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Snob, Virginia ?

Suis-je snob ? et autres textes baths : Maxime Rovere a puisé dans le vaste fonds littéraire des essais de Virginia Woolf, qui n’admettait « aucun écart entre existence et littérature » et, affirme-t-il, ne vivait que pour écrire et lire « au lieu de manger , de dormir », ce qui paraît un rien excessif. Les sept textes qu’il a traduits pour ce recueil veulent faire entendre «  un rire doux, plein d’autodérision », « un comique de sympathie » « qui ne prétend à rien d’autre qu’à rendre agréable le fait d’être humain. » (M. Rovere)

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D’abord cette conférence – « Am I a Snob ? » – prononcée au « Memoir Club » durant l’hiver 1936-1937, donc après la publication de chefs-d’œuvre comme Mrs Dalloway et Les Vagues. (Ce texte clôture le beau recueil Instants de vie (Moments of being, Stock, Le Cabinet cosmopolite, 1977. Les autres sont des inédits.) Devant un groupe d’amis qui s’est choisi pour règle de raconter, chacun à son tour, un souvenir, Virginia Woolf pose cette question, à la première personne, mais à usage évidemment collectif, comme pour leur offrir un miroir où s’examiner. Elle commence par protester : pourquoi l’a-t-on choisie pour cet exposé, alors qu’elle n’est ni l’aînée, ni la plus expérimentée, que d’autres ont des vies plus « palpitantes et passionnantes » ou « tutoient tous la grandeur en permanence » ? Pourquoi elle, « une simple gribouilleuse. Et pire encore, une femme qui se promène simplement dans ses rêves (…) à qui il n’arrive jamais rien ? » 


Pour répondre à la question, il lui faut commencer par une autre : qu’est-ce qu’un snob ? Elle prend Desmond (MacCarthy) en exemple – est-il snob ? « Nécessairement. Il a reçu son éducation à Eton, puis il est allé à Cambridge. » La nature l’a pourvu de tous les dons : « une langue qui parle d’or, des manières parfaites, une totale maîtrise de lui-même, une curiosité sans bornes mêlée de sympathie. Par ailleurs, il peut se tenir sur un cheval et tirer un faisan si nécessaire. » Un jour où il a déjeuné et passé l’après-midi chez elle, il se rappelle qu’il doit dîner quelque part, sort son calepin. Par-dessus son épaule,  elle aperçoit ses rendez-vous : « Lundi 8 : 30, lady Bessborough. Mardi 8 : 30, lady Ancaster. (…) Vendredi déjeuner Wolves et dîner lord Revelstroke. Gilet blanc. » Or jamais Desmond ne leur parle de la noblesse ni de gilet blanc – totale discrétion – « Desmond, hélas, n’est pas snob. »

 

Puis c’est le tour de Maynard, qui ne se vante jamais, même quand il a déjeuné avec le Premier Ministre. Encore un qui ne l’est pas. Chemin faisant, une chose se précise : « L’essence du snobisme est de chercher à faire une forte impression sur les autres. » Et dans son propre cas, avoue Virginia, elle en reconnaît un symptôme : « Si je reçois une lettre estampillée d’une couronne, cette lettre surnage miraculeusement au-dessus des autres. » Pourquoi garde-t-elle cette lettre sur le dessus de la pile ? « Quand et comment ai-je attrapé cette maladie ? »

 

En dépit de leurs « apparences extérieures de famille d’intellectuels très bien nés », les Stephen trempaient un peu dans le monde de la mode, avec George Duckworth. Mais c’est la marquise de Bath, et ses filles qu’il était impensable de trouver vulgaires, même si elles s’habillaient sans grâce, qui lui auraient inoculé le mal. Quand elle déjeunait ou dînait avec la vieille lady Bath, Virginia tremblait d’une extase faite «  de plaisir, de terreur, de rire et de stupéfaction ». 

 

Assise en bout de table « sur un fauteuil estampillé de la couronne et des armes des Thynnes », lady Bath consultait de temps en temps deux montres qu’elle avait posées sur deux coussins, sur une table à côté d’elle – pour une raison inconnue. « Son indifférence à l’égard de ce qu’on pensait d’elle m’intriguait et me ravissait. » Et aussi sa manière d’interroger son majordome à tout propos – « l’aristocrate est plus libre, plus naturelle, plus excentrique que nous. » Or « Lady Bath était simple à l’extrême. » Ses filles « ne savaient l’orthographe. » Et voilà pourquoi Virginia veut des couronnes, « de vieilles couronnes qui portent avec elles des terres et des maisons de campagne, des couronnes qui entretiennent la simplicité, l’excentricité et l’aisance, et tant de confiance en votre propre position que vous pouvez entourer votre assiette de montres Waterbury et donner de vos propres mains des os sanglants à manger aux chiens. »

