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essai - Page 60

  • Du travail / 1

    Splendeurs et misères du travail : Alain de Botton a placé son dernier essai sous un titre balzacien. L’auteur de La Comédie humaine voulait, à l’instar de Buffon pour les animaux, inventorier les espèces humaines. Botton, comme dans « un de ces
    tableaux urbains du XVIIIe siècle qui montrent des gens au travail ici et là, des quais au temple, du Parlement au bureau des comptes »
    , un panorama de Canaletto par exemple, propose quelques « scènes exhaustives qui servent à nous rappeler la place que le travail accorde à chacun de nous dans la ruche humaine ». Les nombreuses photographies en pleine page (noir et blanc) de Richard Baker tout au long de l’ouvrage donnent à voir ce spectacle quotidien.

     

    London_Skyline.jpg

    Panorama urbain de Londres avec la Tamise au premier-plan.
    Photo de Mewiki sur Wikimedia commons images

     

    Londres, un lundi d’octobre. Le navire Goddess of the Sea entre dans le port. Ce n’est jamais banal, un quai de port, mais pas de touristes pour y déguster une glace dans l’odeur des moteurs diesel, peu d’habitants de la capitale bien que leur approvisionnement en biens de consommation divers en dépende. Il existe pourtant des passionnés de cargos qui s’en émerveillent comme des pèlerins devant les tours
    de Chartres et qui, comme les voyageurs d’autrefois, jugent l’observation du travail aussi stimulante que celle de la nature ou du patrimoine. « Ces hommes au bout de la jetée m’ont incité à tenter de composer un hymne à l’intelligence, l’étrangeté, la beauté et l’horreur du lieu de travail moderne et, notamment, son extraordinaire prétention de pouvoir nous fournir, avec l’amour, la principale source du sens
    de notre vie. »
    (I. Cargos)

     

    En visitant une plate-forme de cinq kilomètres carrés d’entrepôts dans la campagne
    du Northamptonshire – « beauté horrifiante, inhumaine, immaculée caractéristique de tant de lieux de travail du monde moderne » – Botton voit
    dans le va-et-vient des camions « la vie elle-même qui passe, dans ses manifestations les plus indifférentes, sauvages, égoïstes, dotée de cette même volonté impassible qui force les bactéries et la flore des jungles à se propager irrésistiblement. » Il y apprend que sur les vingt mille articles d’un supermarché moyen, quatre mille produits réfrigérés sont à remplacer tous les trois jours, les seize mille autres à réapprovisionner dans la quinzaine. La disjonction entre les choses que nous consommons ou rejetons et leurs origines et créations l’a poussé à entreprendre « un voyage logistique » pour faire le chemin inverse de la marchandise, vers sa source. Comment les poissons des mers chaudes arrivent-ils sur nos tables ? Un photoreportage en vingt pages (vingt images et leur commentaire) rend compte de ce périple hors du commun où l’écrivain a ressenti plus d’une fois la méfiance suscitée
    par sa curiosité. (II. Logistique)

     

    L’exploration du monde des biscuits (on en distingue de cinq sortes : ordinaires, semi-fantaisie, saisonniers, salés, crackers et assimilés) avec l’aide d’un directeur de projets de United Biscuits lui fait découvrir les arcanes de la fabrication des « Moments » – il a fallu décider de leur dimension, leur forme, leur enrobage, leur conditionnement, leur nom, de manière à doter ces biscuits « d’une personnalité aussi subtilement et adéquatement nuancée que celle d’un protagoniste dans un grand roman ». Botton découvre des emplois hyperspécialisés et s’interroge : « Quand un travail semble-t-il avoir un sens ? » Selon lui, « chaque fois qu’il nous permet d’engendrer du plaisir ou de réduire la souffrance chez les autres ». Est-ce le cas aux cinq mille postes de travail sur les six sites de production de United Biscuits ? Une visite d’usine s’impose. Ce sera en Belgique, entre Verviers et la frontière allemande, en compagnie d’un cadre qui incarne l’idéal protestant par sa manière dévouée et méticuleuse de faire son travail. (III. Biscuits)

