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Essai - Page 68

  • Voix de Podalydès

    Avez-vous déjà tenu un journal sonore ? Collectionnez-vous les enregistrements de grands textes par de grandes voix ? Si la réponse est oui, vous serez en terrain connu. Si la réponse est non, vous serez d’autant plus fasciné, comme moi, par Voix off de Denis Podalydès (prix Femina du meilleur essai 2008). En passant de la collection Traits et portraits du Mercure de France en Folio (sur papier fort), l’ouvrage a belle allure et conserve les photos personnellles en noir et blanc, des portraits, mais pas le disque qui y était joint. J’y consacrerai deux billets.

     

    Rien de personnel sur CineMovies.fr
    Denis Podalydès et Jean-Pierre Darroussin dans Rien de personnel (Mathias Gokalp) © Rezo Films
    CineMovies.fr

    Denis Podalydès, « comédien, acteur, metteur en scène et scénariste » né en 1963, sociétaire de la Comédie-Française depuis l’an 2000, vous l’avez peut-être vu dans Sartre, L'âge des passions (téléfilm de Claude Goretta en deux parties, avec Anne Alvaro dans le rôle de Beauvoir). Quand on l’a entendu une fois, on sait qu’on aimera l’entendre encore – je parle pour moi. Il parle pour tous. « Est-il, pour moi, lieu plus épargné, abri plus sûr, retraite plus paisible, qu’un studio d’enregistrement ? Enfermé de toutes parts, encapitonné, assis devant le seul micro, à voix haute – sans effort de projection, dans le médium –, deux ou trois heures durant, je lis les pages d’un livre. Le monde est alors celui de ce livre.
    Le monde est le livre. Les vivants que je côtoie, les morts que je pleure, le temps qui passe, l’époque dont je suis le contemporain, l’histoire qui se déroule, l’air que je respire, sont ceux du livre. »

     

    Cet incipit reviendra au début de chaque partie, leitmotiv. Un comédien parle de ce qu’il vit avec sa voix, avec la voix des autres. En découvrant les livres à cassettes de France Culture – « Je ne les écoutais jamais mieux qu’en voiture » , il s’imprègne de voix exceptionnelles. « Elles forment tous les paysages : étendues désertiques, contrées verdoyantes, reliefs. La voix de Michel Bouquet est un massif élevé, dentelé. La voix de Vitez un bois de bouleaux traversé de chevaux au galop, celle de Dussollier une campagne à la tombée du soir, bruissante, paisible, secrète. Je les ai tous imités, je reconnais leur timbre à la première inflexion,
    je les parle inlassablement. »

     

    Podalydès lit Proust à voix haute, Albertine disparue, il écrit comment il le dit, ce qui traverse sa voix de lecteur. Et cela ramène la voix de son professeur de lettres en seconde, en pleine explication du Cimetière marin, qu’il cesse d’écouter pour lire le texte que pointe un ami dans le Lagarde et Michard, un passage d’Albertine disparue et en particulier cette phrase : « Que le jour est lent à mourir par ces soirs démesurés de l’été ». Il la lit d’un seul tenant, la répète, y revient. Podalydès ne connaît pas grand-chose alors de La Recherche, c’est « une révélation » – « Je crois devenir fou d’intelligence sensible, le cœur traversé de mille intuitions nouvelles. »

     

    Voix d’amis, de professeurs, d’hommes politiques, plus ou moins décrites, racontées. « Voix des livres », la crainte de manquer de livres où qu’il soit : « J’ai l’impression de rêver si fort, découvrant un grand livre, que cela s’entend, s’agite dans l’air, excède les pages, les tempes, le crâne, et se matérialise devant moi. » Dans la famille de Denis Podalydès, à Versailles, il n’en manque pas dans la bibliothèque de
    sa mère, professeur d’anglais, dans celle de sa grand-mère libraire. Il y développe son « goût maniaque, passéiste, précautionneux, de la lecture et du style » et son « culte de Proust, de Chateaubriand et de Claudel. »

     