 

Une fois lancée, Virginia se dit fascinée par les salons illuminés, les gens bien habillés, accumule les flagrants délits de snobisme. La première invitation de Sybil Colefax, par exemple, une douzaine d’années plus tôt. Elle l’invitait à prendre le thé « pour rencontrer Paul Valéry ». La romancière voyait assez souvent des écrivains pour résister à un tel motif et surtout, elle avait un « complexe à l’égard des robes ». Elle détestait être mal habillée, mais aussi acheter des vêtements. Plus précisément, acheter des jarretières. Et la voilà qui confesse son horreur des essayages au fond de la boutique, où il faut se montrer en jupons, où « des femmes en satin noir brillant vous toisent en pouffant. » L’époque étant aux jupes courtes, « il fallait des bas impeccables » et donc de nouvelles jarretières – trop pénible.

 

Drôlerie de la prétendue « gribouilleuse » plus préoccupée de son apparence « en tant que femme » que de sa réputation littéraire (peu troublée par les critiques sauf celles de ses amis). Magnifique repartie en face d’Arnold Bennett qui l’a « traînée dans la boue » à propos de son dernier livre et qui s’en excuse dans le salon d’Argyll House en la voyant s’approcher, bégayant même : « Vous ne pouvez haïr mes livres comme je hais les vôtres, Mr. Bennett. » Lady Colefax apprécie tant la petite scène que voilà Virginia « promue instantanément du thé à la viande ». Les dîners qui s’ensuivront, la conversation de Sir Arthur, sa dernière visite à Argyll House après la mort de ce dernier, au milieu de meubles étiquetés pour la vente aux enchères… Virginia raconte à merveille.

 

« La valeur du rire » (le propre de l’homme, a-t-on jamais vu rire un chien ?) précède « La nièce d’un comte », ébouriffant aperçu des distinctions sociales chères aux Anglais. « Brummel le Beau » peint avec ironie et sensibilité le dandy à côté de qui « tout le monde semblait trop habillé, ou mal habillé – certains même positivement sales ». « La robe neuve » ou la détresse de Mabel : en saluant Clarissa Dalloway, elle prend conscience que quelque chose ne va pas. « La robe de soie jaune pâle, bêtement démodée, avec sa longue jupe et ses hautes manches et sa taille et toutes ces choses qui semblaient si charmantes dans le livre de mode, mais pas sur elle » lui donne à tel point la sensation d’être une mouche qui rampe pour atteindre le bord de la tasse qu’elle finit par quitter la réception.

 

« Un soir dans le Sussex. Réflexions dans une automobile » frôle la mélancolie : « J’ai l’impression de laisser la vie derrière moi exactement comme je laisse la route derrière moi. (…) D’autres viennent derrière nous. » Comme « La mort du papillon ». A la fin du recueil, un court texte de Walter Benjamin, « Qu’offrir à un snob ? » (traduit de l’allemand) nous apprend que « l’on ne peut pas faire de cadeau plus offensant, plus sournois à un snob qu’un livre » et offre des conseils sur la manière de donner. « Offrir est un art pacifique. Mais face à un snob, il faut le pratiquer de manière martiale. »

 

Commentaires

  • Snobisme ou excentricité ?
    Et une petite chanson de Boris Vian pour illustrer : J'suis snob :
    http://www.youtube.com/watch?v=ojY1Sj1-E0Q

  • @ Gérard : Parfait, ce lien ! Merci, je viens de le réécouter avec plaisir : "C'est dans les p'tits détails comme ça / Que l'on est snob ou pas"

  • A la lecture de ses romans, de ses essais je n'ai jamais vraiment eu l'impression d'un VW snob, par moment consciente de sa classe sociale, parfois animée de soucis futiles mais ce n'est pas ce que je mets derrière snob
    En tout cas ce petit livre me parait devoir prendre place dans ma bibli
    je suis en train d'écouter Mrs Dalloway, ce n'est pas ma première écoute et je prends toujours autant de plaisir à suivre Clarissa

  • Quelle époque ! "Parfait" aussi ce billet drôle et intelligent, parfait ce choix d'extraits et parfait ce choix des liens ! Merci.