     

    « Quelle étrange civilisation c’était : démesurément riche, mais encline à accroître sa richesse par la vente de choses étonnamment petites et dotées du sens le plus lointain, une civilisation tiraillée et incapable de choisir raisonnablement entre les nobles fins auxquelles l’argent pouvait servir et les mécanismes souvent moralement futiles et destructeurs de sa production. » Et pourtant, l’épanouissement du commerce apporte aussi de quoi améliorer les conditions de vie et l’hygiène publique.

     

    La réflexion sur les splendeurs et misères du travail passe par l’orientation professionnelle, liée à cette croyance contemporaine « que notre travail doit nous rendre heureux ». Quelques semaines à observer un psychothérapeute conseiller d’orientation révèlent une grande attention à la personne et à ce qu’elle aime faire (ce qui déclenche chez elle des « bips de joie »), l’importance de l’estime de soi, le constat que pour la plupart, « les grandes espérances » ne se réaliseront jamais –
    « Il n’est pas naturel de savoir ce qu’on veut. C’est un rare et difficile accomplissement psychologique » (Abraham Maslow, Motivation et personnalité). Puis par l’aérospatiale, lorsqu’il assiste en août 2007 au lancement d’un satellite en Guyane française pour la chaîne de télévision japonaise WOWOWS TV, « un événement impossible à décrire et à représenter » mais qui nous vaut une description riche en contrastes de la région, des installations, des professionnels et des visiteurs.

    Changement total au chapitre VI, Peinture : la rencontre avec un peintre qui peint le même vieux chêne depuis cinq ans – je vous en parlerai dans le second billet que je consacrerai à cet essai passionnant, non seulement par les tableaux qu’il offre de notre société, mais aussi par les multiples questions qu’il pose, et que nous nous posons avec lui.

  • Le goût du monde

    « Le tempérament, c’est l’apprentissage d’un style de relation. C’est une sorte de « goût », c’est ce « goût du monde » que l’on acquiert très tôt dans la vie. Il y a des gens qui goûtent le monde de manière amère, d’autres qui le goûtent de manière sucrée ; il y a des goûteurs tristes, des goûteurs accueillants et des goûteurs hostiles. Et ce « goût du monde » explique nos réactions souriantes ou méfiantes, intellectuelles ou désespérées. Ce goût de monde est une empreinte très précoce. »

     

    Boris Cyrulnik, Je me souviens…

     

    Ecole russe Deux enfants à table.jpg
  • Cyrulnik se souvient

    « L’exil de l’enfance », ainsi s’intitule la présentation par Philippe Brenot du Je me souviens… de Boris Cyrulnik (Odile Jacob poches, 2010), les minutes de deux journées à Pondaurat et à Bordeaux, en septembre 2008. Le neuropsychiatre de la « résilience », né à Bordeaux en 1937, y a été séparé de ses parents juifs polonais en juillet 1942 (un ébéniste engagé dans la Légion, blessé au combat puis déporté vers Auschwitz, comme son épouse, résistante, un an plus tard). L’enfant est placé dans différentes familles d’accueil de la région, puis caché, arrêté en janvier 1944, évadé peu après. Il n’est revenu à Bordeaux qu’en 1985, plus de quarante ans après la guerre. 

     

    Du premier défilé de l’armée allemande auquel il ait assisté, lors de son entrée à Bordeaux, Cyrulnik se souvient qu’il était « tellement beau » qu’il ne s’expliquait pas alors pourquoi des gens pleuraient autour de lui. De même, il ignorera longtemps que le « pont Dora » de ses souvenirs désigne en réalité Pondaurat, où, employé dans une ferme, il dormait sur la paille dans une grange. « C’est difficile de rassembler les souvenirs en un ensemble cohérent. Je retrouve plutôt un patchwork d’où émergent des images très précises : des morceaux de vérités claires dans un ensemble flou, incertain. » Les enfants sans famille, à cette époque, n’avaient pas de valeur, on leur parle pas, on les fait travailler, on leur donne des coups. Mais en observant Adèle, la fille bossue de la ferme, que les hommes humilient en permanence, il comprend que c’est là une souffrance pire que les coups. La seule affection lui venait d’un « Grand » de l’Assistance publique, un garçon de quatorze ans, qui l’appelait « Pitchoun ».