    Voix off fait la part belle au théâtre. En écoutant Jean Vilar dans Cinna,
    « conversion brutale à la langue dite au théâtre, à la diction de théâtre ».
    Il l’aime, cette langue, jusque dans les postillons d'un comédien qu'il ne nomme pas, dans Le soulier de satin : « le jet mousseux ainsi dessiné dans l’espace – surtout lorsqu’il se découpe dans la lumière d’un projecteur – donne aux mots de
    théâtre une forme visible, la preuve de leur particulière substance, attestant du même coup l’engagement total, organique, dionysiaque, de l’artiste. »
    Jean-Louis Barrault : Podalydès voit au Théâtre d’Orsay « tout ce qui se joue entre 1978 et 1981 ». Antoine Vitez : « N’énonce-t-il pas fièrement que le théâtre, à portée de tous, de tous ceux qui partagent cette foi, n’a pas besoin des rouges et des ors, se passe de costume, d’argent, de presse, qu’il n’a besoin que de l’attention des autres – le cercle de l’attention – pour commencer ? » Bob Wilson. Ludmila Mikaël, entre autres. Beaucoup d’autres.

     

    Jacques Weber lui raconte, pendant le tournage d’Intrusions (2007), « la dépression qui, au milieu des représentations triomphales de Cyrano de Bergerac, retourne sa voix comme un gant, la lui rentre dans la gorge, substitue aux mots et aux tirades une déchirure, un bruit de tuyau crevé, un horrible glou-glou, un trou béant dans la voix de l’Excellence. » Jusqu’au soir où « La voix qui vibre ne vibre plus : arrêt total de la pièce. Plus rien. » Parti en larmes dans les coulisses, le comédien reprend tout de même la représentation et la finit. « Voix de Jacques Weber, comme des morceaux de pierre roulant et gisant au milieu d’un paysage de Bretagne, vaste, accidenté, coutumier des vents et des tempêtes. »

  • Vieux couples

    « Toutes les unions ne fondent pas comme neige au soleil, il en est qui durent et ne font pas figure d’exception. Dans le conflit entre le jaillissement et l’usure, les amants ont arbitré pour la permanence. Ils ont battu de l’aile parfois, ont traversé des périodes noires, emportés par les eaux troubles du cafard, se sont quittés, ont surmonté ces blessures. Dans l’alliage délicat de l’incandescence et de la durée, ils ont opté pour cette dernière qui effrite la ferveur mais renforce la confiance. Ils ont choisi l’ossature d’une chronologie longue contre le flamboiement du désir mais ils s’émerveillent aussi que l’accoutumance n’ait pas complètement tué l’effervescence, ils se remercient de ne pas s’être quittés. Cette noble persévérance des vieux couples mérite notre attention même si nous ne la suivons pas tous. 

     

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    Ó Stilfehler sur Wikimedia commons

      

    Comment freiner l’érosion inévitable du mariage d’inclination ? En fondant l’association sur d’autres liens que l’extase ou la frénésie : sur l’estime, la complicité, la transmission, la joie de fonder une famille, la quête d’une certaine immortalité à travers enfants et petits-enfants dont parlaient les Anciens. Il faut réhabiliter les climats tempérés du sentiment, à l’amour fou opposer l’amour doux qui travaille à l’édification du monde, pactise avec les jours, les voit comme des alliés, non des ennemis. 

     

    Le bonheur, disait Madame de Sévigné, c’est d’être auprès de ceux qu’on aime.»

    Pascal Bruckner, Le paradoxe amoureux

  • Libres d'aimer

    Sur l’amour, le grand sujet, que de romans, que de réflexions – au premier rang desquelles L’Amour et l’Occident de Denis de Rougemont. Pascal Bruckner, après Le nouveau désordre amoureux (1977) en collaboration avec Alain Finkielkraut, y revient dans Le paradoxe amoureux (2009). C’est d’abord un état des lieux, un panorama des mœurs contemporaines ou du moins de l’amour tel qu’il l’observe aujourd’hui,  tel que les médias en parlent. 

