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xie siècle

  • Bleu divin

    arditi,l'homme qui peignait les âmes,roman,littérature française,iconographie,religion,peinture,sensualité,spiritualité,xie siècle,proche-orient,culture« De toutes les icônes exposées, la sienne était la seule à ne pas être recouverte d’or, à l’exception de l’auréole du Christ, marquée par un fin cercle. Le reste du fond était un bleu ciel exceptionnel d’éclat et de profondeur, qu’il avait obtenu grâce à une pierre trouvée sur les hauteurs de Mar Saba, et qu’il avait appelé Bleu divin.
    Sa découverte était due au hasard. Un jour qu’il remontait en direction de Bethléem, un reflet jaillit d’un rocher, qui le frappa par sa brillance. Il s’approcha de la pierre et constata qu’elle contenait des cristaux bleutés. Il en détacha quelques fragments et, à son retour à l’atelier, pulvérisa l’un d’eux avant de le mélanger à de l’huile de lin. La teinte obtenue sur une couche de levkas l’avait laissé sans voix. »

    Metin Arditi, L’homme qui peignait les âmes

  • Les icônes d'Avner

    Le dernier roman de Metin Arditi, L’homme qui peignait les âmes, conte une histoire née d’un questionnement : qui fut l’auteur véritable de l’icône dite du Christ guerrier, conservée au monastère de Mar Saba, à une vingtaine de kilomètres au sud de Bethléem ? Une analyse récente a remis en question son attribution.

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    Mar Saba, monastère chrétien orthodoxe oriental surplombant la vallée du Cédron
    à mi-chemin entre la vieille ville de Jérusalem et la mer Morte (Wikimedia)

    L’histoire d’Avner commence à Acre en l’an 1079. Le gamin juif, quatorze ans, livre du poisson au monastère de la Sainte-Trinité et chaque fois, Thomas, qui aime sa compagnie et connaît sa gourmandise, lui prépare alors un en-cas. Cette fois, il l’agrémente de quatre petites figues cueillies sur le figuier sauvage près de l’église : Avner aime s’installer sous cet arbre, il a baptisé cet endroit Le Petit Paradis.

    Son père lui a bien ordonné de rester à distance de l’église, mais le garçon aime se laisser bercer par les chants liturgiques, respirer la brise et les senteurs, observer les papillons… Quand il dessine un jour une esquisse du « Roi des Rois », un grand papillon doré, il est puni par son père qui lui rappelle l’interdit de la représentation, qu’Avner ne comprend pas : célébrer la beauté, n’est-ce pas honorer le Créateur ?

    De même, quand ses parents l’envoient dormir dans la même chambre que sa cousine Myriam qu’ils ont recueillie, il ne peut résister à son invitation de s’étendre sur elle. Myriam, qui garde les moutons, est devenue sa complice en sensualité. Il lui a montré le figuier sauvage, il lui raconte tout, notamment sa rencontre avec le frère Anastase qui portait une icône. Le fond d’or a ébloui Avner, à tel point qu’un jour, le moine le fait entrer dans l’église pour admirer l’iconostase « qui sépare le monde des vivants de celui de l’Esprit ».

    Fasciné, Avner se met à fréquenter l’atelier d’Anastase, avec un grand désir de peindre lui aussi de telles images. « Pas peindre, corrigea Anastase, écrire. J’en commence une. Regarde. » Si le garçon veut devenir iconographe, cela implique un chemin très long, l’apprentissage, l’étude des Textes et une conversion sincère au christianisme. C’est chez Anastase qu’Avner fait la connaissance de Mansour, un marchand ambulant qui voyage avec une chamelle, un mulet et une ânesse et lui fournit des pierres rares pour les couleurs, de la feuille d’or.

    Jour après jour, le garçon apprend les techniques, le traitement du bois, la préparation des pigments, la cuisson de la colle. Un an plus tard, il reçoit le baptême et prend le même prénom qu’Anastase, qui signifie Résurrection. Les textes et l’enseignement reçu l’ont ébloui, il a décidé de passer outre le fait qu’il ne croit pas à la Révélation – sans l’avouer. Quand son père décide de marier Myriam, Avner lui montre la belle icône où il l’a représentée avec un agneau dans les bras : elle est choquée de voir la petite croix peinte sur son front et le trahit. Son père le chasse de la maison.

