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Littérature française - Page 46

  • La caverne de Verne

    Sous les plumes de paon de sa couverture, Yeux de Michel Serres (1930-2019) aborde une question philosophique mêlée de science et d’esthétique : qu’est-ce que « voir et être vu » ? Le philosophe des sciences, grand ami des lettres, y déploie une vision du monde où le monde aussi nous regarde – ce qu’il montre en une centaine de pages. Un essai court, dense, déconcertant mais stimulant, à lire en prenant le temps de comprendre cette optique nouvelle.

    michel serres

    « Laissez-moi voir le monde comme je crois que cet artiste le voit. Laissez-moi rêver qu’un peintre voit les choses comme je les vois et suis vu par elles. Ainsi voudrais-je que ce livre, qui va parler de la vision, de la peinture et du monde, fonctionne lui-même comme une toile, c’est-à-dire comme un regard ; que ces pages captent, stockent, traitent, émettent de la lumière, comme l’artiste et son tableau le font ! » Et Serres d’énumérer toutes ces choses vues qui le voient et « brillent donc comme des yeux », certaines plus que d’autres, chacune à sa manière, comme cela varie aussi chez les êtres vivants.

    Un extrait de L’Etoile du Sud de Jules Verne est le texte programmatique de cette réflexion, le moment où les deux héros découvrent dans une grotte immense tapissée de stalactites un spectacle grandiose – « Rochers d’améthyste, murailles de sardoines, banquises de rubis, aiguilles d’émeraude, colonnades de saphirs, profondes et élancées comme des forêts de sapins (…) ». Et voici son analyse : « Cette caverne de Verne inverse celle, célèbre, où Platon retient, dans l’illusion, des prisonniers (…) ; ici, mille éclats nocturnes éblouissent, comme si les pierres s’illuminaient, qu’elles se voyaient les unes les autres. »

    « Comme tout animal sauvage qui chasse, le savoir est nyctalope. » Le jour et la nuit pour Michel Serres : « Le jour fait croire à l’unicité du vrai. En réalité, la pensée ressemble infiniment moins à lui qu’à la nuit où chaque étoile brille comme un diamant, où chaque galaxie ruisselle comme une rivière de perles, où toute planète, comme un miroir, renvoie à sa façon les lueurs qu’elle reçoit. » Il y aurait tant à citer dans ce chapitre préliminaire (Voir et être vu) où le philosophe voit la pensée scintiller dans la caverne de Verne, le contraste lumineux nourrir le cerveau « pour construire son interprétation du monde ». 

    Il vaut mieux avoir un dictionnaire ou le TLF à portée de main pour suivre en chemin cette pensée éblouie et éblouissante. Si peu de prévisible dans ce texte, non seulement parce qu’il est parsemé de mots rares, jusqu’à la préciosité parfois, mais parce qu’au mouvement de la réflexion se mêlent sensations, gestes, questions, anecdotes qui permettent de conjuguer l’abstrait et le concret. « Yeux de… » : les titres des onze chapitres qui suivent commencent tous de cette façon (« Yeux de pierre », « Yeux de hêtres », « Yeux de bêtes »...)

    « Panoptique : aménagé de telle sorte que d’un point de l’édifice on puisse en voir tout l'intérieur » (TLF). Le monde fait signe. C’est là l’invitation portée par cet essai, tourné vers la lecture, l’écriture, la peinture, la représentation et aussi vers les sciences qui montrent le monde « partout dense de matière et d’information » inséparables. Les ocelles, ces taches rondes et colorées comme des yeux sur les plumes du paon, Michel Serres nous raconte leur origine (mythologique) et les fait voir aussi où nous ne les percevions pas.