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    Dès l’introduction, le bilan des euphoriques années 60-70 – « Notre liberté, ivre d’elle-même, ne connaissait pas de bornes, le monde était notre ami et nous le
    lui rendions bien »
    – conduit à la question fondamentale de cet essai : « Comment l’amour qui attache peut-il s’accommoder de la liberté qui sépare ? »
    Loin des conventions du mariage bourgeois qui se passait des sentiments pour garantir l’ordre social, l’amour est aujourd’hui la condition sine qua non du couple, dans une exigence contradictoire. On veut « aimer passionnément, si possible être aimé de même, tout en restant autonome. » S’attacher et rester détaché, dans « la libre disposition de soi ».

     

    La libération des mœurs, dans les démocraties occidentales, n’a pas pour autant mis un terme à la difficulté d’être heureux ensemble. Qu’avons-nous gagné finalement ? « Le droit d’être seul », répond l’auteur, et ce n’est pas rien quand on songe à l’opprobre que s’est longtemps attiré l’état de célibataire ; or vivre en solo, c’est le
    fait aujourd’hui de 170 millions de personnes dans l’Union européenne – « Reste
    qu’il s’agit d’une conquête négative, du simple fait de n’être pas dirigé ou commandé par un autre. »

     

    Impossible de résumer cet essai où Bruckner inventorie les comportements de ses contemporains pour établir une sorte de bilan de la « révolution sexuelle » en distinguant les profits et pertes de cet héritage. Plutôt qu’une interrogation philosophique – libres d’aimer, comment ceux qui s’aiment conjuguent-ils leurs libertés ? –, Le paradoxe amoureux propose une approche descriptive et critique de nos façons de vivre en couple aujourd’hui, tantôt dans un survol rapide à la manière « magazine », tantôt plus en profondeur. Bruckner dit les attentes et les frustrations, débusque les contradictions.

     

    Il montre, dans « Le doux mal qu’on souffre en aimant (Verlaine) », le bonheur de la vie en couple, où l’indulgence apparaît comme la « vertu de la vie à deux » : « Etre accepté tel que l’on est, avec ses faiblesses, sans être foudroyé. Suspension du verdict. » Le défi du mariage d’inclination à notre époque « hypersentimentale ». La sagesse de « l’amour doux » contre « l’amour fou ».

     

    La partie consacrée au « merveilleux charnel » dénonce l’exploitation de l’intimité amoureuse comme « le plus sûr produit de la société marchande » – « un peu de réserve, par pitié ». L’obsession du corps et son commerce conduiront-ils vers « la banqueroute de l’Eros » ? Observateur du monde contemporain,  Pascal Bruckner éclaire les mille et une facettes de l’amour et de l’érotisme sans résoudre, on s’en doutait, le paradoxe annoncé. Après l’hypocrisie  classique (ce « fossé entre les mœurs et  la respectabilité »), n’y a-t-il pas une hypocrisie contemporaine dans le « hiatus entre l’idéal affiché et la réalité éprouvée » ?

     

    Des formules brillantes qui cèdent souvent au plaisir d’un bon mot, des affirmations parfois abruptes (« Il est exact que les brutalités contre les femmes vont s’accroître à mesure que s’accroît leur indépendance »), de cette fresque diaprée du Paradoxe amoureux, que retenir ? Au bout du compte, Bruckner nous y apprend-il vraiment quelque chose ? Bernard Pivot l’a lu avec plus d'enthousiasme
    que moi, sous un titre au goût de primeur : « Le nouveau monde est amoureux ».

  • Pas d'amabilité

    « Dans la lecture, l’amitié est soudain ramenée à sa pureté première. Avec les livres, pas d’amabilité. Ces amis-là, si nous passons la soirée avec eux, c’est vraiment que nous en avons envie. »

     

    Marcel Proust (cité par Alain de Botton, Comment Proust peut changer votre vie) 

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  • Aimer aujourd'hui

    A ceux qui n’arrivent pas à « entrer » dans l’œuvre de Marcel Proust, je conseille le drôlement réussi Comment Proust peut changer votre vie d’Alain de Botton (1997). Celui-ci commence son premier chapitre, « Comment aimer la vie aujourd’hui », avec une anecdote. Dans les années 1920, un journal qui « s’était
    fait une réputation dans le journalisme d’investigation, les potins du Tout-Paris, les petites annonces classées et les éditoriaux incisifs »
    , L’Intransigeant, avait lancé une de ces grandes questions destinées à récolter les avis de personnalités françaises sur l’existence.
      

