n’a plus rien à voir alors avec ce qu’il représentait auparavant, quelle que soit la manière dont il survit dans notre mémoire ; comment certains livres arrivent dans notre bibliothèque à la suite d’une conversation, d’une rencontre, chargés ensuite de souvenirs.

    Jacques Bonnet, en quelque cent trente pages, traverse le bonheur de lire et de posséder des livres en tous genres. Son évocation des livres d’art est particulièrement stimulante. S’il constate qu’« Internet et la télévision ont chassé l’ennui qui a toujours été l’aiguillon le plus sûr de la lecture », l’auteur ajoute : « Curieusement, la source d’informations infinie que constitue Internet n’a pas pour moi le même statut magique que ma bibliothèque. »

  • Pour l'artisan

    « Comme tout est différent pour l’artisan qui transforme une partie du monde avec ses propres mains, qui peut voir son œuvre comme émanant de son être et peut, à la fin d’une journée ou d’une vie, regarder un objet – que ce soit un
    carré de toile peinte, une chaise ou un pot d’argile – et y voir un réceptacle stable de ses talents et un reflet exact de ses années d’efforts, et se sentir ainsi rassemblé en un seul lieu, plutôt que dispersé dans des projets depuis longtemps évaporés, réduits à rien de tangible ou de visible. »

    Alain de Botton, Splendeurs et misères du travail (VI. Peinture)

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  • Du travail / 2

    Splendeurs et misères du travail, l'essai d’Alain de Botton quitte les voies de l’industrie et du transport pour nous amener à contempler un peintre au travail. Stephen Taylor peint depuis cinq ans le même chêne auprès duquel il se rend dans une vieille Citroën avec tout son matériel, à nonante kilomètres au nord-est de Londres, « submergé par le sentiment que quelque chose dans cet arbre très ordinaire demandait à être peint, et que s’il parvenait à lui rendre justice, sa vie serait, d’une façon indistincte, justifiée, et ses épreuves sublimées. » Taylor a vu ce
    chêne pour la première fois, cinq ans avant, après la mort de sa petite amie. L’art de peindre les feuilles lui a été enseigné par Homme à la manche bleue du Titien, à la National Gallery : « Titien lui avait appris l’économie : comment suggérer les choses plutôt que les expliquer ».

     

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    Pylônes électriques à la Gare Vimont à Laval, photo Francely Rocher (Wikimedia commons images)

     

    VII. Pylones et câbles raconte un tout autre voyage, en voiture et à pied avec un installateur de pylônes pour suivre l’itinéraire d’une des lignes à haute tension les plus importantes du Royaume Uni. 542 pylônes, 175 km. Le compagnon d’Alain de Botton lui montre son encyclopédie de poche des pylônes, de toute taille et de toute forme. Il lui explique « l’effet de couronne », ce bruit intense sous la ligne, la composition du câble, nonante et un brins d’aluminium tordus comme une corde.
    En le voyant noter des équations qui calculent la force gravitationnelle exercée sur le câble, Botton envie les ingénieurs pour leur langage concis et international, rêve d’un pareil code applicable aux sentiments. Comme les moulins à vent ont été magnifiés par les peintres paysagistes hollandais, il faudrait que les pylônes à haute tension et leurs câbles soient appréciés à leur juste valeur, et qu’on ne les efface plus des paysages de cartes postales.

     

    Le chapitre sur la comptabilité a pour décor un de ces nouveaux immeubles de verre
    le long de la Tamise, avec leur hall où « l’attente semble être la plus ancienne activité humaine ». Dans une entreprise de cinq mille employés, Botton a l’occasion d’observer les comportements durant une journée de travail. Réveil à cinquante kilomètres de Londres. Dans le train, lecture du journal – « Lire le journal, c’est porter un coquillage à son oreille et être assourdi par le brouhaha de l’humanité ». Au bureau, chacun joue son rôle. « Qu’il est rassurant d’être cantonné dans un certain rôle par l’idée que les autres se font de soi, au lieu d’être contraint de songer, dans la solitude du petit matin, à tout ce qu’on aurait pu être et ne sera jamais… » Le bien-être mental des employés est devenu une préoccupation majeure des patrons.

     

    Tout autre est l’univers des inventeurs, des petits entrepreneurs. A leur salon annuel, Botton a rendez-vous avec un Iranien inventeur de « chaussures qui marchent sur l’eau », mais celui-ci est retenu à l’aéroport où on le traite comme suspect de terrorisme. Un compatriote inventeur d’une protection anti-collision vient à sa place. Admiratif de l’esprit d’entreprise, de toutes ces personnes convaincues du potentiel
    de leur innovation, l’essayiste est douché par les statistiques qu'on lui communique : 99,9 % de ces candidats échouent, preuve que « nous préférons finalement l’excitation et le désastre à l’ennui et à la sécurité ». Mais il suffit d’un « Sir Bob » à la réussite stupéfiante pour ressentir devant ces héros de la réussite commerciale une envie mêlée d’un sentiment d’insuffisance.

    Le dernier chapitre intitulé Aviation découle d’une commande par un journal slovène d’un article sur le Salon du Bourget. Du représentant solitaire de l’Arabie Saoudite assis au milieu d’un stand luxueux mais vide aux jeunes et timides responsables du marketing d’un nouveau jet japonais, Alain de Botton observe les choses et les gens, inlassable curieux de notre monde, philosophe intéressé par nos grandeurs et nos petitesses. Pour conclure Splendeurs et misères du travail, l’auteur, aux accents parfois mélancoliques, observe que finalement, l’importance exagérée que les mortels donnent à ce qu’ils font, « loin d’être une erreur intellectuelle, est en réalité la vie elle-même coulant en nous ».