     

    Cyrulnik creuse son expérience de « l’émotion enfouie » : aucun souvenir d’émotion, en fait, uniquement des images et des mots, son nom d’alors, « Jean Laborde ». A la source de sa vocation pour l’éthologie, la « psychologie animale », il y a  cette carence affective qu’il compensait alors en s’intéressant aux animaux, aux fourmis qui lui semblaient « les seuls êtres amusants, poétiques, intéressants ». Dans « le monde du vivant » se posent des questions fondamentales comme la finalité de la vie, le sens de la survie, des problèmes « vertigineux ». En retrouvant la ferme de Pondaurat, le puits où on l’envoyait puiser l’eau, il vérifie à quel point la mémoire n’est pas un simple retour du souvenir, mais une « représentation du passé ».


    L’impression forte provoquée par une gravure représentant Loth est ses filles sert d’appui à sa règle de vie : toujours aller de l’avant, ne pas pleurer ni se plaindre, ne pas se retourner, une véritable stratégie de survie pour lui comme pour « tous ceux qui enclenchent un processus de résilience ».

     

    Les circonstances de son arrestation, un matin, par des policiers français en lunettes noires (la nuit !) – la rue barrée par des soldats allemands, des camions, plusieurs tractions pour un enfant de six ans et demi – l’amènent à penser que « les adultes n’étaient pas des gens très sérieux ». « Ca m’a rendu complètement psychiatre et, très tôt, je me suis interrogé : « Quelle est cette manière d’établir des rapports entre les humains ? Il faut que je comprenne ce qui se passe dans la vie. » - C’est ainsi que je me suis mis à lire, à rencontrer des gens, à poser des questions. »

     

    Cyrulnik revient aussi sur son évasion de la synagogue où l’on avait regroupé les juifs arrêtés, un endroit « très beau et très gai » (des couleurs, de la lumière). Il s’y comporte en rebelle – l’insoumission, la force de désobéir font partie du processus résilient. Il ne s’agit pas de s’opposer à tout, mais de se déterminer par rapport à soi. « Les croyants m’inquiètent, les douteurs me rassurent. » Ecouter les adultes, il comprend très tôt que c’est une voie délétère : les cartons de lait Nestlé servent d’appât pour regrouper les enfants, il se tient à part, se cache sous le plafond des toilettes, parvient à s’enfuir. Cette évasion réussie explique sans doute l’absence chez lui de syndrome psychotraumatique. « Car, même enfant, je pensais ainsi : « Ils ne m’auront pas, il y a toujours une solution. » »

    Il se souvient de l’ambulance et de la belle dame blonde qui lui a fait signe quand il est sorti de la synagogue ; en réalité, c’était une camionnette et Mme Descoubès, retrouvée grâce à France 3 Aquitaine, une vieille dame aux cheveux blancs. Les lieux retrouvés sont moins vastes que dans sa mémoire. « En fait, c’est le faux souvenir qui a rendu mon souvenir cohérent, puisque le réel était folie. » Le remaniement du passé est un facteur de résilience, sinon on reste prisonnier de son histoire. Boris Cyrulnik, à Bordeaux, en 44, a su provoquer la chance, et la chance lui a souri. Son
    Je me souviens…, comme l’a écrit Bernard Olivier Lancelot sur son blog, est « profondément émouvant ».

