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art - Page 62

  • Singularité

    « Un art s’ordonne sur l’économie irréductible de l’espèce humaine. Sa mesure n’est pas la proportion du corps, comme dans la statuaire antique, ou bien les géométries naturelles, la rigide observance des symétries cristallines ou végétales, ni même l’aléatoire des nuées dans le ciel. Il s’ordonne sur la mesure de la voix qui n’en finit pas de prévaloir dans l’instant, et où l’homme connaît les limites d’une singularité irréductible.

    La voix plus que le corps et son agir tient l’humain et l’homme, lui donne
    comme songe et fragrance le surgissement incomparable et la marque pressentie, suspectée. »

    Daniel Klébaner, L’art du peu

    Marin Marais Les voix humaines.jpg

  • L'art du peu

    Daniel Klébaner, en préambule à L’art du peu (1983), compare cet art au « dan » chinois « qui désigne une encre fortement additionnée d’eau : elle est apparemment faible, légère, effacée, mais recèle en vérité une grande force ». En séquences d’une à trois pages, l’essai aborde successivement « L’art ombrageux et la voix humaine », « La poignance et la merveille » (l’art du haïku), « La table auprès de la fenêtre claire » (l’art de Morandi).

     

    Haïku par Rangyu (1798-1876) et peinture de Chikuso (1763-1830).jpg

     

    « Plus encore que les sons de la nature, la voix humaine connaît dans l’éclat l’extinction. » Avec une définition de la litote en guise d’épigraphe, la première partie décrit l’expérience des voix humaines – illustrée par Martin Marais dans une de ses Pièces de Viole à écouter « tardivement, à la presque extinction des lumières, et lorsque plus rien ne retient de la pompe du jour » : « A cet entracte où sur la viole s’esquissent des visages et des bouches, se repère la teneur en ténèbres de la voix, d’un souvenir plus rare encore que celui des voix amies, aimées, passées. »

     

    Pour désigner le flux et le reflux de la parole, Klébaner parle d’ombrage, « entremêlement du sommeil qui gagne et du sommeil tenu en respect. » Sur une partition pour luth, Thomas Mace note « Tace » (se taire). « La voix humaine parle tandis qu’elle se retire, et plaide pour son retrait. » De la musique, l’auteur passe aux portrait du XVIIe siècle français où les visages laissent apparaître une pensée en « parenté externe avec ce qui, au-delà de l’huis clos où le personnage pose, l’affecte : l’espace de grands domaines, de vastes jardins où la voix humaine surgit parfois et se prolonge en ensommeillement, dans le bruissement du feuillage. » La voix des portraits, c’était la matière il y a peu d’un beau billet sur Espaces, Instants.

     

    La réflexion de Klébaner sur l’art du haïku s’ouvre en métaphores. « L’homme, l’enfance : le haïku est la comète de ce couple. L’homme s’en va dans le sillage, l’enfance réside dans le noyau. » Art de la contemplation, art de la brièveté – « Un art du peu, comme son objet élu et dont il parle, ne demande rien, n’attend rien, n’a pas sujet et thème d’élection, pouvant parler de tout et de n’importe quoi, car parlant, l’essentiel est pour lui d’isoler et de s’isoler. (…) Le haïku prend naissance dans un monde de signes à blanc, où ne subsiste que le souvenir de l’émerveillement que leur déchiffrement suscita. » Mots, images : « Les mots du haïku sont orphelins de leur sens, ils ne renvoient à rien, mais subsistent comme des pierres au milieu de la neige. » Dans cet art de l’instant (ou de la permanence ?), Klébaner distingue une « esthétique du regret ».

     

    La nature morte dans l’œuvre gravé de Morandi, c’est la troisième figuration de cet
    art du peu, où une cruche, par exemple, « semble sourdre d’une pierre frottée ». Les objets familiers, bouteilles, cruches ou vases, la fenêtre, la table occupent le silence apparent de ces natures mortes. Or « le laconisme est le parler peu, obstiné à retenir une couche de silence sous la surface de la parole. Il existe de même un laconisme du réel, une présence d’objets qui se montrent à travers une porosité de sable froid. » L’usage, l’usure, la familiarité « ont fait sur les objets se transformer la lumière en clarté. » Ainsi se fait jour, dans cette représentation des choses, une représentation du temps. « L’homme est le tard venu que les objets révèlent comme tel. Rejeté à leur périphérie, il y trouve cependant le lieu de sa halte, de son séjour. »

     

    Dans cet essai d’esthète, Klébaner se soucie moins d’expliquer que de nous faire vibrer avec lui, dans une langue précieuse qui marie recherche et retenue, parfois hermétique, devant cet art du peu qui parle fort, sans étalage, et ainsi exprime « la présence de l’homme lui-même lorsqu’il porte toute son attention et sa raison d’être sur des expériences qui font de lui, en même temps que de ce qu’il crée,
    le précaire mais l’éternel, l’incertain mais le péremptoire, l’exilé mais en un centre. »

  • Titres

    « Il ne renoncera jamais à cette double conviction : les mots brouillent et embrouillent le sens de la peinture et les titres que l’on donne aux toiles les mutilent souvent. « Je n’y crois pas, aux titres, vous le savez », répète-t-il toujours à ses amis. »