    Avner a beau se sentir coupable de s’être détaché des siens, de son peuple, il ne peut faire autrement que poursuivre dans la voie qu’il a choisie. Anastase le confie alors à Mansour pour qu’il aille à Mar Saba, là où les moines rivalisent pour créer les plus belles icônes. En voyage, il apprend beaucoup du marchand musulman qui lui raconte ses aventures, sa vie. Il prie avec lui comme un fils.

    Dix ans plus tard, au monastère de Mar Saba, les icônes d’Avner suscitent l’admiration de tous et aussi des jalousies. Les figures du jeune iconographe sont incroyablement vivantes et quand on l’accuse de s’écarter des canons traditionnels, il l’admet volontiers, au risque d’être expulsé : « La seule chose que je souhaite, c’est d’écrire la joie de vivre ».

    Metin Arditi rend hommage à l’art sacré de l’icône à travers ce personnage d’artiste attachant pour qui, qu’on soit juif, chrétien ou musulman, ce qui importe, c’est de célébrer la beauté du monde, comme l’annonçait l’épigraphe du roman : « Les joies du monde sont notre seule nourriture » (Giono). Ce récit, riche en rencontres fortes dans le Proche-Orient du XIe siècle, campe des personnages attachants et complexes. En sortant des conventions de son art, à l’écart des violences de son temps, Avner se donne une mission inédite et pacificatrice : peindre les âmes, révéler ce qu’il y a de meilleur dans l’être humain.

  • Expression

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    Stefan Hertmans, Le cœur converti

    A gauche : Jeanne de Boulogne priant (cathédrale de Bourges)

  • Hamoutal la convertie

    Après Guerre et térébenthine, Stefan Hertmans s’est lancé dans une aventure romanesque dont le sujet a croisé sa route : Le cœur converti (De bekeerlinge, 2016, traduit par Isabelle Rosselin, 2018), inspiré par une histoire vraie, « est le fruit à la fois de recherches approfondies et d’une empathie créative » (S. H.)

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    Tour de guet au-dessus du village de Monieux (Photo Marianne Casamance, Wikimedia Commons)

    Son héroïne inoubliable est épuisée lorsqu’un matin du printemps 1092, le rabbin Obadiah de Moniou, l’aperçoit de sa maison qui descend de la colline avec son mari, un autre homme et une mule : « Je sais qui ils sont. Je sais qui ils fuient. » Fuir : c’est le maître mot du roman. Monieux, dans le Vaucluse, a souvent accueilli des gens de passage et des fugitifs.

    Hamoutal et David Todros, fils du grand rabbin de Narbonne, ont été envoyés là pour échapper aux chevaliers chrétiens chargés de ramener la jeune femme chez son père normand. Stefan Hertmans, qui a passé « des étés à lire » sans se douter de rien dans ce village (où il a acheté une maison en 1994) et où il s’est senti « plus heureux que nulle part ailleurs en ce bas monde », cherche à présent les traces de l’ancien quartier juif où vivait le rabbin qui a accueilli la jeune « juive séfarade » de vingt ans, enceinte, une blonde aux yeux bleus qui ne passait pas inaperçue.

    La nuit, réveillée par la douleur, elle sort de la maison pour accoucher toute seule d’un garçon, Yaakov, entre arbustes et rochers. Durant les premières saisons passées à Moniou, la jeune mère doute parfois du chemin choisi ; on la traite en étrangère, même si elle apprend à parler le vieux provençal.

    A l’automne 1070, c’est elle qui naissait à Rouen, dans une famille fortunée. Baptisée du nom de Vigdis (« déesse du combat ») Adélaïs, elle a appris à lire et à écrire et grandi entre un père critique par rapport au pape Grégoire VII qu’il accusait d’attiser la haine des juifs et une mère qui défendait l’Eglise. Un jour, la fillette a vu un jeune juif voleur massacré en pleine rue et vomi d’horreur.

