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art - Page 8

  • Règle du jeu

    gwenaëlle aubry,saint phalle,monter en enfance,essai,biographie,art,sculpture,tirs,nanas,jardin des tarots,tinguely,création,traumatisme,rebellion,culture« A certains, l’enfance est donnée, elle reste là, à portée de main. Pour les autres, elle se conquiert, dans la mesure d’une distance, par-delà tout ce que d’elle on a préféré oublier, tout ce qu’en vous elle a menacé. Saint Phalle est, bien sûr, l’une des reines de la tribu de l’enfance : « Children should be seen and not heard, Les enfants doivent être vus, et pas entendus », lui répétait sa mère quand elle ne la frappait pas au visage avec sa brosse à cheveux. Elle a obéi, transformé l’interdit en règle du jeu : de l’enfance, elle a tout donné à voir, tout offert au regard, candeur et démesure, appétit d’ogre et terreurs enfouies, insolence, joie, cruauté. Je crois pourtant qu’il lui a fallu, pour la retrouver, accomplir un long trajet. On dit « tomber en enfance » comme « tomber amoureux » : mais Saint Phalle n’est pas tombée, elle est montée en enfance. Son lourd legs, elle l’a, comme on souffle un métal, transmué en légèreté. »

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  • Niki de Saint Phalle

    Sur la couverture de Saint Phalle, Monter en enfance (2021) de Gwenaëlle Aubry, romancière et philosophe, Niki de Saint Phalle (1930-2002) met le lecteur en joue, un œil bien ouvert, prête à tirer. Qu’ai-je vu d’elle, au fond ? La fontaine Stravinsky près du Centre Pompidou, des Nanas, le Jardin des Tarots – jamais visité, mais découvert dans un bel album de Mélanie Gourarier et de Laurent Condominas (Actes Sud, 2010).

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    « Moi, je m’appelle Niki de Saint Phalle, et je fais des sculptures monumentales. » Déclaration de 1966, quand elle conçoit les décors d’un ballet de Roland Petit, Eloge de la folie, avec Jean Tinguely et Martial Raysse. Gwenaëlle Aubry préfère l’appeler Saint Phalle, considérant que c’est parce qu’elle est une femme qu’on « s’autorise à l’appeler par son prénom, comme on le fait pour les mannequins, les actrices, les autrices » (triade qui me laisse perplexe). D’être identifiée aux Nanas« ça l’a parfois agacée, mais ça n’est pas grave. »

    « Niki vient du grec nike, qui signifie « victoire », dont la ville de Nice tire elle aussi son nom : Nice où, très jeune, bien avant la rencontre avec Tinguely et l’Eloge de la folie, « Niki » a vécu, tenté de se tuer, été internée, subi des électrochocs, commencé à peindre. » Cette « jeune patricienne » a été mannequin. A onze ans, Catherine Marie-Agnès Fal de Saint Phalle a été violée – son père a « mis son sexe dans [sa] bouche ». Elle l’a raconté dans Mon secret. Aubry : « Le saccage, c’est sous ce signe qu’elle a débuté, le saccage et la profanation. »

    Avant ses énormes sculptures et ses Nanas, elle tirait à la carabine sur des assemblages couverts de plâtre pour faire exploser des poches de couleur enfouies sous le blanc. Avec Jean Tinguely, complice et compagnon de jeu, ils ont inventé ensemble « 36000 façons d’être déséquilibré ». « Elle a quitté la chambre et les ouvrages pour dame », écrit Aubry ; son monde est dehors, dans l’espace public. Sur une colline toscane, son « destin » prendra forme dans le Jardin des Tarots.

    Avec Harry Mathews, son premier mari, elle a vu en 1955 le parc Güell construit par Gaudí sur les hauteurs de Barcelone et elle a su qu’elle ferait ça un jour : « édifier à son tour un « jardin de joie », un « jardin des Dieux ». De 1978 à 1998, avec Tinguely et toute une équipe, elle s’est mise à « tresser d’arachnéennes armatures de fer, pulvériser du béton, mouler et cuire des céramiques, tailler et agencer des fragments de miroirs – mais aussi détourner les sources, apprivoiser les pierres, les épineux, les maquis de genêts et de genévriers, les troncs courbes des chênes et des oliviers ».

