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mémoires

  • Papillons

    nabokov,autres rivages,autobiographie,littérature anglaise,russie,mémoires,enfance,jeunesse,culture,papillons« J’avoue ne pas croire au temps. J’aime à plier mon tapis magique, après usage, de manière à superposer les différentes parties d’un même dessin. Tant pis si les visiteurs trébuchent ! Et le moment où je jouis le plus de la négation du temps – dans un paysage choisi au hasard – c’est quand je me trouve au milieu de papillons rares et des plantes dont ils se nourrissent. Je suis en extase, et derrière cette extase, il y a quelque chose d’autre, qui est difficile à expliquer. C’est comme un vide momentané dans lequel s’engouffre tout ce que j’aime. Le sentiment de ne faire qu’un avec le soleil et la pierre. Un frémissement de gratitude envers qui de droit – envers le contrapontiste génial de la destinée humaine ou envers de tendres fantômes qui se prêtent à tous les caprices d’un mortel heureux. »

    Vladimir Nabokov, Autres rivages (fin du chapitreVI, « Papillons »)

    Nabokov in Ithaca, N.Y., 1958. Photo: Carl Mydans/Time & Life Pictures/Getty Images Sep 01, 1958

  • Rivages nabokoviens

    L’autobiographie de Vladimir Nabokov (1899-1977) s’intitule en français Autres rivages (Conclusive Evidence, 1951, puis Speak, Memory – Speak, Mnemosyne ayant été jugé imprononçable – traduit de l’anglais par Yvonne Davet principalement). Dans sa préface à l’édition russe de 1954, l’auteur lui donne pour but « de décrire le passé avec la plus grande précision possible et d’y mettre à jour des contours signifiants, ou plus exactement le développement et la répétition de thèmes cachés dans une destinée manifeste ».

    Nabokov Speak Memory.jpg

    « Parle, mémoire » va « des premières années du siècle à mai 1940 », « de Saint-Pétersbourg à Saint-Nazaire ». En 1940, Nabokov a quitté l’Europe pour les Etats-Unis et décidé de passer à l’anglais, lui qui écrivait en russe (il possédait l’anglais et le français depuis l’enfance). De 1946 à 1950, il a rédigé cette autobiographie avec difficulté, sa mémoire étant « accordée à un certain diapason musical, allusif, russe ». Par la suite il l’a modifiée, complétée et traduite lui-même en russe, ce qu’il n’a fait que pour deux de ses livres : cette autobiographie et Lolita.

    Les chapitres ont été publiés dans divers magazines au fur et à mesure de leur rédaction dans un désordre apparent, bien qu’il ait eu l’ordre définitif en vue dès 1936, écrit-il, « au moment où fut placée la pierre angulaire dans le creux camouflé de laquelle tenaient déjà diverses cartes, des agendas, une collection de boîtes d’allumettes, un éclat de verre couleur rubis et même – ainsi que je m’en rends compte aujourd’hui – la vue depuis mon balcon du lac de Genève, de ses vaguelettes et de ses clairières de lumière, un lac aujourd’hui moucheté de noir, à l’heure du thé, avec des foulques et des morillons. » (Montreux, 5 janvier 1966)

    Au début de son existence, il n’a pas la conscience du temps, mais à quatre ans, lors de l’anniversaire de sa mère en août 1903, il découvre l’âge de ses parents : « trente-trois ans et vingt-sept ans ». Cette plongée dans « le pur élément temps » le bouleverse. « On le partageait – exactement comme des baigneurs en train de s’ébattre partagent l’eau de mer luisante – avec des êtres qui n’étaient pas vous, mais que rendait contigus le flot commun du temps, milieu ambiant tout à fait différent du spatial que non seulement l’homme, mais aussi les singes et les papillons peuvent percevoir. »