    A dix-sept ans, elle remarque David, vingt ans, près de la synagogue de Rouen ; il porte le petit chapeau jaune pointu imposé aux juifs. Son père l’a envoyé à l’école rabbinique de la ville qui compte alors cinq mille habitants juifs. Leurs quartiers sont contigus. Malgré les interdits, Vigdis se rend à de discrets rendez-vous. David la présente comme une prosélyte, les juifs l’accueillent et elle apprend ce qui lui paraît « une alternative religieuse à l’agitation et à la violence du monde ».

    Quand elle refuse d’expliquer pourquoi elle préfère des tenues sobres à ses beaux vêtements élégants, elle s’attire les foudres de sa mère. Ses parents la cloîtrent chez eux. Dans les ruines du quartier juif de Rouen et de la « yeshiva » (école religieuse incendiée lors du pogrom de 1096), l’auteur imagine l’audace de Vigdis et David quittant Rouen en secret – un voyage de neuf cents kilomètres vers Narbonne, à leurs risques et périls. Quel chemin ont-ils pris ? Comment ont-ils traversé les cours d’eau ? Où ont-ils dormi ?

    Hamoutal (« chaleur de la rosée », nom que David donne à Vigdis) découvre les coutumes et rituels juifs et se convertit à la religion de David avant de l’épouser. De Rouen à Narbonne (1090), puis de Narbonne à Moniou (1091), Stefan Hertmans raconte les péripéties de leur fuite, mêlées aux troubles de l’époque. Au village, ils retrouvent une vie paisible. Après Yaakov leur naît une fille, Justa, puis un autre fils.

    En 1095, le pape Urbain II donne le coup d’envoi de la première croisade contre les Sarrasins pour libérer le tombeau du Christ à Jérusalem. L’armée recrutée par Raymond de Toulouse, qui se dirige vers l’Italie, arrive aux portes de Moniou. Les croisés exigent d’être ravitaillés et logés ; ils veulent occuper la synagogue, les juifs s’y opposent et proposent leurs propres maisons. Un carnage s’ensuit, David Todros y perd la vie.

    Hamoutal est arrêtée, on lui arrache Yaakov et Justa. Quand on la relâche, elle est un « fantôme aux yeux brûlants » qui n’a plus que son enfant de vingt mois avec elle. Elle veut absolument retrouver les deux autres et part à leur recherche. Marseille, Gênes, Palerme, l’Egypte… Tantôt secourue, tantôt abusée, la convertie arrive au Caire anéantie. Elle reprendra vie à Fustat (vieux Caire), mais elle n’en a pas encore fini de s’enfuir.

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    Parmi les deux cent mille documents juifs de la synagogue de Fustat figure l’histoire d’une prosélyte venue de Provence. Hertmans a suivi sa trace, exploré l’espace et le temps qu’elle a traversés. Cette histoire terrible, l’écrivain la raconte dans Le coeur converti avec un grand respect pour ceux qui en ont souffert et une attention constante à la nature, aux lieux où il pose lui-même le pied pour mieux imaginer ce que ses personnages ont pu ressentir dans ce chaos. Son récit est à la fois spectaculaire et émouvant.

  • Une dame de la cour

    De la cour impériale du Japon au début du XIe siècle, Sei Shônagon, la dame d’honneur de la princesse Sadako, nous a laissé ses Notes de chevet, écrits intimes rédigés « à l’abri des regards » et non destinés à la publication. Dans cet âge d’or de la littérature nippone, cette descendante d’une famille de lettrés est la seule qui tienne le parallèle avec Murasaki Shikibu et son célèbre Roman de Genji 

     Sei Shonagon by Otsuka The_Pillow_Book.jpg
    Sei Shônagon par Otsuka
    http://www.hisashiotsuka.com/hisashi_otsuka_22845.htm

    D’abord intitulées Le Livre de Sei Shônagon (son surnom de dame du palais), ces Notes de chevet (traduites par André Beaujard) ne suivent pas d’ordre chronologique. Elle y parle à peu près de tout : de la nature, des gens, des divinités, des choses de la vie concrète et de la vie spirituelle. Plus que ce dont elle parle, c’est son style souple et coloré qui lui vaut sa réputation littéraire. Entre des descriptions et des tableaux de la vie de cour, des scènes et des portraits, Sei Shônagon glisse des « séries » originales où elle énumère les noms de montagnes, de plaines, d’arbres, de marchés, d’édifices… ou désigne des « Choses désolantes », « Choses détestables », « Choses qui font battre le cœur », « Choses ravissantes »…
     

