A ceux qui n’arrivent pas à « entrer » dans l’œuvre de Marcel Proust, je conseille le drôlement réussi Comment Proust peut changer votre vie d’Alain de Botton (1997). Celui-ci commence son premier chapitre, « Comment aimer la vie aujourd’hui », avec une anecdote. Dans les années 1920, un journal qui « s’était
fait une réputation dans le journalisme d’investigation, les potins du Tout-Paris, les petites annonces classées et les éditoriaux incisifs », L’Intransigeant, avait lancé une de ces grandes questions destinées à récolter les avis de personnalités françaises sur l’existence.
Un savant américain annonçait la fin du monde, une prédiction devenue quasi certitude de mort pour des millions d’hommes – « en ce qui vous concerne personnellement, que feriez-vous avant cette dernière heure ? » (Cela peut paraître futile en cette heure où tant d’Haïtiens souffrent et meurent, et d’autres, hommes et femmes et enfants, ailleurs, chaque jour – la lecture et l’actualité s’entrechoquent parfois.)
Henry Bordeaux poussait la plupart des gens vers une église ou vers la chambre à coucher, se réservant une « dernière chance pour escalader une montagne afin d’admirer la beauté du paysage et de la flore des Alpes ». Berthe Bovy s’inquiétait de « voir les hommes se débarrasser de toutes leurs inhibitions une fois que leurs actions auraient cessé d’avoir des conséquences à long terme ». Une diseuse de bonne aventure estimait que les gens « seraient trop occupés à s’adonner aux plaisirs de ce monde pour se soucier de préparer leur âme à la perspective de l’Au-delà ».
« La dernière personnalité consultée sur ses projets préapocalyptiques fut un romancier renfermé et moustachu, auquel on ne connaissait pas d’intérêt pour
le golf, le tennis ou le bridge (…), un homme qui avait passé les quatre années précédentes au fond d’un lit étroit sous une pile de fines couvertures de laine, à écrire un roman d’une longueur peu commune sans même le secours d’une lampe de chevet convenable. » Et voici la réponse de Proust : « Je crois que la vie nous paraîtrait brusquement délicieuse, si nous étions menacés de mourir
comme vous le dites. Songez, en effet, combien de projets, de voyages, d’amours, d’études, elle – notre vie – tient en dissolution, invisibles à notre paresse qui, sûre de l’avenir, les ajourne sans cesse.
Mais que tout cela risque d’être à jamais impossible, comme cela redeviendrait beau ! Ah ! si seulement le cataclysme n’a pas lieu cette fois, nous ne manquerions pas de visiter les nouvelles salles du Louvre, de nous jeter aux pieds de Mlle X…, de visiter les Indes. Le cataclysme n’a pas lieu, nous ne faisons rien de tout cela, car nous nous trouvons replacés au sein de la vie normale, où la négligence émousse le désir. Et pourtant nous n’aurions pas dû avoir besoin du cataclysme pour aimer aujourd’hui la vie. Il aurait suffi de penser que nous sommes des humains et que ce soir peut venir la mort. »
Et Alain de Botton de raconter comment, quatre mois plus tard, Proust « prit froid et mourut. Il avait cinquante et un ans. Invité à une soirée, il s’enveloppa dans
trois manteaux et deux couvertures, et s’y rendit tout de même, malgré les symptômes d’une légère grippe. Pour rentrer chez lui, il dut attendre un taxi dans une cour glaciale, et attrapa un rhume, qui évolua en une forte fièvre
qu’on aurait pu calmer s’il n’avait refusé de suivre les conseils des médecins appelés à son chevet.
Par crainte d’être interrompu dans son travail, il déclina leurs offres de piqûres d’huile camphrée et continua d’écrire, sans boire ni manger autre chose que du lait chaud, du café et de la compote. Le rhume se transforma en bronchite, qui à son tour dégénéra en pneumonie. On eut un bref espoir de le voir guérir lorsqu’il s’assit dans son lit et demanda une sole grillée, mais le temps que le poisson fût acheté et préparé, le malade fut pris de nausées et ne put y toucher. Il mourut quelques heures plus tard, d’un abcès crevé dans son poumon. »
Commentaires
J'ai déjà noté ce titre sur un autre blog. Je ne sais pas si j'aurai des difficultés à entrer dans l'oeuvre de Proust, je n'ai jamais vraiment essayé, je me le réservai pour mes vieux jours .. m'y voilà.
Merci de remettre ainsi les choses en perspective
Quand j’avais 20 ans, je me suis « emberlificoté » dans Proust avec lassitude et perplexité … depuis, « j’ai été voir » sans m’accrocher … il fallait le temps qui me manquait … De l’étude de Tania (formidable) je retiens : « Je crois que la vie nous paraîtrait brusquement délicieuse, si nous étions menacés de mourir … » … en ces jours de drames révélés par les écrans … de cadavres par tas , … et l’agonie de ces frères et la souffrance des rescapés si loin que leurs hurlements de misère ne nous atteignent pas … mais, au moins, comme dit Proust que « la vie nous paraisse délicieuse … » dans notre petit « cocon » de privilégié …
Pour Proust, une collection entière de coupe-pages n'est pas du luxe...
Quel billet passionnant Tania, j'ai Alain de Botton sur mes étagères et j'avais aimé ce livre qui ouvre la voie sans pédantisme et avec beaucoup d'humour
un autre lecteur de proust magique c'est Pietro Citati et sa "Colombe poignardée" qui m'avait enchantée
La lecture de "du côté de chez Swann" par Dussolier c'est un grand moment dont je ne me lasse pas malgré plusieurs écoutes
Merci pour votre commentaire laissé sur mon blog, bravo pour le vôtre que je viens à l'instant de découvrir et qui contient des articles très intéressants. Au plaisir de vous revoir sur http://journalpetitbelge.blogspot.com ou sur http://ecrivainsbelges.blogspot.com
Remettre la vie en perspective comme le dit Rodrigue, oui.
Je retiens cette phrase " Le cataclysme n’a pas lieu, nous ne faisons rien de tout cela, car nous nous trouvons replacés au sein de la vie normale, où la négligence émousse le désir."
Merci.
Cet essai sur Proust est plaisant, en effet. Moi-même j'ai consacré deux essais à cet écrivain qui passa pas mal de moments privilégiés en Normandie et, tout particulièrement, dans les trois manoirs qui jouxtent ma résidence. D'ailleurs j'habite avenue Marcel Proust. Avenue est un terme bien pédant pour une charmante petite route bordée de jardins qui fleurent bon les aubépines au printemps. La vue sur la mer est celle qu'il appréciait tant et le manoir des Frémonts, juste au-dessus, servit de modèle à la Raspelière avec les trois vues sur mer/campagne. Il y séjourna chez ses amis Finaly dont un descendant possède toujours la propriété, mais a bien du mal, financièrement, à la remettre en état. M'inspirant de son amour pour la mer, je lui ai donc consacré une étude où j'ai pris pour thème celui de l'eau dans "La Recherche du Temps perdu". Et croyez-moi, on fait des découvertes, car l'eau est présente partout et conduit à toutes sortes de dévoilements et symboles.Tant il est vrai que l'eau est miroir et que "La Recherche" est pour chacun de nous un miroir réfléchissant.
Lu il y a longtemps mais je me promets de le relire, cet essai charmant et abordable.