    Dans La cause des livres, Mona Ozouf souligne que Nabokov « a reçu des dieux le don de voir et de faire voir ». C’est un enchantement pour les lecteurs d’Autres rivages de le suivre d’une ville, d’une maison, d’une pièce à l’autre pour en ramener des pépites, comme ce plaisir qu’il prenait, dans son lit d’enfant, « à tâter certain superbe œuf de cristal grenat foncé, délicieusement ferme, vestige d’un jour de Pâques oublié ». De son enfance « parfaite » – il fut un enfant choyé et le fils préféré (l’aîné de cinq enfants) –, il chérit ses premières impressions qui lui ont montré « le chemin d’un véritable Eden de sensations visuelles et tactiles. »

    Sa mère s’émerveillait toujours de ce qu’il lui confiait, comme ces couleurs qu’il associait aux lettres de l’alphabet : elle peint des aquarelles, lui montre « le lilas en fleur qui naissait du mélange du bleu et du rouge », le laisse jouer avec ses bijoux sur le lit. Il raconte merveilleusement comment, malade, il imaginait sa mère descendant en traineau la rue Morskaya (où ils habitaient à Saint-Pétersbourg) en direction de l’avenue Nevski pour lui acheter quelque chose chez Treumann (« articles de bureau, babioles de bronze, cartes à jouer ») et sa surprise quand elle lui apporte « un crayon polygonal Faber géant, long de 1,22 m et épais à l’avenant ». Elle-même « chérissait passionnément son propre passé », il se sent l’héritier de sa ferveur.

    Un cousin de son père a remonté l’arbre généalogique des Nabokov jusqu’à un « prince tatar russifié en Mosovie » au XIVe siècle. L’écrivain est fier de leurs hauts faits et note leurs contacts « avec le monde des lettres ». Un croquis situe les trois propriétés familiales sur l’Orédèje, au sud de Saint-Pétersbourg : « le Vyra de ma mère au milieu, le Rojdestvéno de son frère à droite et le Batovo de ma grand-mère à gauche ». A la pêche aux souvenirs, par exemple, « il y avait un certain endroit dans la forêt, une passerelle jetée en travers d’un ruisseau à l’eau brune, où [son] père s’arrêtait pieusement un instant pour évoquer le papillon rare que, le 17 août 1883, son précepteur allemand avait pris pour lui dans son filet. »

    La passion de Nabokov pour les papillons a été précoce : « Depuis l’âge de sept ans, toutes mes sensations en rapport avec un rectangle de lumière encadré par la fenêtre ont été commandées par une passion unique. Si mon premier regard du matin était pour le soleil, ma première pensée était pour les papillons qu’il engendrerait. » A cette fièvre de la recherche entomologique qui ne l’a jamais quitté, il associe « le désir aigu d’être seul, sans compagnon aucun, aussi tranquille fût-il, qui vînt s’immiscer dans ma façon de jouir avec concentration de ma passion. »

    Nabokov a reçu une éducation anglaise (il lit en anglais avant de savoir lire en russe, il se souvient des nurses et des gouvernantes anglaises) puis « Mademoiselle O » est arrivée de Suisse durant l’hiver 1905 pour leur apprendre le français. Elle ne connaissait pas un mot de russe et cachait une « voix de rossignol » dans son corps « éléphantesque ». Autres rivages contient beaucoup de portraits, ceux de ses parents surtout ; de ses frères et sœurs, il parle peu. De Colette, une petite Française dont il tombe amoureux à dix ans à Biarritz. Des précepteurs engagés successivement par son père « de manière à nous exposer à tous les vents qui soufflaient sur l’Empire russe ». Ensuite, il fréquente l’école Ténichev choisie pour ses principes démocratiques et ses méthodes modernes.

    Ce père juriste était fort impliqué dans les affaires d’Etat. Professeur de droit pénal à l’Ecole impériale de Jurisprudence, il a dénoncé « le soutien apporté par la police au pogrom de 1903 » dans un article « Le bain de sang de Kichinev », première manifestation publique de son opposition au despotisme, ce qui lui valut d’être écarté de la cour. Adversaire de la peine capitale, il fut élu en 1906 au Premier Parlement russe (Douma d’Etat) dissous par le tsar un an plus tard, puis en 1917-1918  à l’Assemblée constituante avant d’être arrêté par des Bolcheviks. En 1919, il choisit l’exil volontaire, à Londres puis à Berlin. C’est là qu’un soir de 1922, en protégeant un ami conférencier, il est mort sous les balles de « fascistes russes ».

