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Essai - Page 71

  • Au lycée

    « Un libraire vit un jour arriver une dame qui lui demanda un livre intitulé
    « Lily va au lycée » ! (…) Mme de Romilly avait dit dans une conférence qu’il fallait absolument l’avoir lu. Le libraire fut de plus en plus troublé ; et ma réputation était directement engagée ! Je ne sais combien de temps il fallut pour que l’affaire fût tirée au clair ; mais enfin on comprit que le livre ne s’intitulait pas « Lily va au lycée », mais tout simplement L’Iliade et l’Odyssée ! Apparemment, je n’avais pas très bien, cette fois non plus, mesuré le niveau de connaissances de mon public ; et, si la dame n’avait pas lieu d’être trop fière de sa culture, il est clair que je n’avais pas très bien, moi non plus, rempli mon rôle. »

    Jacqueline de Romilly, Le sourire innombrable

    Lecture dans un parc (signature non identifiée).jpg

     

  • Mémoires pour rire

    C’est dans un vers d’Eschyle que Jacqueline de Romilly, « de l’Académie française », a puisé « Le Sourire innombrable » (2008), le titre de ses « mémoires pour rire ». Trop de pessimisme, trop de livres consternants, explique-t-elle, l’ont conduite à ce « recueil de souvenirs légers, heureux, et sans importance. » 

    Wouters Rayon de soleil 1906 1907.jpg

     

    Sa première histoire vécue est très drôle : à Londres, où elle s’est rendue pour une conférence, il lui est impossible d’aller se reposer en arrivant dans la chambre prévue pour elle – un problème de lit. Comme elle insiste pour qu’on lui ouvre une autre chambre, on envisage de lui donner celle de M. Lusset qui s’en va bientôt mais qui y a laissé sa valise. Rassurée par le nom du jeune assistant de la faculté de Lille qui la
    traite d’habitude « avec une certaine considération », la conférencière monte à sa chambre, se met bien à l’aise, s’étend sur le lit, quand la porte s’ouvre. Un monsieur « fort respectable » s’exclame en l’apercevant : « Mais, madame… ? » – « Mais, monsieur… ? » Ce M. Lusset n’est pas l’assistant évoqué – « Non, madame, c’est mon neveu ! » Et elle, sans réfléchir, « Ah ! C’est lui que j’attendais ! »

     

    Il faut lire les détails et les prolongements de cet épisode pour en goûter tout le sel. Erik Orsenna (voir son Archipel ) qui s’en amusait lui suggéra d’intituler son recueil d’anecdotes « Comment j’ai perdu mon honneur, et autres histoires ». La « vieille dame » garde ce ton enjoué d’un bout à l’autre, s’amusant à distinguer les divers registres du comique et à les illustrer d’exemples savoureux. « Les mots malheureux », par exemple, sont souvent accidentels chez des étrangers qui s’expriment d’habitude « très normalement » en français. Ainsi d’un éminent
    collègue allemand débordant d’hospitalité et totalement inconscient des sous-entendus de certaines expressions. « Madame, vous allez être contente : il y a ici une garnison française ! » Et plus tard, dans son bureau, un embarrassant « Je voudrais satisfaire un besoin très pressant » – il voulait prendre une photographie de son invitée.

     

    Je ne voudrais pas trop dévoiler. « Le fait est qu’il y a un art d’entendre tout ce
    qui se glisse derrière les mots et il y a un plaisir discret à capter, au passage, les délicates surprises du langage. »
    Si Jacqueline de Romilly nous fait rire ou sourire tout du long, c’est aussi et surtout par sa façon de raconter ces moments plaisants,
    non pas à la manière d’un sottisier, mais par petites touches, pleine de délicatesse envers autrui et d’ironie à l’égard d’elle-même. Sa nuit en train dans un compartiment de quatre personnes, où elle se retrouve avec un inconnu, elle en haut à gauche, lui en haut à droite, en est un parfait exemple.

     

    La plupart des anecdotes, comme elle l’écrit, tournent à sa confusion. « On rit de soi au moins autant que des autres : on rit tout simplement de la vie. » Cette faculté de s’amuser tout bas ou avec d’autres des hasards comiques du langage et des comportements humains, l’académicienne la doit sans doute à sa mère, avec qui elle a beaucoup ri. « C’est à elle qu’appartenait ce don de voir toute l’existence sous
    un jour éveillé, amusé et joyeux. » – « Elle riait, alors je riais aussi ; et je commençais tout doucement à comprendre que, dans la vie, il faut accepter
    avec le sourire bien des choses qui pourraient être plus satisfaisantes, mais dont il vaut mieux rire que de s’agacer. »
    Même en temps de guerre, ce sens de l’humour ne l’a pas quittée. « D’ailleurs, peut-être le tragique a-t-il besoin de ce complément discret (…) d’autant plus précieux à ceux que l’âge atteint. »

    Le Sourire innombrable, que Jacqueline de Romilly nous offre, selon sa formule, comme « un assez joli cadeau » d’une centaine de pages, est à sa manière un livre
    de sagesse et d’acquiescement aux aléas de l’existence. N’y voyant presque plus dans ses vieux jours, cela l’agace – « Mais comme j’en ai souvent ri ! » Laissons-lui le dernier mot : « Peut-être les histoires comiques sont-elles comme le bon vin, qui s’améliore en vieillissant, ou, peut-être, représentent-elles des impressions de bonheur, de lumière et de rire, qui continuent à jeter leur éclat dans des moments où on pourrait en ressentir le besoin. »