    Laurent Greilsamer, Le Prince foudroyé – La vie de Nicolas de Staël

    Nicolas de Staël Paysage.jpg

    Nicolas de Staël, Paysage (1954)
    sur « Double je », le blog de Malcontenta

  • Fureur de peindre

    Les premières Compositions de Staël jouent avec les figures géométriques. « Cercles, demi-cercles, cônes et triangles sont enserrés, cernés d’un trait puissant et épais qui rappelle le filet de plomb des maîtres verriers du Moyen Age. » Le peintre André Laskoy l’aide à en sortir : « Un coup de pinceau posé sur une toile cherche à trouver une forme et lutte contre les autres formes posées sur la même toile. L’aboutissement de cette lutte est la naissance du tableau. » Braque lui apprend à aimer la matière : « Ce n’est pas assez de faire voir ce qu’on peint. Il faut encore le faire toucher. » Misère royale et passion de peindre. Staël déteste l’économie, presse le tube de couleur. « Il crève de faim, et les siens avec lui, mais couvre la toile des pâtes les plus somptueuses. »

     

     

    Jeannine, qui a voulu un nouvel enfant malgré sa mauvaise santé, n’y survit pas. Quelques mois plus tard, il se remarie avec Françoise Chapouton, de dix ans plus jeune que lui. Ils s’installent au fond d’une impasse près du parc Montsouris. « De plus en plus, Staël additionne, accumule, superpose les couches. » – « Sa peinture est une peau. Une peau couturée, entaillée, tailladée. On ne compte plus ses blessures, ses cicatrices et estafilades. Elles constituent secrètement sa beauté. » De la danse (1947), Jour de fête (1948), Rue Gauguet (1949). Staël va jusqu’au bout de soi, est enfin reconnu, surtout aux Etats-Unis. On le catalogue « abstrait », lui abhorre les étiquettes. René Char lui offre de travailler à un recueil avec lui, poésie et peinture à égalité. Succès d'estime, mais pas le triomphe espéré.

     

    Pierre Granville lui montre un beau petit cadre vénitien chantourné dont il aimerait faire cadeau à sa femme, demande à Staël de lui faire un bouquet de violettes. Ce sera son premier bouquet de fleurs. Il se tourne vers des motifs plus humbles, quotidiens, des pommes, des bouteilles en verre coloré, peint Les Toits (1951), « aboutissement de dix années de fureur de peindre », « votre chef-d’œuvre, Staël », lui dit Bernard Dorival, qui craint de ne pas avoir les fonds pour l’acquérir en faveur du Musée national d’art moderne. Nicolas de Staël le lui offre – « A vous de lui trouver sa juste place. »

     

    Vient alors la série du Parc des Princes et des Footballeurs, après avoir assisté au match France-Suède, premier match international en nocturne à Paris. « Entre ciel et terre, sur l’herbe rouge ou bleue, une tonne de muscles voltige en plein oubli de soi avec toute la présence que cela requiert en toute invraisemblance », écrit le peintre à René Char. Les partisans de l’abstraction « se raidissent », Staël est vilipendé par les puristes. Il se lance dans de « petits paysages des environs de Paris », puis de Provence, « oscille en permanence entre déprime et exaltation, épuisement et sursaut de vitalité ».

     

    Chez Suzanne Tézenas, dont les soirées parisiennes sont très courues et qui le soutient, Staël s’engoue pour la musique. A New-York, son exposition est plébiscitée, sa cote monte. Marcelle Braque le met en garde : « Vous avez résisté à la pauvreté, soyez assez fort pour résister à la richesse. » Les Staël – Françoise, Anne, Laurence et Jérôme – passent l’été en Provence à Lagnes dans une magnanerie accueillante, « Lou Roucas », une pause au « Paradis » dont lui a souvent parlé René Char. En 1953,
    il réalise son rêve d’acheter une demeure, ce sera « Le Castelet » de Ménerbes. L’année suivante, Françoise accouche de leur troisième enfant, Gustave.

     

    Mais Nicolas est hanté par Jeanne, une amie que Char lui a fait rencontrer, qui lui inspire Nu debout et Grand Nu orange. Il peint « comme jamais », 266 tableaux en 1954. La critique se divise, lui se sent mal, incompris, trop riche, trop exigeant,
    voulant à la fois Françoise et Jeanne  auprès de lui, abruti de travail – « Je vis un enfer ! »
    Il retrouve sa passion de peindre devant Les Ménines de Vélasquez au Prado, rentre en France pour se séparer des siens et s’installe à Antibes où il se retrouve seul, entre ses certitudes et ses doutes. En mars 1955, il y peint son dernier tableau, Le Concert, laisse trois lettres avant de se jeter dans le vide, du haut d'un immeuble.

     

    Laurent Greisalmer, avec Le Prince foudroyé – La vie de Nicolas de Staël, réussit à nous faire ressentir les glissements d’une vie, un demi-siècle d’histoire de l’art, les difficultés d’un artiste en butte à la pauvreté et au doute continuels, les rencontres clés, les amitiés, les amours, les foucades, tout ce qui fait le riche et terrible chemin de la création. On referme ce livre pour regarder mieux peut-être, autrement, en prenant le temps, les œuvres d’un peintre qui n’a jamais voulu tricher avec le feu intérieur.

  • Jeux de lumière

    « Staël est obsédé de peinture. Il est tout entier absorbé, pénétré par la couleur et l’espace. En parcourant l’Atlas, il s’imprègne des jeux de lumière, découvre les vertus du noir, la splendeur du blanc. Comme Henri Michaux, il relève que ce sont les ombres qui, dans les pays arabes, recèlent la plus forte part d’émotion, tout à la fois menacées et protégées par la lumière, étranglées et serties par le soleil. »

    Laurent Greilsamer, Le Prince foudroyé – La vie de Nicolas de Staël

    Nicolas de Stael Composition.jpg

    « Composition » de Nicolas de Stael

    http://mc.escalier.voila.net/gris.html