    Elle a vécu là des années, habitant le ventre de L’Impératrice. Dans le Jardin des Tarots sont venus La Papesse, le Magicien, l’Oiseau de feu (Soleil), le Château, l’Empereur, la Force, la Maison-Dieu, la Justice, le Diable, etc., son « autobiographie astrale », une « forêt de formes et de symboles, hybrides, condensés, selon la logique imperturbable du rêve et du désir, et dont les combinaisons changeantes cryptent d’innombrables récits. »

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    Saint Phalle a conçu son œuvre en se tournant vers l’enfance, un long trajet qui a pris des années : « Détruire, c’est affirmer qu’on existe envers et contre tout. » Sa révolte contre la domination, le pouvoir absolu, l’a rendue « à jamais solidaire de tous ceux que la société et la loi excluent et écrasent. » Aubry : « L’enfance fêlée ouvre au mythe. Pas seulement à l’art, à la littérature, ni même aux contes et aux légendes, mais au mythe. A ces grandes figures aux yeux creux directement prélevées sur l’inconscient, et qui en tiennent en joue les redoutables puissances. »

    En 1954, avec Harry Mathews, épousé quatre ans plus tôt, à dix-huit ans, elle a fait la connaissance du poète Robert Graves qui demandait aux femmes : « Ne seriez-vous pas la Déesse blanche ? » Le couple ira vivre un temps à Majorque, dans le village où Graves vivait. Mathews voulait écrire, Saint Phalle peindre. Il a été un « homme-socle », le père de ses enfants. Avec lui, elle a eu la « révélation » Gaudi, puis celle du facteur Cheval dans son Palais idéal : « La beauté de l’homme seul dans sa folie, sans intermédiaires, sans musées, sans galeries ».

    En 1960, ils se séparent, elle laisse ses enfants avec leur père. Durant les années des « Tirs », elle rencontre Jean Tinguely. Ils vont travailler ensemble, voyager, s’installer, se séparer, se marier en 1971. Pour lui, elle est « l’artiste-enfant », « un artiste primitif » ou encore « un Indien au féminin ». Ils ont en commun « la passion du mouvement ». Dans une lettre posthume à Jean T., elle écrit que leur rencontre était « de pure électricité » – « On ne pouvait pas s’asseoir quelque part sans créer quelque chose de nouveau. Nous savions jouer et nous savions comment jouer ensemble. »

    Une amie enceinte a été « la NANA originale ». Aubry : « Les Nanas sont pleines, et elles sont le plein : elles n’ont besoin de rien, pas même du monde et encore moins des hommes. Elles sont à elles seules un monde, une sphère paisible, close et autarcique. » Joyeuses, puissantes, colorées, elles sont aussi filles de HON (« elle » en suédois), une géante allongée entre les jambes de laquelle pénétraient les visiteurs du musée de Stockholm, en 1966.

    Saint Phalle : « J’ai la folie des grandeurs. Mais j’ai la folie des grandeurs féminines, c’est différent ». Elle a construit le Jardin des Tarots « pour prouver qu’une femme avait la possibilité de rêver en grand. » L’artiste renvoie la violence, inverse les armes : « Les machos ont été mes muses. La souffrance qu’ils me procuraient et ma vengeance ont nourri mon art pendant des années. Je les en remercie. »

    Saint Phalle, Monter en enfance est une approche très documentée de l’artiste, pleine d’empathie et du désir d’expliquer son chemin de création. Gwenaëlle Aubry la cite, met ses pas dans les siens, rencontre ceux qui ont travaillé avec elle, notamment au Jardin des Tarots. Une lecture qui me rendra plus attentive à la profondeur de cet art si joyeux en surface.

  • On dirait

    zoé valdés,les muses ne dorment pas,récit,littérature espagnole,ma nuit au musée,madrid,musée thyssen,art,peinture,balthus,bonnard,canaletto,modèle,muse,culture« L’affiche de l’exposition ne pouvait être que le tableau en question, Passage du commerce Saint-André, qui – pourquoi continuer à me le cacher ? – m’a évoqué dès le premier regard la scène des marchands du Canaletto dont je viens de parler.
    Là aussi, un homme de dos – semblable aux amis du marchand de Canaletto -, une baguette de pain à la main, semble retourner chez lui. Mais une fillette, presque adolescente, contemple, à l’instar du célèbre marchand de Canaletto, la partie cachée du passage et… elle aussi nous regarde ! On dirait qu’elle nous observe, depuis ce passé que seul l’art peut nous rendre présent, en faisant de nous des confidents ou des complices immédiats. »

    Zoé Valdés, Les muses aussi ne dorment pas

    Balthus, Le passage du commerce Saint-André, huile sur toile, 1954, Collection privée

  • Valdés au musée

    Les muses ne dorment pas (2021, traduit de l’espagnol (Cuba) par Albert Bensoussan), raconte une histoire entre récit et fiction née « les yeux clos », comme l’annonce Zoé Valdés en première page. « A Cuba, l’art m’a sauvée de la constante incurie sociale et politique » écrit-elle pour commencer, musées et galeries lui permettaient «  un saut immense, un bond tellurique, comme au ralenti, vers la liberté ». Zoé Valdés vit à Paris depuis 1995. En exil, l’art n’a cessé de l’aider à vivre, déclaration qui m’a rappelé le beau récit de Maria Gainza présenté ici.