  • La couleur

    « Loin de tout, sur l’île de Tahiti, Paul Gauguin écrivait en 1891 que, puisque la couleur elle-même était mystérieuse dans les sensations qu’elle procurait, on pouvait en toute logique en jouir, non comme dessin mais comme source de sensations dérivées de sa nature propre, de sa force intérieure mystérieuse et énigmatique. »

     

    Alberto Manguel, Le Livre d'images

     

    Gauguin, Deux Tahitiennes.jpg

     

  • Lire des images / 3

    « Tout portrait est, en quelque sens, un autoportrait qui réfléchit celui qui le regarde. Parce que « l’œil ne se rassasie pas de voir », nous prêtons à un portrait nos perceptions et notre expérience. Dans l’alchimie de l’acte créateur, tout portrait est un miroir. » Ainsi s’ouvre, dans Le Livre d’images de Manguel, Philoxène – L’image reflet, autour d’une mosaïque conservée à Naples, La bataille d’Issos, où l’on voit Alexandre se lancer à la poursuite de Darius, une mêlée de chevaux et de cavaliers – « Le ciel est une forêt de lances obliques. » Manguel, au départ d’une scène de guerre, remonte le temps et interroge l’art de montrer un visage. Les relations des Grecs avec leurs reflets dans un miroir, nos propres rapports avec nos traits qui évoluent, s’altèrent au cours de notre vie, les miroirs dans la peinture, les autoportraits de Rembrandt, l’essayiste ouvre de multiples voies à la réflexion.

     

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    La Femme qui pleure de Picasso – l’image violence, aujourd’hui conservée à la Tate Gallery (Londres), est « petite, de la taille d’un visage humain, elle brûle de couleurs complémentaires qui attirent l’œil dans des directions opposées : vert et rouge, violet et jaune, orange et bleu. » Comment, interroge Manguel, supporter de regarder « ce chagrin très privé » ? L’essayiste rappelle comment Picasso et Dora Maar se sont rencontrés, comment ils se querellaient, comment, lorsqu’elle fondait en larmes, Picasso sortait son carnet et son crayon. De ces portraits torturés, Dora Maar dira un jour : « Tous sont Picasso, pas un seul n’est Dora Maar. »

     

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    La première image sculptée, dans cet essai, est le Saint Pierre de L’Aleijadinho. « Comme les Français dans la pierre et les Italiens dans le marbre, les architectes du Portugal avaient trouvé dans le bois doré leur matériau idéal. » Au Brésil, dans l’Etat de Minas Gerais, pousse un cèdre brésilien dont la souplesse permet « de fines ciselures ». L’Aleijadinho, « le petit éclopé », fils de peintre, souffrait de diverses maladies affectant sa peau et ses articulations, puis sa vue, et se faisait assister par Mauricio, un esclave africain très doué. Devenu l’un des artistes « les plus renommés et les plus demandés au Minas Gerais », il réalise pour le sanctuaire de Congonhas « soixante-seize sculptures (…) parmi les plus puissantes et les plus spectaculaires de leur temps ».

     

    Congonhas_sanctuary_of_Bom_Jesus_church.jpg
    Église du sanctuaire du Bon Jésus de Matosinhos à Congonhas, Minas Gerais, Brésil,
     avec les Prophètes sculptés par Aleijadinho,
    photographie de Eric Gaba (Sting - fr:Sting) sur Wikimedia Commons Images

    Manguel s’arrête aussi sur l’image architecturale (Claude Nicolas Ledoux – L’image philosophie), sur le monument du mémorial de l’Holocauste à Berlin (Peter Eisenman – L’image mémoire), sur la grande toile des Sept œuvres de la miséricorde signée Le Caravage pour l’église Pio Monte delle Misericordia à Naples. Pour conclure sur la richesse de ce Livre d’images où chaque lecteur devrait trouver son bonheur, voici ce qu’écrit Alberto Manguel dans sa conclusion : « Nous vivons dans l’illusion que nous sommes des créatures d’action ; il serait sans doute plus sage de nous considérer, ainsi que le suggère la philosophie hindoue appelée Sâmkhya, comme les spectateurs d’un éternel défilé d’images. »

    (entre-deux)