  • Livres

    « Ceux qui lisent, ceux qui nous parlent de ce qu’ils lisent,

    Ceux qui tournent les pages bruissantes de leurs livres,

    Ceux qui ont le pouvoir sur l’encre rouge et noire, et sur les images,

    Ceux-là nous dirigent, nous guident, nous montrent le chemin. »

    Codex Borbonicus sur Wikimedia commons.jpg

    Codex aztèque de 1524 (Archives du Vatican)

    cité par A. Manguel, La bibliothèque, la nuit

  • Fou de bibliothèque

    « Une pièce lambrissée de bois sombre, avec de douces flaques de lumière et des fauteuils confortables, et un espace adjacent, plus petit, dans lequel j’installerais ma table de travail et mes ouvrages de référence. » Le rêve d’Alberto Manguel, l’auteur d’une passionnante Histoire de la lecture (1998), a pris forme dans la grange d’un presbytère au sud de la Loire, dont il aperçoit pour la première fois le mur de pierre en l’an 2000, et où il décide d’enfin construire la pièce idéale où réunir tous ses livres. Dans son avant-propos à La bibliothèque, la nuit (2006), il avoue ce désir de jeunesse, devenir bibliothécaire, réalisé à l’âge de cinquante-six ans, « l’âge auquel on peut dire que commence la vraie vie », précise-t-il en citant L’Idiot de Dostoïevski.

     

    Le jour, par les fenêtres, il peut voir des poules « courir d’un côté à l’autre de leur enclos en picorant ici et là, affolées par la prodigalité de l’offre, tels des savants fous dans une bibliothèque ». « Mais la nuit, quand les lampes sont allumées dans la bibliothèque, le monde extérieur disparaît et rien n’existe plus que cet espace rempli de livres. » Plutôt qu’un phare, sa bibliothèque est une sorte de « grand vaisseau » éclairé dans l’obscurité. Virginia Woolf a distingué un jour l’homme qui aime s’instruire de celui qui aime lire, et conclu qu’il n’y a « aucun rapport entre les deux ». Et Manguel de dissocier ses lectures du jour, pleines de concentration, systématiques, et la lecture nocturne « avec une légèreté de cœur qui frise l’insouciance. »

     

    Bibliothèque de bois (vue dans une vitrine lyonnaise).jpg

     

    Comme Une histoire de la lecture, La bibliothèque, la nuit est illustrée de photographies en noir et blanc des lieux et des choses dont il parle, par exemple cet escabeau muni en haut des marches d’un siège et d’un lutrin. Mais ce fou de bibliothèque qu’est Manguel nous fait voir, nous fait sentir avec des mots sa passion pour tout ce qui relève de l’univers des livres, dont la bibliothèque incarne l’ambition d’universalité. A l’origine, il y a deux symboles : la tour de Babel, dans l’espace ; la bibliothèque d’Alexandrie, dans le temps. Le lecteur existe, écrit Manguel, pour assurer à un livre une modeste immortalité. « La lecture est, en ce sens, un rituel de renaissance. »

     

    Il est bien sûr question de l’ordre dans lequel on range les livres, des catalogues, de l’espace toujours insuffisant. Microfilms et ordinateurs ont prétendu triompher du papier, Manguel leur oppose un démenti cinglant, preuves à l’appui. Les nouvelles technologies, très coûteuses, si elles rendent service, sont à l’origine de désastres lorsqu’elles prétendent remplacer l’original par sa copie virtuelle. Coûteuse version multimédia irrécupérable moins de vingt ans plus tard, banques de données perdues, les problèmes de sauvegarde sont tels que « notre héritage de plus en plus numérique est en grand danger de disparaître », affirme un expert mondial en la matière.

     

    L’ouvrage très documenté de Manguel aborde la question de l’accès aux livres, qui a motivé d’illustres créateurs de bibliothèques publiques comme Carnegie : il fit construire plus de deux mille cinq cents bibliothèques dans douze pays anglophones. John Updike le remercia pour la liberté qui lui avait été ainsi donnée « pendant ces années de formation pendant lesquelles, en général, nous devenons ou non des lecteurs pour la vie. »

    Censure, autodafés, un chapitre passionnant sur les formes des bibliothèques et des salles de lecture – « Les livres confèrent à une pièce une identité particulière » – Manguel aborde le sujet sous tous les angles, multiplie les anecdotes significatives. Dans la bien nommée collection Babel, La bibliothèque, la nuit ne compte pas moins de vingt pages de références bibliographiques et seize pages d’index ! Jamais ennuyeux, cet allègre panorama au royaume des bibliothèques nous apprend qu’on distingue les pierres « majuscules » et « minuscules » du tuffeau qui a servi à construire son antre, que des « biblio-bourricots » amènent des livres au cœur des campagnes colombiennes, que « tout lecteur est un voyageur qui fait une pause ou quelqu’un qui rentre chez lui. »

  • Récompense

    « En tout cas, il m’est arrivé quelquefois de faire un rêve : le jour du Jugement dernier, lorsque les conquérants, les hommes de loi et les hommes d’Etat viendront recevoir leur récompense – leurs couronnes, leurs lauriers, leur nom gravé à jamais dans un marbre impérissable – le Tout-puissant se tournera vers Pierre et lui dira, non sans une certaine envie, en nous voyant arriver avec nos livres sous le bras, « Regarde, ceux-là n’ont pas besoin de récompense. Nous n’avons rien à leur donner ici. Ils ont aimé lire. » »

    Virginia Woolf, Comment lire un livre

    Kustodiev Boris.jpg