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Turi Kumwé

Elle m’a donné la vie – et tant d’amour. Maman s’en est allée.

Pendant ces jours où je n’ai pu ni lui tenir la main, ni rafraîchir son visage, ce texte de Gioia Kayaga fut un baume : merci aux poètes des « fleurs de funérailles ».

Turi Kumwé. On est ensemble.

                        

Gioia Kayaga : « Turi Kumwe (On est ensemble) »

 

En Kirundi, pour se dire au revoir,
quand on quitte quelqu’un,
un ami ou un membre de la famille,
on peut se dire « Turi kumwé ».
Ça signifie « on est ensemble » :
malgré l’éloignement physique,
on est unis par des forces invisibles ;
on reste connectés.

« Turi kumwé », pour dire :
les liens qui nous tissent sont solides et sincères,
ils ne craignent pas les kilomètres,
ne pourront jamais disparaître.
« Turi kumwé », pour dire :
les liens qui nous tissent sont le sang, la mémoire,
ils se déploient bien au-delà des étoiles du soir,
ils sont faits de tout ce qui filera toujours entre nos doigts.
« Turi kumwé »
Juste deux mots pour dire tout ça.

J’ai perdu des proches là-bas,
au Burundi, plusieurs fois :
mon grand-père, ma cousine…
je n’ai pas pu être présente aux funérailles.
Alors avec les autres, on se parle
puis on se dit au téléphone ou par message,
« Turi kumwé »
deux mots lancés comme une bouée de sauvetage.
On est ensemble :
ce soir, moi non plus, je ne dors pas
à distance, je te serre fort dans mes bras.
On est ensemble :
notre douleur en partage
à distance, je sèche les larmes sur ton visage.
« Turi kumwé »
Je te garde avec moi.
Tu me gardes avec toi.
Juste deux mots pour dire tout ça.

J’espère que vous me pardonnerez de vous parler de moi,
plutôt que de Dieu, du ciel,
de la folie de ce moment précis
et de l’abîme de votre chagrin.
J’ai une seule règle en poésie :
être sincère,
parler uniquement
de que de ce que je connais bien.
Et je ne sais rien du destin,
je ne sais rien de votre peine,
rien de celle que vous pleurez ;
je ne sais rien de son chemin,
de qui elle a été
ni de combien votre cœur saigne
de la voir s’en aller.
Je sais seulement l’impuissance,
la solitude, l’éloignement, le silence
quand on ne peut ni dire au revoir à celle qui s’en va,
ni embrasser ceux qui restent.
Je connais ce poids qui leste,
qui rend lourd et acide l’estomac.

« Turi kumwé »
Je veux juste vous écrire, vous dire :
je suis avec vous, aujourd’hui.
A travers le temps et le monde,
à chaque naissance, chaque perte, chaque seconde ;
nous sommes ensemble
dans notre humanité ;
nous partageons l’expérience,
l’épreuve commune de l’humilité.

Je suis avec vous, aujourd’hui,
et nous sommes des milliers,
dans les villes, les campagnes :
des milliers de cœurs qui vous accompagnent…
Des cœurs abstraits.
Physiquement, vous êtes seul.e.s
dans cette tempête.
Seul.e.s sur le seuil,
seul.e.s face au deuil universel
des exilés, des prisonniers
seul.e face au deuil intemporel
des réfugiés, des confinés.

Le deuil est une expérience personnelle
qui se réinvente à chaque perte.

Vous êtes seul.e.s sur le seuil,
et il faut apprendre :
apprendre à raviver les gestes,
les mémoires anciennes,
les rites des ancêtres
inscrits au creux de nos ADN ;
apprendre à inventer ses propres règles,
ses traditions nouvelles,
ses rituels collectifs et individuels
pour apaiser la peine.