    Autres rivages est dédié « à Vera », l’épouse de Nabokov, d’où quelques « toi et moi » dans le texte. L’écrivain y parle bien sûr des écrivains, de ses lectures, de son premier poème composé durant l’été 1914. L’année suivante, il rencontrait pour la première fois Tamara (« un nom ayant même couleur que son nom véritable ») dont la famille louait une modeste « dachka » (chalet d’été) au village. « On a envie de parler avec plus d’éloquence de ces choses, de beaucoup d’autres choses dont on espère encore qu’elles pourraient survivre à la captivité, dans le zoo des mots – mais les tilleuls centenaires qui entouraient la maison couvrent le monologue de Mnémosyne en craquant et en s’agitant dans la nuit inquiète. »

    Quand Lénine prend le pouvoir, le père de Nabokov envoie sa famille en Crimée. Leur vie va complètement changer, ils se retrouvent ruinés. En 1919, ils s’enfuient vers l’Europe occidentale. Nabokov est admis à Trinity College à Cambridge. « Une spirale colorée dans une petite boule de verre, voilà comment je me représente ma propre vie » : vingt années dans sa Russie natale (1899-1919), vingt et une années d’exil volontaire en Angleterre, en Allemagne et en France (1919-1940), la suite dans son pays d’adoption, les Etats-Unis.

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    Ce détail de "L'église rouge" de Kandinsky convient particulièrement bien à ce passage :
    "Nous, les enfants, étions descendus au village, et c'est quand je me rappelle ce jour-là que je revois avec le plus de netteté la rivière pailletée de soleil ; le pont, l'éblouissant fer-blanc d'une boîte de conserve oubliée sur son parapet de bois par un pêcheur ;
    la colline boisée de tilleuls et son église vermeille (...)"

    De caractère solitaire et arrogant, Nabokov le reconnaît, il écrit quelque temps en russe sous le nom de Sirine. Le dernier chapitre, « Jardins et parcs », évoque toutes les allées parcourues avec sa femme et leur fils né à Berlin en mai 1934, tandis qu’ils observaient « ensemble d’un œil jaloux la moindre fêlure entre son enfance et [leurs] propres tendres années dans le passé opulent », jusqu’à ce square qu’ils traversent à Saint-Nazaire pour embarquer sur le paquebot Champlain à destination de New York. N’ayant pas retrouvé le blog qui m’a entraînée sur ces rivages nabokoviens, je voudrais lui exprimer ma reconnaissance pour ce beau voyage dans la Russie de Nabokov.

  • Bouquets

    chagall,catalogue,exposition,bruxelles,2015,autobiographie,mémoires,peinture,art,vie,fleurs,culture« Quand j’arrivai à Nice pour la première fois, je me sentis au royaume des fleurs. Pour moi, c’était une nature nouvelle, qui m’enchantait. L’abondance et la variété des fleurs m’émerveillait et me fascinait. Un tel contraste par rapport à Vitebsk, où la pauvre Bella, pour trouver une petite fleur à m’offrir, devait courir hors de la ville chez quelque jardinier. A Nice, on pouvait composer des centaines de bouquets de mariée et les présenter à mes épouses imaginaires dans le monde entier. N’était-ce pas la raison pour laquelle je les représentais si souvent dans mes peintures ? »

    Marc Chagall, Mémoires in Catalogue Marc Chagall, rétrospective 1908-1985, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, 2015.

     

    Marc Chagall, La mariée à double face, 1927, collection privée.

  • Chagall texto

    Le catalogue de la rétrospective Chagall à Bruxelles permet de la revisiter à travers de très belles illustrations, la part des textes y est aussi essentielle. Michel Draguet, commissaire de l’exposition, qui écrit dans la préface que « Chagall n’a, sans doute, jamais été autant d’actualité », y signe une belle analyse : « Chagall et la modernité : entre fable et utopie ».