    Cela commence avec les saisons : « Au printemps, c’est l’aurore que je préfère. » L’été, c’est la nuit ; l’automne, le soir ; l’hiver, le matin. Une des premières anecdotes touchantes concerne un chien et une vieille chatte – « L’Empereur avait accordé le cinquième rang à l’auguste chatte du palais. » Le chien Okinamaro, appelé par une gardienne qui voulait faire rentrer la chatte installée dans la véranda, s’élance sur elle, qui court se réfugier sur la poitrine de l’Empereur. Aussitôt le chien est chassé, banni, les dames de la cour s’en désolent. Quelques jours plus tard, des aboiements précèdent l’apparition d’un chien battu, tout enflé et tremblant – serait-ce Okinamaro ? La bête ne réagit pas à l’appel de son nom, jusqu’au moment où Sei Shônagon, en sa présence, exprime sa tristesse devant le sort cruel d’Okinamaro : le chien qui était couché se met à trembler et à verser des larmes, et montre enfin sa joie d’être accueilli et réconforté.
     

    Les relations entre dames d’honneur et autres courtisans offrent évidemment un large champ d’observation : détestables sont le visiteur qui reste trop longtemps, « un homme sans talent qui parle beaucoup, à tort et à travers, comme s’il savait des choses »,ou le moustique qui vient vous frôler le visage, la nuit. En revanche, des dents « bien noircies » (!) égaient le cœur, de même qu’un chat qui a le dos noir, et tout le reste blanc, ou encore un prédicateur à la figure agréable.
     

    Sei Shônagon adore les paysages de neige, déteste la pluie. Avec précision, cette dame qui aime le respect de l’étiquette, la distinction et les vêtements élégants dépeint les couleurs et la richesse des étoffes. Le violet est sa couleur préférée en été, presque chaque ton porte une appellation végétale : clou de girofle, cerisier, vigne, prunier rouge, aster, glycine, saule, feuille morte… Elle aime les couleurs claires et les tissus blancs portés par en dessous.
     

    Le spectacle de la cour, en particulier les jours de fête ou lors de cérémonies, l’inspire particulièrement : chaque groupe a son costume, selon son rang, sa fonction. On regarde des danses, on écoute des chants, l’œil de la dame de cour enregistre toutes les allées et venues – « Est-il rien qui soit comparable au cortège de l’Empereur quand il sort de son Palais ? » Dans l’hédonisme ambiant, ellle se soucie du beau plutôt que du bien.
     

    Il est une activité de cour qui l’emporte dans les Notes de chevet de Sei Shônagon : l’écriture poétique. Pas de jour sans que l’on reçoive un billet bien tourné auquel il convient d’apporter une réponse drôle ou astucieuse, pleine d’esprit. Elle est connue pour ses formulations originales, ses reparties, et les billets circulent entre gens de cour qui se les montrent, les commentent, les apprécient, s’en font l’écho. Sei Shônagon classe dans les « Choses qui rendent heureux » « du papier de Michinoku, du papier blanc, épais, de fantaisie, et même du papier ordinaire, s’il est blanc ou net. » Mais la dame d’honneur n’aime pas écrire n’importe quoi sur commande et l’Impératrice, attachée à son talent, la délivrera de toute obligation de ce genre. 
     

    Précieux témoignage d’une civilisation lointaine, Le Livre de Sei Shônagon nous apprend beaucoup sur les rituels de la vie de palais, ses catégories sociales, les rendez-vous galants, les rivalités, et aussi sur ses aspects concrets : les stores derrière lesquels on se dissimule, les coiffures, l’art de présenter les cadeaux… C’est dans ses notes plus intimes sur le vent, la tempête, les fleurs, les joies et les tristesses, et dans ses listes toutes simples mais évocatrices que réside son plus grand charme : « Choses qui gagnent à être peintes : Un pin. La lande en automne. Un village dans la montagne. Un sentier dans la montagne. La grue. Le cerf. Un paysage d’hiver, quand le froid est extrême. Un paysage d’été, au plus fort de la chaleur. »