Lire Alberto Manguel, c’est lire avec Manguel, homme de lettres, homme de livres, l’auteur d’Une Histoire de la lecture et de La bibliothèque, la nuit, entre autres. Son dernier essai, Le livre d’images (Reading Pictures - A History of Love and Hate, 2000, traduit par Christine Le Bœuf), comporte comme ceux-là de nombreuses illustrations. A nouveau, voilà le lecteur emporté dans un fabuleux voyage au pays de l’imaginaire. Embarquement immédiat, première étape.
Avant les douze « arrêts sur image » de cette réflexion, l’auteur, « voyageur curieux et chaotique », avoue prendre autant de plaisir à la lecture des images qu’à celle des mots, « à la découverte des histoires explicitement ou secrètement tissées dans toutes sortes d’œuvres d’art – et sans qu’il soit nécessaire de recourir à des vocabulaires obscurs ou ésotériques », en lecteur ordinaire devenu spectateur ordinaire, selon l’intitulé du premier chapitre, Le spectateur ordinaire - L’image récit. La première épigraphe l’annonçait : « La véritable peinture doit appeler son spectateur… et le spectateur surpris doit aller à elle, comme pour entrer en conversation. » (Roger de Piles, Cours de peinture par principes, 1676)
Bateaux aux Saintes-Maries de Van Gogh : l’une des premières images dont Manguel se souvienne, découverte à neuf ou dix ans dans un volume de Skira qu’une de ses tantes, peintre, avait posé sur les genoux de son neveu dans son atelier à Buenos Aires. Ces images n’illustraient aucune histoire – « Je ne pouvais que les contempler : la plage cuivrée, la barque rouge, le mât bleu. Je les regardai longuement et intensément. Je ne les ai jamais oubliées. » Comment lire les signes, symboles, messages et allégories ? Peut-on lire n’importe quelle image ? Si les images se présentent de façon instantanée, il nous faut du temps pour les regarder – « en soi, une image existe dans l’espace qu’elle occupe, indépendamment du temps que nous accordons à sa contemplation : ce n’est qu’après bien des années que j’ai remarqué que l’une des barques portait, peint sur son flanc, le nom d’Amitié. » Comme le clamait Ruskin en fureur « contre le conformisme de son temps » dans une conférence devant un public « trop peu soucieux de l’art et trop soucieux de l’argent », pour Manguel, « avoir la capacité (et le désir) de lire une œuvre d’art est essentiel. »
Le nom de Joan Mitchell parle sans nul doute à ceux qui ont vu sa belle exposition de 1994 au Jeu-de-Paume (après que l’aient quitté les impressionnistes) ou, plus récemment, à Giverny (deux billets à relire sur Giverny News et sur Le goût des livres). « Toile après toile, je m’étonnais du pur bonheur de tant de couleur, de tant de lumière, de tant d’extatique liberté », écrit Manguel. Joan Mitchell - L’image absence part d’un diptyque, Deux pianos, trois mètres de haut, trois
mètres cinquante de large environ. « Sur un fond blanc visible seulement par bribes isolées, une tempête de traits verticaux couvre les toiles entières de riches nuances de jaune et de lilas – un jaune qui pâlit par endroits jusqu’au citron,
un lilas qui s’obscurcit jusqu’au noir. »
Joan Mitchell, de la génération après Pollock, était la fille d’une poétesse sourde et d’un médecin généraliste, Beckett était devenu son ami. Pas de récit dans Deux pianos, « mais quelque chose qui se trouve à la limite du mouvement, une promesse de présence identifiable qui ne sera jamais tenue. » Manguel s’interroge sur la force des couleurs, leur perception, les mots pour les désigner – « nous avons peine à distinguer ce que nous ne pouvons nommer ». Opposition des couleurs et du blanc. Devant « ce blanc primordial, visible à l’arrière-plan de ses Deux pianos », Manguel rappelle une parole de Joan Mitchell : « Je pense au blanc
comme à un silence. J’ai souvent tenté d’imaginer quelle sorte de silence doit régner au-dedans d’une personne sourde. »
La couleur, un moyen de sortir de la dépression et du découragement, écrit aussi Manguel, lisant et relisant la grande toile, conscient des limites de sa méthode qui n’autorise « que le fantôme de l’ombre d’un reflet, aperçu dans le plus opaque des miroirs, de ce que faute d’un terme plus approprié nous appelons l’acte créatif. »
Commentaires
Tout droit sorti des cartons de déménagement ce livre ?
Une balade avec Manguel c'est toujours voguer avec plaisir, cet homme nous rend intelligent
Ce livre que j'ai lu il y a quelques années j'ai eu le malheur de le prêter et pffft jamais revu
A la lecture de votre billet j'ai encore plus de regrets
Ah merci pour ce beau billet. Je n'ai jamais lu Manguel, mais j'ai eu l'occasion d'assister à une rencontre avec lui et bien sûr c'était passionnant. Et pendant quelques minutes je me suis revue à Giverny, devant les toiles de Joan Mitchell.
@ Dominique : Le déménagement est pour bientôt, quelques moments de lecture sont bien nécessaires pour se reposer un peu des questions pratiques ! "Voguer avec plaisir", c'est bien ce qu'on ressent en lisant Manguel.
@ Aifelle : J'espère que les prochains billets qui compléteront celui-ci te convaincront tout à fait de le lire (la traductrice est celle de Paul Auster en français, une référence) - d'autant plus que les chapitres sont autonomes, à découvrir à son gré.
Quelle lectrice vous êtes ! C'est merveilleux. Je n'ai jamais assez de temps à consacrer à la lecture, mais ces heures-là sont parmi les meilleures. Actuellement je termine " La colombe poignardée " de Pietro Citati, une très belle méditation sur Proust et La Recherche. Bon déménagement et revenez-nous vite.
Aticle très intéressant. Merci pour ton message pour mon 600ème article. Peux-tu m'envoyer un mail? Bon week-end.
Lire des images, comme ce titre est évocateur. J'avais entre les mains "le peintre et le livre" de F. Chapon, une autre merveille. C'est dit, il rejoint ma liste!
@ Armelle B. : Merci, je note le titre de Citati. Et bon anniversaire proustien à Cabourg !
@ Un petit Belge : Un mail ? Bonne journée.
@ Delphine : Je note le titre de Chapon, merci Delphine.