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    Photo de Chagall © Studio Lipnitzki / Roger-Viollet

    Pourquoi Chagall « texto » ? Parce que si on connaît son autobiographie Ma vie, écrite en 1921-1922, on découvre ici pour la première fois la traduction française de ses notes ultérieures en russe, retrouvées dans les archives de Marc et Ida Chagall. « Mémoires » de Marc Chagall, un texte d’une trentaine de pages, fournit une splendide entrée à ce catalogue.

     

    « Les années passent, les mois et les jours s’envolent. Tant de pluie est tombée, tant de neige ! On se réveille un beau matin et il semble qu’un an vient de passer, mais ce n’est qu’un nouveau jour, et çà et là une nouvelle ride a surgi : dans le dos, au plafond, sur la joue. Que de tristesse, de sourires, d’attentes, de rencontres et d’espoirs ! Quand vais-je laisser mes pinceaux et prendre la plume pour écrire encore quelques lignes sur ma vie ? Il y a près de cinquante ans, à Moscou, j’ai écrit en hâte ce petit livre sur neuf ou dix cahiers d’école, et voici la question : qui suis-je ? Je ne suis ni Michel-Ange, ni Mozart, ni Haydn, ni Goya, mais simplement un certain Chagall de Vitebsk, et je n’ai aucune envie d’imposer ma biographie aux autres. »

     

    C’est le début de ce texte émouvant, où l’artiste qui a tant aspiré à la paix cherche à guérir de la guerre, des larmes, des souffrances. Après la seconde guerre mondiale, il veut récupérer à Berlin les tableaux laissés chez Walden, à la galerie Der Sturm. Le galeriste lui demande de nouveaux tableaux, maintenant qu’il est célèbre – « Mais vos vieux tableaux, je ne les ai plus. » Au procès contre Walden, le juge lit à voix haute une lettre où Robert Delaunay a écrit que « Chagall ne connaît pas son métier. » Déception, amertume des amitiés trahies. De retour à Paris – « Quel air, quel mirage, quelle ivresse ! » –, Chagall constate qu’à La Ruche aussi, toutes ses affaires ont disparu : tableaux, lettres, livres, photographies, son chevalet même.  

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    Marc Chagall, rétrospective 1908-1985, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Fonds Mercator/MRBAB, Bruxelles, 2015.

    « Tout art est le résultat du travail : du travail en atelier, de l’observation de la nature. C’est ainsi. Mais depuis longtemps je considère que tout ce qui nous traverse l’esprit – même si ce n’est pas toujours logique – est aussi important que le reflet du monde extérieur. C’est peut-être justement l’expression de notre monde intérieur mais aussi du monde extérieur lui-même. Pour moi, dans l’art, les soupirs ont de l’importance. »

     

    La Bible, les voyages, l’exil, la musique, Kafka (« Non seulement je le connais, mais je le porte en moi, ou bien c’est moi qui suis en lui, depuis l’enfance »), les couleurs, le plafond de l’Opéra de Paris…, Chagall écrit sur tout ce qui compose sa vie d’homme, sa vie d’artiste. Il ne faudrait pas que ses merveilleuses couleurs et sa fantaisie fassent oublier les difficultés et les malheurs qu’il a rencontrés.

     

    Draguet le rappelle : « l’œuvre de Chagall s’ouvre sur une fuite éperdue du village juif prisonnier de la Russie impériale de la fin de siècle. » Antisémitisme d’Etat, racisme ordinaire ont fait de lui un exilé habité par l’héritage hassidique de sa vie en Russie ; « le blasphème que constitue le simple acte de dessiner » l’a isolé de son milieu familial. Le voilà « nomade », voué à peindre et figurer sans cesse son « pays de nulle part », un monde imaginaire ancré dans l’existence terrestre.