Allumer une bougie
pour accompagner l’âme
regarder danser la flamme,
peut-être même danser avec elle.
Écrire des lettres sur papier :
écrire les mots qu’on n’a jamais dits,
les mots qu’on n’a pas dits assez souvent,
qu’on n’a pas dits assez fort,
les mots qu’on n’a pas dits une dernière fois.
Prendre un seul jour ou plusieurs mois,
écrire ces mots et, toujours,
les libérer en les lisant à haute voix.
Dresser un hôtel,
brûler l’encens
Accepter la tristesse,
sentir l’odeur,
entendre la voix
Accueillir les signes qu’elle nous envoie
Témoigner du supplice,
dénoncer l’injustice
Chanter en boucle cette chanson qui fait du bien
Habiter en paix avec son chagrin
Dessiner un portrait,
en chérissant chaque trait
Fabriquer des écrins
pour les images, les objets
Écrire une oraison vitale
Se rappeler que personne ne disparaît, jamais :
des âmes rejoignent la Lumière,
des âmes rejoignent l’Univers.
Les êtres qu’on aime deviennent des comètes,
deviennent des anges qui nous protègent.
Écrire un carnet avec les larmes et les sourires,
noter chaque détail, chaque souvenir
Rendre un hommage intime
Se reconnaître victime, ensemble.

Et partager.

Partager l’émotion avec l’autre,
avec les autres,
refuser de porter seul sa peine
comme on porterait une faute.
Trouver les mots pour partager les Adieux,
avec l’âme, plus qu’avec le corps.
Trouver le moyen d’être là, pour eux
d’être présent, pour ceux qui restent, encore,
encore un peu.
Être là, au-delà de la peur ambiante,
de l’incertitude, du confinement.
Être là, malgré l’éloignement,
Inventer ses propres « Turi Kumwé ».
Être là avec courage et créativité.
Être là et tout réinventer.

Je vous reviens... quand je pourrai.

Tania

Commentaires

  • Je pense bien à vous, chère Tania en ces heures de chagrin . Vous le dites si bien : rien ne meurt jamais , tout se métamorphose , il n'y a que la Vie . Cela seul permet d'accepter l'inacceptable .
    je vous embrasse.
    Béatrice

  • J'allume un bougie et t'embrasse fort Tania.
    La force du poème qui t'emporte avec lui. Magnifique.
    Tant de bons souvenirs avec ta maman qui resteront là, toujours.

  • Tania, je suis triste, triste pour toi. J'ai mal avec toi. Ma maman s'en est allée seule il y a 20 ans; et je revis ce chagrin qui n'a pas de mots. Que j'ai revécu à la mort de mon mari il y a 5 ans.........Oui, "le deuil est une expérience personnelle "; on en revient différent mais souvent plus doux, plus beau, mûri. Je te serre dans mes bras et pleure avec toi. Aie du courage et soies soutenue! Je te le souhaite!

  • Puisse avec le temps les souvenirs d'elle vous réconforter.
    Mes pensées sont avec vous, chère Tania,
    nous sommes ensemble.

  • Turi Kumwé, Tania..

    Il aura fallu ces tristes circonstances et ce confinement pour que je "prenne" enfin le temps de répondre sur ton blog, alors que comme d'autres sans doute je le consulte souvent..

    Je garderai surtout le souvenir poétique de Lily of the valley et de sa robe de mariée en toile de parachute !

    Je t'embrasse .

  • Turi Kumwé, Tania.

    Il aura fallu la conjonction du confinement et du départ de ta chère maman pour que je "prenne" enfin le temps d'écrire sur ton blog. Alors que, comme beaucoup sans doute, je le consulte souvent !

    Je garderai surtout le souvenir poétique de Lily of the Valley et de sa robe de mariée en toile de parachute !

    Je t'embrasse.

  • juste te dire que... je ne sais que te dire: les mots sont si impuissants!
    Je pense à toi: tu as perdu ta maman dans des circonstances bien difficiles, si difficiles...
    turi kumwé

  • J'ai fait connaissance avec elle en suivant le lien en même temps que j'apprenais la triste nouvelle. Il n'y a pas de mots pour communiquer l'empathie. Seuls les bras tendrement autour des épaules .

  • Je suis tellement peinée de ce que tu nous apprends aujourd'hui. Et le contexte rend tout difficile, avec cette impossibilité de rester jusqu'au bout avec celles et ceux qui s'en vont. Je pense à toi et je t'embrasse très fort.

  • Je suis avec toi, Tania, et te remercie de nous faire partager ce texte magnifique. Courage.

  • Chère Tania,
    Je suis consternée par cette douloureuse nouvelle en pensant aux terribles moments que tu as passé et passe certainement encore. Elle t'aimait, tu l'aimais et elle le savais sois en certaine. Toutes mes plus affectueuses pensées t'accompagnent.

  • Chère Tania, je viens de relire mon texte et suis consternée par les fautes laissées dans l'émotion ce matin. Je suis désolée !

