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Les mots de Norge

« Lorsque des familiers de Norge se donnent la joie de révéler son œuvre à des amis qui l’ignorent encore, ils se trouvent tellement habités par leur sujet qu’ils cherchent à tout dire à la fois du poème et du poète. » Ainsi commence l’introduction de Jean Tordeur au gros volume des Œuvres poétiques (1923-1973) de Norge publiées chez Seghers en 1978. 

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Je suis parfois surprise que de grands écrivains belges de langue française, comme Marie Gevers dont j’ai parlé récemment, soient inconnus hors de Belgique, même de nom. Est-ce dû à cet étiquetage fallacieux de littérature « francophone » qui pose une frontière entre la littérature française de France et celle d’ailleurs ?

Né à Bruxelles, Georges Mogin dit Géo Norge (1898-1990), d’abord voyageur de commerce, – dans le textile et non le bois, comme Marcel Thiry, autre poète marchand – a passé la seconde moitié de sa vie en France, dans le Midi, où il s’est installé définitivement comme antiquaire à Saint-Paul de Vence. Bruxelles, le Hainaut, l’Ardenne, le paysage méditerranéen l’ont inspiré, mais surtout le langage, son royaume. 

Dans ses Œuvres poétiques, le tout premier poème annonce la couleur : Norge joue avec les mots, le rythme, mêle humour et sérieux, sentiments et saveurs.

La pêche du poème

Leurre comme tout et tous
mais je goûte quand même
belle,
la belle tentation de dire.

O, si confusément tiré des limbes
cérébraux : poème :
poisson un peu étrange
et féerique à travers
les rutilances de l’aquarium
et le cohue de l’eau.

Scintille et sois né !

Or, voici la phrase – illusion optique –
si fièrement et drôlement indigente
et non dite.

(27 Poèmes incertains, 1923) 

De petits traits au crayon, des croix, marquent dans la table des matières de ce gros recueil tout blanc les poèmes les plus souvent relus. C’est sur ces traces que je vous entraîne – que dire d’un poète sinon de se mettre à son écoute ?

Réveil

Le petit jour poreux
qui efflue,
réhabite
nos vitreuses pensées

On s’entoge encore une fois
du faux habit de soi-même.

On replâtre le masque d’hier
à ce visage trop frileux
de sa nudité.

On reprend sa vie – pliée
sur un fauteuil
au pied du lit –
comme un vêtement qu’on soigne.

On inventorie la risqueuse
monnaie des paroles qu’il faudra dire,

la trouble marchandise
des gestes qu’il faudra faire.

Pour demeurer la dupe
de son signalement.

Et chacun trouve naturel
de n’être pas devenu
un autre.

(Plusieurs malentendus, 1926)  

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http://www.musicme.com/#/Norge/albums/Jeanne-Moreau-Chante-Norge-5060281616180.html

Jeanne Moreau a chanté Norge. Plus d’un poème chante ou se dit chanson : chansons gaies, chansons graves, aux titres terre à terre ou plus secrets. Vers courts et vers longs, vers libres, poèmes en prose, hors des modes et des conventions en tous genres.

Les pigeons

Les paroles de Lucie, c’était comme un lâcher de pigeons. De pigeons blancs. Je les regardais monter dans le bleu du ciel ; la lumière jouait sur leurs plumes. Par trois, par six, par dix, ils tournaient, ils filaient dans toutes les directions. Et ces mouvements d’ailes !  Alors, vous ne répondez pas ? dit-elle. Moi, j’admirais, j’étais charmé. Comment ? Il fallait écouter aussi ! Et répondre.

(Les Oignons, 1956)  

Servez-vous au buffet : sa poésie est diverse. Pour faire connaissance avec Norge, Remuer ciel et terre est une bonne anthologie de poche. Rappelez-vous : Colo vous en a proposé quelques poèmes et les a même traduits en espagnol, à relire sur Espaces, instantsVous trouverez Norge aussi en Poésie/Gallimard. 

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Pour finir

Le savez-vous, chez ce peuple d’oiseaux,
La mode fut qu’on se coupât les ailes ;
Pourquoi de l’aile, on ne volait plus guère,
On mangeait trop et l’on marchait si peu
Que pour finir on se coupa les pattes.
Quant à chanter, le fait devint si rare
Que pour finir, on se coupa la gorge.

(Bal masqué parmi les Comètes, 1972)

Commentaires

  • Superbe article et excellente évocation de Norge, poète - un peu philosophe - dont j' ai la chance de pouvoir lire sur quelques recueils de lui conservés un poème écrit aux stylo-bille de couleur, dédicacés.
    Merci encore!

  • j'aime surtout le dernier poème de ce billet
    un poète que je connais seulement un peu, j'ignorais que Jeanne Moreau l'avait chanté, jolie découverte

  • moi c'est l'inverse, je suis Belge et je ne sais pas que Norge l'est aussi...
    Tu vois, je viens toujours ici pour apprendre :-)

  • Le dernier poème est épatant ! Je me souviens l'avoir vu chez Colo, avant je ne crois pas avoir entendu parler de lui. Mais tu sais en France, on ne parle déjà pas beaucoup de nos propres poètes, alors hors frontière ...

  • Mais vous retrouverez bientôt le Printemps des Poètes ! (Ramené de la Foire du Livre un recueil de Bashô que tu m'as fait connaître, et aussi Danièle.)

  • Pourquoi les écrivains belges ne sont-ils pas bien connus hors de nos frontières ? Marie Gevers ou Norge n'ont rien à envier à de grands noms étrangers.
    Votre surprise est autant la mienne, car le talent est là et si j'ai quelques explications, elles relèvent surtout du "monter à paris" qui ne sous-entend jamais que l'on peut peut aussi y "descendre" d'une façon ou d'une autre.
    Je constate que des poètes liégeois intéressants ne sont même pas beaucoup connu dans votre province, malgré les efforts de la communauté WB.

  • C'est sans doute lié aussi à la taille des maisons d'édition et, il me semble, encore davantage pour les poètes.

  • Ah, merci de lui consacrer un si beau billet; un poète que j’apprécie énormément, la fantaisie et l'humour, la profondeur.
    Bel extrait "Les pigeons", et j'ignorais que Jeanne Moreau l'avait chanté!
    Bonne journée Tania.

  • Merci, Colo, heureuse de te retrouver ici, au rendez-vous de ce poète que nous aimons. Belle journée, un baiser.

  • Pour toi, ces vers par lesquels Norge ouvre son "Calendrier" (1933) :

    "Au bord du temps le coeur s'arrête
    et ne meurt pas. Le temps s'arrête,
    il fait si froid. Le coeur tout nu
    jette des cris qui restent sans réponse."

  • J aimerais retrouver un joli texte que j ai déclamé devant le poète: "Mademoiselle Rose ".merci .

  • Bonjour, Patricia. Peut-être est-ce "Madame Rose" dans son recueil "La belle saison" ? Première strophe (sur 19):

    "Facteur, Madame est absente
    Elle est partie au printemps
    Et doit être chez sa tante
    Pour quatre-vingt-dix-neuf ans."

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