    Cartes de la mer et du ciel (souvenirs de la Garonne ou de son apprentissage de jeune « midship »), vitraux gothiques, catalogue Pantone, l’œil du philosophe n’est pas moins attentif que son oreille – « Car chacun, je crois, dispose d’un sens majeur ; les cinq ne sont pas distribués, pour tous, avec homogénéité. Tels privilégient l’ouïe, le goût, d’autres le tact, l’odorat ou la vue. Il faut entraîner ceux qui traînent. »

    Révélation lorsqu’il descend dans un puits, kinesthésie, balade dans une forêt au crépuscule, musée d’Alice Springs en Australie, tout lui est source d’émerveillement. Serres qui a grandi dans une famille « qui ne possédait aucun livre » se rappelle sa mère désolée de le voir en train de lire et s’écriant « Je suis une poule qui a couvé un canard » !

    Yeux de Michel Serres a de quoi impressionner et tout n’est pas compréhensible au premier abord, mais le message passe. A l’intérieur des chapitres, les séquences portent elles-mêmes un titre, ce qui permet de reprendre sa respiration et de faire le point tout au long de l’essai. On s’arrête aussi aux belles formules, voire aux pirouettes – clins d’yeux de ce « ce passeur généreux toujours en éveil, à l’écoute des voix et des bruits du monde, à contre-courant et visionnaire » (Martin Legros, Philosophie magazine)

  • Feu de joie

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    – Jette ta famille au feu.
    – Comment ça ?
    – Ta famille, maintenant, c’est nous, donc enlève les fringues de tes parents et fous-les dans le feu.
    Romuald a pas bronché, il a jeté les frusques dans les flammes, il s’est retrouvé en caleçon et chaussettes, et ensuite je lui ai dit :
    – Maintenant, tu dois entrer dans la mer et plonger, après tu reviendras.
    – Mais elle doit être glacée !
    – C’est toi qui vois, lui avait répondu Don. »

    Héloïse Guay de Bellissen, Crions, C’est le jour du fracas !

  • Le jour du fracas

    Dans Crions, c’est le jour du fracas !, Héloïse Guay de Bellissen, qui sait écrire hors des sentiers battus (Dans le ventre du loup (à présent en Pocket), Le dernier inventeur), raconte avec force ce que peut l’esprit de rébellion à travers deux histoires vraies : celle de la bande dont elle a fait partie dans les années 90 et celle des adolescents du drame de 1866 dans un pénitencier pour mineurs de l’île du Levant, en face d’Hyères.

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    Les ruines du pénitencier sur l'île du Levant (Photo Var Matin)

    La « meute de mômes » d’Héloïse, c’étaient « ceux de la Table » à La Seyne sur mer : fringues fluo, roller, joggings, pulls à capuche, Palladium aux pieds – « On avait une vie colorée et déjà des esprits contrôlés par les marques, la société de consommation nous ouvrait les bras. » Leurs parents avaient connu une société en pleine mutation après la Seconde Guerre mondiale, puis « les vagues de divorces » ont laissé de nombreuses mères au foyer « vraiment seules ».

    « Alors pour nous, les adolescents, ce monde en mouvement qui ressemblait à un ouroboros signifiait clairement qu’il n’y avait pas de futur, même le mot n’existait pas à la Table. » La Table, c’est un banc de pierre circulaire où ils se retrouvaient, Rahan, Don, Seb’s, John et Yoko, Lisa, Romane, Rom’s et Grand Mika, au milieu d’un lotissement. « On détestait le monde entier et en même temps on voulait l’être, l’incarner et lui mettre le feu. »

    Don et Seb’s les y rejoignent un jour après le cours d’histoire que les autres ont séché : « Eh bien, vous avez loupé un putain de cours ! » Les autres ne le croient pas, jusqu’à ce qu’ils leur rappellent leur visite à l’île du Levant l’année précédente : « Ces gamins-là, c’est nous ! Je vous jure ! Mais vous êtes trop cons pour le comprendre ! » Grand Mika récolte en retour une insulte qu’ils ne comprennent pas : « T’es qu’un Boule-de-neige, GROS Mika ! »

    Boule-de-neige était le surnom du petit Léon Cazale à la colonie pénitentiaire. Avec sa sœur, ce gavroche amusait les passants sur les trottoirs toute la journée, pendant que leur mère « recevait » dans l’unique pièce de leur logement ; il volait des fruits, des fleurs à l’occasion et finit par se faire arrêter. Peu avant ses douze ans, il est envoyé en maison de correction sur l’île du Levant. Ce sera lui le narrateur de la vie au pénitencier, où on rééduque les gamins par le travail agricole et une discipline de fer.