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    Un savant américain annonçait la fin du monde, une prédiction devenue quasi certitude de mort pour des millions d’hommes – « en ce qui vous concerne personnellement, que feriez-vous avant cette dernière heure ? » (Cela peut paraître futile en cette heure où tant d’Haïtiens souffrent et meurent, et d’autres, hommes et femmes et enfants, ailleurs, chaque jour – la lecture et l’actualité s’entrechoquent parfois.)

     

    Henry Bordeaux poussait la plupart des gens vers une église ou vers la chambre à coucher, se réservant une « dernière chance pour escalader une montagne afin d’admirer la beauté du paysage et de la flore des Alpes ». Berthe Bovy s’inquiétait de « voir les hommes se débarrasser de toutes leurs inhibitions une fois que leurs actions auraient cessé d’avoir des conséquences à long terme ». Une diseuse de bonne aventure estimait que les gens « seraient trop occupés à s’adonner aux plaisirs de ce monde pour se soucier de préparer leur âme à la perspective de l’Au-delà ».

     

    « La dernière personnalité consultée sur ses projets préapocalyptiques fut un romancier renfermé et moustachu, auquel on ne connaissait pas d’intérêt pour
    le golf, le tennis ou le bridge (…), un homme qui avait passé les quatre années précédentes au fond d’un lit étroit sous une pile de fines couvertures de laine, à écrire un roman d’une longueur peu commune sans même le secours d’une lampe de chevet convenable. »
    Et voici la réponse de Proust : « Je crois que la vie nous paraîtrait brusquement délicieuse, si nous étions menacés de mourir
    comme vous le dites. Songez, en effet, combien de projets, de voyages, d’amours, d’études, elle – notre vie – tient en dissolution, invisibles à notre paresse qui, sûre de l’avenir, les ajourne sans cesse.

     

    Mais que tout cela risque d’être à jamais impossible, comme cela redeviendrait beau ! Ah ! si seulement le cataclysme n’a pas lieu cette fois, nous ne manquerions pas de visiter les nouvelles salles du Louvre, de nous jeter aux pieds de Mlle X…, de visiter les Indes. Le cataclysme n’a pas lieu, nous ne faisons rien de tout cela, car nous nous trouvons replacés au sein de la vie normale, où la négligence émousse le désir. Et pourtant nous n’aurions pas dû avoir besoin du cataclysme pour aimer aujourd’hui la vie. Il aurait suffi de penser que nous sommes des humains et que ce soir peut venir la mort. »

     

    Et Alain de Botton de raconter comment, quatre mois plus tard, Proust « prit froid et mourut. Il avait cinquante et un ans. Invité à une soirée, il s’enveloppa dans
    trois manteaux et deux couvertures, et s’y rendit tout de même, malgré les symptômes d’une légère grippe. Pour rentrer chez lui, il dut attendre un taxi dans une cour glaciale, et attrapa un rhume, qui évolua en une forte fièvre
    qu’on aurait pu calmer s’il n’avait refusé de suivre les conseils des médecins appelés à son chevet.

     

    Par crainte d’être interrompu dans son travail, il déclina leurs offres de piqûres d’huile camphrée et continua d’écrire, sans boire ni manger autre chose que du lait chaud, du café et de la compote. Le rhume se transforma en bronchite, qui à son tour dégénéra en pneumonie. On eut un bref espoir de le voir guérir lorsqu’il s’assit dans son lit et demanda une sole grillée, mais le temps que le poisson fût acheté et préparé, le malade fut pris de nausées et ne put y toucher. Il mourut quelques heures plus tard, d’un abcès crevé dans son poumon. »