     

    « Dieu, toi qui te dissimules dans les nuages,
    Ou derrière la maison du cordonnier,
    Fais que se révèle mon âme,
    Ame douloureuse de gamin balbutiant.
    Montre-moi mon chemin.
    Je ne voudrais pas être pareil à tous les autres :
    Je veux voir un monde nouveau (…) »

     

    « Seul est mien
    Le pays qui habite mon âme
    J’y entre sans passeport
    Comme chez moi
    Il voit ma tristesse et ma solitude
    Il m’endort
    Et me couvre d’une pierre parfumée »

    Jean-Claude Marcadé examine le terreau russe dans l’oeuvre de Chagall, il souligne sa « très grande affinité » avec le monde poétique d’Essénine. Marcello Massenzio met en garde contre les lieux communs réduisant son art « à la seule dimension onirico-fantastique ». A côté des toiles « idylliques », d’autres expriment les drames de son époque. Dès 1933, sa peinture devient l’une des cibles principales de la propagande nazie antisémite – Le rabbin jaune est transporté dans les rues de Mannheim puis exposé pour faire savoir au contribuable « comment on gaspille (son) argent », c’est la campagne contre « l’art dégénéré ». Cette année-là, Chagall peint La chute de l’ange et Solitude. L’Apocalypse en lilas. Cappricio (gouache de 1945-1947, ci-dessous), montrée à l’exposition, projet d’une œuvre jamais réalisée, est une puissante vision de l’Holocauste. 

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    Marc Chagall, Apocalypse en lilas. Capriccio, 1945 © The London Jewish Museum of Art

    L’analyse des tableaux de Chagall par Ugo Volli non comme un espace fictif ou narratif, mais comme un discours où la présence simultanée de figures ou de « nuages de figures » est avant tout « relation de sens », aide à comprendre comment les motifs récurrents y fonctionnent, surtout comme des symboles ou des attributs (« Une peinture hiéroglyphique ? »). Enfin pour tous ceux qui aiment les petits commentaires éclairants, le catalogue offre une très utile « lecture critique » d’une cinquantaine d’œuvres de Chagall. Un beau livre à acquérir ou à emprunter en bibliothèque, je vous le recommande.

     

     

     

     

  • Pouchkine intime

    Marina Tsvetaïeva (ou Tsvetaeva, 1892-1941) est tout sauf tiède, sa plume est de feu. Quand elle décide d’écrire sur Pouchkine, ce n'est pas sur le poète sacralisé par les Soviétiques – « notre Pouchkine ». C'est Mon Pouchkine (Moï Pushkin, 1937), tout simplement, son Pouchkine intime. André Markowicz (traducteur) : « Face à ce « nous », Marina Tsvetaïeva dit « je ». Face au Pouchkine statufié, non seulement elle parle de la formation même de son art, mais elle affirme un aspect essentiel du mythe de Pouchkine en Russie. Pouchkine est, pour chacun de nous, l’auteur de notre enfance. » 

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    Naumov, Le Duel

    « Ca commence comme un chapitre du livre de chevet de nos mamans et de nos grand-mamans – Jane Eyre – le mystère de la chambre rouge.
    Dans la chambre rouge, une armoire mystérieuse.
    Mais avant l’armoire mystérieuse, autre chose : un tableau dans la chambre de ma mère – Le Duel. » (Incipit) 

    Et Tsvetaïeva de décrire la scène, de nommer les protagonistes, D’Anthès et Pouchkine, la neige, les hommes en noir. A trois ans, elle comprenait : « Ce coup de feu, c’est nous tous qu’il a blessés au ventre. » Dans la chambre noire et blanche de sa mère, Pouchkine est son premier poète, un poète assassiné. Et depuis, elle divise le monde ainsi, la foule et le poète, contre la foule, c’est son choix. Avec les deux autres tableaux de la maison « aux trois étangs » (sa famille habitait Moscou, passage des Trois Etangs), ce Duel « préparait, en vérité, l’enfant au siècle de frayeur qui l’attendait. »

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    La statue de Pouchkine (Moscou)

    « Pouchkine était nègre. » Cheveux crépus, lèvres lippues, des yeux « noirs comme jais » dont le blanc était bleu. « Le poète russe est un nègre. Le poète est un nègre. Le nègre, on le tue. Nécrologie du poète. » Avant ce poète mort en duel, il y a dans la vie de Marina Tsvetaïeva « la Statue-Pouchkine », but et limite des promenades. Quand la nourrice de sa sœur annonçait « A Pouchkine, on se repose », Marina la reprenait : « Pas à Pouchkine, à la Statue-Pouchkine ».