  • Que ce texte est beau Tania !!!
    Une petite lumière vers toi, qu'elle brille dans vos cœurs unis à jamais. Turi kumwé, ces mots si simples et pourtant si forts vont te donner le courage d'avancer et d'être lumière, courage. Plein de tendresse vers toi. brigitte

  • Que dire si ce n'est une compréhension, une empathie et seulement l'envie de mettre des bras autour de ce chagrin. Et le souvenir douloureux d'une même sensation.
    Tendresse infinie.

  • A toutes & à tous, merci pour votre compassion.
    Demain, un nouveau billet de lecture. A bientôt.

  • Que dire? De loin, pensées, prières, affection.
    J'ai lu le beau texte en lien sur ta maman.

  • Je vous offre mes condoléances, Tania, que je dresse sur l'autel de ce mystérieux inconnu que sont nos peines...
    Courage.

  • Merci, Emma. Courage à vous.

  • Bonjour Tania,
    Un tres grand merci pour ce tres beau poeme, et toute mon affection.
    J’ai moi aussi perdu une personne aimee l’an dernier, sans avoir pu lui dire au revoir, et je suis sure que le poeme de Gioia Kayaga lui aurait plu. Je relis aussi des poemes qu’elle aimait, j’en decouvre d’autres qu’elle connaissait peut-etre ou que j’aurais aime partager avec elle. J'ecoute Pierre Bachelet (Vingt Ans, Mal a Vie, Partis sans avoir tout dit), je me suis enfin decidee a lire Les Choses de la Vie (Paul Guimard).
    Je passe aussi beaucoup de temps a penser a elle et a lui ecrire (une bonne centaine de pages par mois), je suis contente de ne pas etre la seule a employer ce 'truc' de lui parler par ecrit, meme si je sais que je n’aurai jamais de reponse (je suis athee). Je radote... Ces dernieres annees, suite a un diagnostic de cancer, j'avais aussi commence a mettre par ecrit mes souvenirs, en me focalisant sur les moments heureux, c’est-a-dire les annees passees avec cette personne. Je suis bien contente de les avoir maintenant. J’avais déjà un petit reliquaire, les personnes qui videront mon logement apres ma mort n’en comprendront pas la signification. Tout ca s’effacera avec ma mort, mais cela aura été.
    De toutes les ressources que j’ai trouvees en ligne (forums, pages ecrites par des psys ou des pretres), ce poeme est probablement ce qui m’a aide le plus jusqu’ici. D’habitude, c’est ‘Oubliez… Lachez-prise… Move on… Trouvez-en un autre… Apres deux mois il faut que vous alliez voir un medecin et que vous vous fassiez trouver des antidepresseurs…’ Un autre conseil que m’a donne quelqu’un et que je n’ai pour le moment pas pu mettre en œuvre a cause du confinement, c’est un tatouage commemoratif, un dessin, un poeme… ou bien planter un herbe, ou faire installer un banc dans un parc ou sur un sentier de grande randonnee. Entretenir le souvenir de la personne aimee, c’est tout le contraire de ce que nous conseillent 90% des gens pour qui il faut oublier et passer a autre chose le plus vite possible, comme quand on est licencie (ou precaire, ou interimaire) et qu’on doit considerer ca sous l’angle d’une opportunite (Who moved my cheese ? Si cela se trouve vous trouverez quelqu’un de bien mieux ! Il faut considerer votre ex comme un brouillon !). Les etres humains n’ont decidement plus aucune valeur a notre epoque, ils ne sont consideres que sous l’angle des bilans comptables, des statistiques, des tableurs Excel… Comme un type qui me decrivait ainsi comment il avait choisi son epouse : ‘On fait la liste des differents candidats et ensuite la liste des avantages et des inconvenients pour chacun, et on compte les points puis on fait le total’. Tres romantique, et il ne se conduisait pas mieux avec ses maitresses.
    J’espere que votre douleur s’apaisera progressivement. Celebrez les anniversaires (pas seulement du jour de naissance, mais d’evenements significatifs), cela aide.
    De tout cœur,
    Tomasina

  • Merci pour votre témoignage en retour, Tomasina. Je suis heureuse que ce poème de Gioia Kayaga vous porte aussi. La relation avec quelqu'un que nous aimions ne meurt pas. Je me dis souvent cette phrase de Victor Hugo qui le dit si bien, elle correspond à ce que je ressens : "Les morts sont les invisibles, mais ils ne sont pas les absents." Courage.

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