  • Je pense que les écrivains de l'époque comme Virginia Woolf, Proust et tant d'autres étaient fatalement attirés par les salons, comme l'étaient d'ailleurs les philosophes des lumières. C'est là que se pratiquait la culture, que les gens avaient le temps et les moyens de lire, d'échanger, de collectionner, de s'entourer d'oeuvres rares ( qui ne se trouvaient pas alors dans les musées mais chez les particuliers ) et surtout de se livrer à l'art de la conversation. Pour côtoyer le populaire, comme le fera Dickens,toucher le pouls de la souffrance humaine, il fallait se rendre dans les usines, les ateliers, les bas-quartiers. Au final, les oeuvres ne sont pas les mêmes. Mais chacune livre son lot de révélation.

  • Boris Vian :

    - "J'suis snob... J'suis snob
    C'est vraiment l'seul défaut que j'gobe
    Ça demande des mois d'turbin
    C'est une vie de galérien
    Mais lorsque je sors à son bras
    Je suis fier du résultat
    J'suis snob... Foutrement snob
    Tous mes amis le sont
    On est snobs et c'est bon

    Chemises d'organdi, chaussures de zébu
    Cravate d'Italie et méchant complet vermoulu
    Un rubis au doigt... de pied, pas çui-là
    Les ongles tout noirs et un tres joli p'tit mouchoir
    J'vais au cinéma voir des films suédois
    Et j'entre au bistro pour boire du whisky à gogo
    J'ai pas mal au foie, personne fait plus ça
    J'ai un ulcère, c'est moins banal et plus cher

    J'suis snob... J'suis snob
    J'm'appelle Patrick, mais on dit Bob..."

  • Snob...après une rapide recherche sur la toile voici une définition ... "le snobisme, c'est-à-dire l'admiration de ce qui chez les autres est indépendant de leur personnalité." Marcel Proust
    Jean Santeuil (1896-1904)

    Je n'ai jamais considéré Virginia Woolf ainsi moi non plus...
    Merci de ce billet plein d'humour, belle journée Tania.

  • @ Dominique : Chaque fois que je la lis, j'ai envie de relire tout V. Woolf. Je te conseille aussi son Journal. Avec Clarissa, tu es en bonne compagnie, remets-lui mon bonjour.

    @ MH : Toute la drôlerie lui en revient, j'accepte volontiers le reste.

    @ Armelle B. : Pour le commerce des idées, ses amis de Bloomsbury lui étaient indispensables, mais dans les "vieilles maisons", oui, Woolf faisait certainement son miel des comportements en société, des relations humaines, comme Proust par ailleurs, qu'elle admirait.
    "Et après avoir délicatement traversé toutes les étapes, depuis la nièce du comte jusqu'à l'ami du cousin du général, nous sommes toujours confrontés à un abîme. Un gouffre s'ouvre devant nous, et de l'autre côté sont les prolétaires." (La nièce d'un comte)

    @ JEA : Merci, Bob - pardon, JEA.

    @ Colo : Cher Proust, plus que parfait ! Merci pour le sourire.

  • "une mouche qui rampe pour atteindre le bord de la tasse" et autres images saisissantes de ton billet qui j'imagine ont été glanées dans l'oeuvre de l'autrice me font me demander pourquoi je n'ai jamais jusqu'à présent réussi à entrer dans un seul livre de Virginia Woolf...c'est une énigme.

  • @ Euterpe : Pourquoi on reste imperméable à certains univers littéraires, même réputés, c'est une énigme, en effet. Question de ton, de style, une sensation d'ennui rédhibitoire qui nous y rend insensible. Quant à moi, tu l'as compris, à peine entrée dans un texte de Virginia Woolf, je m'y sens bien. Bon dimanche, Euterpe.

  • Etrangement je fais partie de ceux qui n'ont jamais entré dans l'univers tourmenté de Virginie Wolf.

    Cependant, l'image de la froideur et de la mise en scène avec laquelle est s'est suicidé me viennent en tête a chaque fois que j'entends son nom. Il faut une force de caractère assez particulière. Ou de la souffrance profonde. Ou de la folie. Ou un peu beaucoup de tout cela.

  • @ Armando : Ah, Armando, merci pour ton commentaire. C'est un sujet qui me tient à coeur. Quand j'ai vu le beau film "Les heures" d'après le roman de Cunningham sur V. Woolf, j'ai pensé : quel dommage ! tant de gens vont s'en faire plus que jamais une image de femme dépressive et suicidaire...
    Oui, c'est une fin terrible, mais avant cela, qu'elle a aimé la vie, malgré ses souffrances, se promener, voyager, rire, bavarder, correspondre, se moquer de tous et d'elle-même, aimer, s'émerveiller ! Je vais relire ses romans et tâcher de restituer cette Virginia-là.

  • @ Theoma : A relire aussi, bien sûr. Bonne lecture, Theoma - c'est son roman le plus serein, il me semble.

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