    Première mesure de l’espace, premiers jeux : au pied du socle, elle posait sa « poupée-petit-doigt », une poupée en porcelaine blanche qui se vendait dans les quincailleries – déjà le noir et le blanc – et se demandait combien de figurines il faudrait empiler pour faire une Statue-Pouchkine. Première rencontre avec les matériaux : fonte, porcelaine, granit. Première leçon de hiérarchie : Marina est une géante pour la poupée, une petite fille pour Pouchkine – « Mais la Statue-Pouchkine, qu’est-elle donc pour la figurine ? »

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    Pouchkine jeune

    Tsvetaïeva aime la race noire du géant, le sang noir dans les veines blanches du sang-mêlé, preuve de la nullité des théories racistes. Un jour, en aparté, sa mère attire son attention sur un visiteur qu’elle vient d’introduire au salon, « le fils de Pouchkine », « tout le portrait de son père. » La fillette de quatre ans est si troublée qu’elle ne sait où poser le regard en le voyant sortir, elle ne voit que l’étoile qu’il porte sur la poitrine. Son père la reprend : « Tu as vu le fils de Pouchkine. Tu pourras le raconter à tes petits-enfants ». Ce n’est que bien plus tard, à Paris, en 1928, que Tsvetaïeva découvre que pour venir chez eux, le fils de Pouchkine est passé devant la maison des Gontcharov où est née la future peintre Natalia Serguéevna Gontcharova, « la petite-nièce de la femme de Pouchkine ».

    Dans l’armoire défendue de l’enfance, la sœur aînée de Marina possédait un trésor défendu, les Œuvres choisies d’A. S. Pouchkine, « un volume énorme, bleu-violet » avec le titre en lettres d’or. La petite lit dans l’armoire, « le nez contre le livre, sur l’étagère, dans le noir, presque » et reçoit Pouchkine « en plein dans le cœur, en plein dans le cerveau. » 

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    Marina Tsvetaïeva

    D’abord Les Bohémiens aux noms inédits, et ce mot tout neuf : « l’amour ». A la nourrice de sa petite sœur, qui demande à Marina de raconter une fable, elle raconte Les Bohémiens, le texte qui lui a « inoculé » l’amour. Plus tard, à six ans, souvenir d’une soirée publique pour Noël, « Tatiana et Onéguine », une scène d’Eugène Onéguine : « Ma première scène d’amour détermina toutes les autres, cette passion pour l’amour malheureux, impossible – à sens unique. Dès cet instant, j’ai refusé toute idée de bonheur et je me suis vouée – au non-amour. »

    Il y avait un autre Pouchkine, reçu en cadeau : l’édition scolaire, « le Pouchkine aseptisé », dont elle n’aimait que « le petit Africain, la main sous le menton. » Ce Pouchkine bleu et maigre, elle ne le lisait pas. Le poète, souvent, questionne, ce qui troublait l’enfant – « Je dois au Pouchkine historique de mon enfance mes plus inoubliables visions. » Souvenir de certains mots, inattendus, de certains vers, terrifiants. De scènes qui l’emplissent de peur, de pitié, de tristesse. Elle les cite, ressuscite ses impressions d’alors, rêve de ce poème sur la mer qu’elle n’a jamais vue encore : « Adieu, espace des espaces ! » Et sa déception quand leur mère les emmène pour la première fois « à la mer » – « ça, la mer ? » Il lui faudra du temps pour l’aimer, avec Pouchkine, grâce à l’amour de Pouchkine pour la mer. 

    Mon Pouchkine, écrit à Paris à quarante ans passés, est le récit d’une enfance, d’une initiation, d’une rencontre avec un poète qui la fait poète à son tour. Le récit, loin de tout académisme, est une véritable quête proustienne où la littérature se mêle au plus intime de la vie. Il est suivi de neuf poèmes de Pouchkine traduits en français par Marina Tsvetaïeva elle-même, dont Adieux à la mer – en voici la quatrième strophe :

     

    « Comme j’aimais tes indolences,
    Tes fauves pas, tes rythmes lents,
    L’intensité de tes élans,
    L’immensité de tes silences. »