    Héloïse Guay de Bellissen reconstitue la vie de ces mineurs sur l’île du Levant et l’incendie de 1866 où treize d’entre eux ont péri, lors d’une révolte fomentée par Condurcer, seize ans, le chef des incendiaires. On découvre comment celui-ci a pris Boule-de-neige en grippe, le considérant par erreur comme un traître à sa cause. C’est Condurcer qui, le jour du drame, emmène les rebelles dans la réserve des cuisines et pousse le cri qui donne son titre au roman : « Enfants ! Crions ! C’est le jour du fracas ! »

    L’alternance des deux récits est très réussie. La romancière raconte les années 1990 dans un langage argotique qui colle parfaitement à ces drôles d’oiseaux bien décidés à ne pas filer droit et à inventer leurs propres codes. Pour l’histoire du pénitencier, elle a opté pour un style classique et cite des extraits du dossier judiciaire. A nous de découvrir les points communs et les différences entre ces deux histoires qui se sont déroulées à plus d’un siècle de distance. Certains s’en sortent, d’autres pas.

    Après le premier confinement, Héloïse Guay de Bellissen a eu envie d’écrire sur la période de sa vie où elle s’est sentie la plus libre. Crions, C’est le jour du fracas ! excelle à rendre la passion de la liberté et l’intransigeance de la jeunesse – on se souvient qu’elle a lu et relu Antigone – tout en montrant les impasses, souvent dramatiques, auxquelles peut mener la rébellion quand on n’arrive pas à trouver une voie possible pour exister.

  • Héritage

    Gillet, Nous couverture.jpg« Eh bien, on va faire connaissance, d’accord ?
    Mais elle avait ajouté maladroitement :
    – On va tout recommencer, en fait. On va repartir de zéro.
    – On ne peut pas repartir de zéro : je suis ta petite-nièce, tu es ma grand-tante, et il y a treize morts entre nous depuis treize ans et tous les autres avant. A moins que je ne t’intéresse pas…
    – Ne dis pas cela, Marie ! C’est moi qui t’ai proposé de venir me voir.
    – Oui, pour quelques jours. Parce qu’après, tu vas rester ici, dans ce trou perdu, toute seule, à profiter de ta petite vie tranquille, et moi je vais repartir, toute seule aussi de mon côté, pour m’occuper du caveau familial et gérer l’héritage !
    – Quel héritage ?
    – Notre histoire ! Je parle de notre histoire ! D’ailleurs, c’est pour ça que je suis venue, aussi. »

    Marie Gillet, Nous

  • Nous – Marie Gillet

    Avec Nous, Marie Gillet entre de plain-pied dans le genre romanesque. Ce  roman vient d’être publié chez le même éditeur qu’Avec la vieille dame paru l’an dernier. J’ai eu le plaisir de lire en avant-première l’histoire de ces retrouvailles entre deux femmes. Marie, la petite-nièce, a décidé de rendre visite à la « tante Marie du Var », sa dernière parente en vie après de trop nombreuses disparitions dans la famille : « Treize enterrements. Treize ans. »

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    C’est dans un paysage provençal inondé de soleil après l’orage que commence la première journée du récit et du séjour de la jeune femme chez sa grand-tante. Avant d’arriver, « Marie avait été impressionnée de l’immensité de ce qu’elle voyait, face à elle. Elle avait pourtant l’habitude de regarder l’horizon puisqu’elle habitait au bord de l’océan de l’autre côté du pays, à Ste-Anne-de-la-Mer et que de ses fenêtres elle le voyait aller et venir du matin au soir et du soir au matin. Mais l’impression était toute différente ici. »

    Hésitante sur le chemin à prendre pour se rendre à La Rouvraie (la maison, elle le sait, est entourée de chênes rouvres), elle est contente de voir la camionnette du facteur s’arrêter à sa hauteur. Il la renseigne, elle s’étonne de ce qu’il lui dit : « vous lui ressemblez tellement…. Si je ne la connaissais pas depuis si longtemps, je dirais que vous êtes sa fille, ou sa petite-fille, plutôt. »