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    Canaletto, La place Saint Marc à Venise, vers 1723 – 1724, huile sur toile, Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza

    Le 10 mars 2019, la romancière cubaine est à Madrid pour passer une nuit au musée Thyssen-Bornemisza : après avoir vu Place Saint-Marc à Venise de Canaletto à l’atelier de restauration, visité une exposition temporaire consacrée à Balthus – peintre avec qui elle a un rapport très personnel –, Zoé Valdés monte au second étage où l’attendent un lit de camp, un bureau et une chaise, face au portrait de Misia Godebska par Bonnard. Zoé trouve que sa fille Attys Luna ressemble un peu à Misia. Pierre Bonnard sera l’autre « pierre angulaire » du livre.

    Voici Balthus, d’abord, pour qui « María » a posé nue, « en catimini », à vingt-trois ans. C’est un vidéothécaire voisin qui a remarqué la jeune femme ; elle emprunte régulièrement des films porno pour son mari, un diplomate cubain, peintre et tyran domestique. Serge lui propose de poser pour lui, dans son studio privé, pour deux cent cinquante francs l’heure. Il vend ses photos à un club d’amateurs de nus féminins.

    Après avoir refusé, notamment par crainte du service de sécurité de l’ambassade, elle accepte la proposition. L’argent facile à gagner pour compléter son emploi dans un bureau culturel lui permettra de s’offrir un peu de luxe. Elle a du succès. Serge lui remet un jour une lettre l’invitant à poser pour un peintre. Toujours à l’insu de son mari, à qui elle fait croire qu’elle visite tel ou tel musée, elle se rend avec une amie à l’adresse reçue : son épouse japonaise les accueille chez Balthasar Klossowski de Rola qui n’est autre que le fameux Balthus.

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    En couverture, Le Repos (Renée Monchaty) par Bonnard, vers 1920

    Tout se passe bien. Avec le temps, Balthus bavarde un peu, parle de son vieil ami Bonnard. D’une toile de Canaletto où un marchand semble regarder le spectateur du tableau. D’un « tableau mort » c’est-à-dire, lui explique le peintre, « un tableau qui a existé et qui est mort. Qui existe, bien qu’il soit mort. Qui ne se montre pas parce qu’il n’intéresserait personne ou par ce que le peintre n’aimerait pas qu’on le voie. Ou que la famille du peintre ne serait pas d’accord pour l’exposer, une fois qu’il ne serait plus de ce monde. » Mais un secret finit souvent par être dévoilé, en art comme dans la vie.

    Au début de « Bonnard » figure cette phrase du peintre : « Il ne s’agit pas de peindre la vie. Il s’agit de rendre vivante la peinture. » Le voici à Rome en 1921, accompagné par Renée, une de ses muses. Sur la toile intitulée Piazza del Popolo, on verra des gens affairés, la place baignée de lumière rose, comme dans une œuvre de Canaletto, et à gauche, cette jeune fille qui regarde le peintre, comme le marchand sur l’autre toile. Renée Monchaty est alors la reine de Bonnard, bien qu’il soit fiancé à Marthe. Elle est son modèle depuis cinq ans, et sa maîtresse. Il se dit « incapable de peindre sans aimer ».

    Quatre ans plus tard, à Paris, Renée, enceinte, lui demande de l’épouser, mais Bonnard refuse. Il va bientôt se marier avec Marthe. Désormais, Renée n’est plus que douleur. C’est la rupture. Quand elle le revoit un jour par hasard, il sort de chez une fleuriste avec un bouquet de roses jaunes. Puis c’est le drame. L’année suivante, Bonnard est à Cuba, à Matanzas ; une fillette l’interroge sur ce qu’il est en train de peindre, et on en apprend davantage sur le « tableau mort ».

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    Pierre Bonnard, Piazza del Popolo, 1922, huile sur toile, collection privée

    Dans un musée de Madrid, une romancière rêve et voyage. Alina Gurdiel, qui a eu l’idée de la collection « Ma nuit au musée », présente Les muses ne dorment pas en ces termes : « Les muses sont des jeunes filles, des adolescentes parfois, des innocentes sacrifiées sur l’autel du désir des peintres. Aujourd’hui, elles feraient des procès. A l’époque, elles n’avaient le choix que de poser pour de l’argent, ou pire, par dévotion. »

  • Funambule

    Skowronek Grasset.jpeg« Tout remonte dans un flux désorganisé de sensations et de souvenirs. L’image d’un été à New York est la première à s’imposer. Daniel y suivait une formation, Véronique courait les musées. Il lui avait acheté son premier tableau : une funambule qui perd l’équilibre. Ils étaient jeunes, Véronique s’amusait de tout. Les séquences d’un film heureux défilent. Elles l’emmènent loin. Une ombre passe. »

    Nathalie Skowronek, La carte des regrets