    Marie trouve sa tante dehors avec son chien, occupée à trier des abricots sur une table. Son étreinte chaleureuse lui rappelle un soir d’enfance, quand elle l’avait prise dans ses bras pour lui montrer le spectacle des étoiles filantes. Après s’être bien regardées toutes les deux, émues, Marie du Var a repris sa préparation des fruits tout en parlant avec sa nièce. Un mot la déstabilise soudain : « Nous, ce n’était pas seulement elle préparant de la confiture d’abricots et Marie assise à califourchon sur le banc. Ce qu’il voulait, aussi, c’était lui faire dire ce qu’elle ne voulait pas dire, ne voulait plus dire. Dire nous tous […]. Nous, c’était eux. Pas elle. »

    Les monologues intérieurs de la plus âgée des deux femmes alternent avec les dialogues. Profondeur, surface. La jeune Marie se rebiffe quand sa tante lui parle de visites probables pour la rencontrer : « C’est faux, ce que tu dis, tout ne se sait pas si bien que ça. La preuve, le facteur ne savait pas que tu avais de la famille ! » – « Cette voix. Ce ton. Ces yeux. Depuis combien de temps ne lui avait-on pas parlé sur ce ton ? Le ton du conflit qui s’annonce. Le ton du n’oublie pas à qui tu t’adresses. »

    « Elle n’a plus que moi ! C’est ce que Marie avait dit la veille à l’amie qui était partie de la Rouvraie après un séjour de quelques semaines. » Après avoir montré à sa petite-nièce de vingt-trois ans sa chambre à l’étage – la sienne avant son opération –, elle remarque son étonnement en découvrant le séjour dont elle n’avait pas de souvenir. La jeune femme ne voyait sa tante qu’aux enterrements ; elle ne l’imaginait pas dans ce décor simple et accueillant, un peu bohème.

    « On pourrait faire comme ça : je viens un peu de temps chez toi, tu viens un peu de temps chez moi… On est de la même famille. Il n’y a plus que nous deux alors il faut qu’on se serre les coudes, hein ? » Marie est prête à pallier l’équipement minimaliste de la maison à l’aide de tout ce dont elle a hérité et qui se trouve au garde-meubles. « Tu sais, la maison est grande, à Ste-Anne. Tu pourrais venir t’y installer, comme ça tu serais moins seule. »

    D’emblée, on saisit le malentendu entre les deux Marie : la plus âgée a reconstruit sa vie librement, loin de la famille, dans la proximité du ciel d’azur, des arbres et du pré apaisant ; la plus jeune, en deuil et esseulée, projette de la ramener près d’elle. Elle a tant de choses à lui demander, sur ses parents, sur le passé familial, les morts ; aussi est-elle plutôt réticente en apprenant que le lendemain, elles participeront à un repas au village.

    Marie Gillet fait monter lentement la tension. On la ressent à travers la réserve de la grand-tante, recourant à ses mantras personnels pour garder son calme. Elle s’est éloignée des atmosphères mortifères, mais la présence de sa petite-nièce réveille les souvenirs, y compris les plus terribles. La plus jeune la met en demeure de raconter, voire de se justifier, alors qu’il lui a fallu des années pour réinventer sa vie ailleurs. Saura-t-elle éviter l’affrontement ? garder son cap ?

    On retrouve dans Nous, fascinant roman de la résilience, des thèmes de Bonheur du jour : la contemplation (de très belles pages sur la nature), le goût des autres, la foi, l’écriture. Mais ici, le bonheur fait face à la douleur, la patience à l’agressivité, la lumière aux ténèbres, la vie à la mort – des questions graves. La romancière m’a troublée par les silences et les cris, le tranchant des souvenirs, la violence qui réapparaît d’une génération à l’autre, comme les prénoms. En poussant ses personnages jusqu’à leurs limites, elle fait ressentir le travail constant que représente, face au désir de l’autre, celui d’être soi-même et de choisir sa vie.