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Essai - Page 73

  • Le don de l'Italie

    « L’Italie a fait don de la Renaissance au monde. J’ose lui rendre un simple livre (…) » : la modestie d’Edouard Pommier à la fin de son passionnant Comment l’art devient l’Art,  dans l’Italie de la Renaissance (2007) ne doit pas masquer la formidable entreprise de l’auteur qui nous raconte l’aventure des « trois arts du dessin », peinture, sculpture et architecture, au pays de Michel-Ange, du XIVe au XVIe siècle. Servi par sa « passion raisonnée pour l’Italie », l’essayiste montre comment les composantes essentielles de l’art sont nées à cette époque, en Toscane et à Rome : aussi bien le mot « artiste » que l’histoire de l’art, l’entrée des génies artistiques parmi les hommes illustres que l’invention des académies, des musées, du public même.

    Un objectif si vaste peut inquiéter le profane. Pommier le prend par la main et le guide vers la lumière. Au début, il y a Dante, premier à prophétiser la gloire ici-bas pour les peintres à l’instar des poètes. C’est lui l’inventeur absolu du personnage de l’artiste, de sa dignité nouvelle, de son dialogue avec les Anciens et avec la nature - à propos de Giotto. Celui-ci fait la gloire de Florence, reconnaît Boccace, et Pétrarque admire son art du portrait devenu  « l’image vivante de l’être humain ». Ces trois poètes ont l’intuition d’une étape décisive pour les arts vers 1430, le mythe de Florence est né.

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    http://www.toscane-toscana.org

    Si l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien a permis de connaître l’Antiquité, c’est aux Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes de Vasari que l’on doit les informations les plus précieuses sur ces personnes de basse condition, ni princes ni héros, jusque-là de simples artisans. Ils osent à présent se représenter : le peintre ou le sculpteur se glisse parmi les personnages secondaires d’un récit biblique ou historique, comme Botticelli dans L’Adoration des Mages. Ghiberti sculpte deux fois son portrait sur la porte du Baptistère de Florence. Quant au premier portrait d’artiste vraiment public, en reconnaissance envers celui qui a dessiné l’image de sa ville pour toujours avec la géniale coupole de la cathédrale florentine, il orne le tombeau de Brunelleschi. Au XVIe siècle, les galeries de portraits d’artistes, par exemple au Palais de la Seigneurie à Florence, les feront entrer définitivement dans l’Histoire.

    La découverte à Rome, en creusant des fondations, du Laocoon « dont parle Pline », a changé le regard sur les œuvres antiques. Images des dieux païens, elles avaient été rejetées parce qu’issues des empereurs ennemis de l’Eglise. Mais l’heure est venue de les mettre en vue sur les places. Même le pape considère qu’il faut garder la mémoire des « choses bonnes » et accorder l’ancienne et la nouvelle Rome. Toute une génération d’artistes ressuscite l’antiquité et s’en inspire. Ainsi naissent les « chefs-d’œuvre », ces œuvres anciennes qui méritent le voyage, et bientôt aussi les nouvelles, de Michel-Ange et de Raphaël en particulier. Peintres et sculpteurs affluent à Rome et à Florence pour s’initier à leur exemple.

    La figure de la femme idéale, Renommée, Victoire ou Vertu, se met à incarner les activités de l’esprit. Bramante, pour la première fois, représente l’Architecture, vers 1505, par une noble silhouette féminine tenant les instruments de son art. Sur le tombeau de Michel-Ange, la Peinture est une femme tenant une statuette à la main, peut-être pour rappeler sa primauté dans la sculpture. L’unité du « Disegno », des trois arts du dessin (peinture, sculpture et architecture), est essentielle à l’identité de Florence.

    « Ils ont une grande dette de reconnaissance envers le ciel et la nature, ceux qui enfantent sans peine des œuvres dotées d’une grâce que d’autres ne peuvent obtenir ni par le travail ni par l’imitation », écrit Vasari. Pour lui, l’idéal artistique se définit par une certaine liberté dans la règle, sans pour autant la transgresser. Pommier a d’autres belles formules :  « La grâce est un don reçu et se révèle dans le don aux autres » ou encore elle est « l’art de cacher l’art ».

    Le jardin de Saint Marc à Florence est-il le premier musée et la première académie des arts de l’Europe ? A cette question et à plein d’autres qui participent de cette Renaissance italienne, Comment l’art devient l’Art apporte des réponses nuancées, étayées, enrichies d'anecdotes et de commentaires, ainsi que d'une centaine d’illustrations. A qui s’intéresse aux beaux-arts, la remarquable synthèse d’Edouard Pommier offre une mine d’informations et de sujets de réflexion. Inutile de préciser qu’en lisant, on caresse le projet de partir illico pour l’Italie et de redécouvrir de visu tant de splendeurs, « belles antiques » et chefs-d’œuvre nourriciers.

  • Tyrannie des marques

    En quelque sept cents pages, la collection Babel propose une édition augmentée de No logo, livre phare des altermondialistes. Née en 1970, la journaliste canadienne Naomi Klein y retrace l’évolution des pratiques commerciales nées de l’industrialisation. De la marque cachée ou discrète à la marque bien visible, du développement des logos à leur omniprésence, du concept de marque pour faire rêver et acheter aux pratiques économiques de sous-traitance et d’exploitation éhontée d’une main-d’œuvre à bas prix.

    « Course à la légèreté : le vainqueur est celui qui possède le moins, qui utilise le moins grand nombre d’employés et qui produit les images les plus convaincantes, plutôt que des produits. » « Les produits qui fleuriraient à l’avenir seraient présentés non pas comme des articles de base, mais comme des concepts : la marque en tant qu’expérience ou style de vie. »

    Appuyant son analyse sur des faits précis (qui produit quoi, où et comment), l’auteur a enquêté sur le terrain autant que possible, y compris dans ces zones franches industrielles « sans foi ni loi » où l’on fabrique chaussures, jouets, vêtements et autres articles de consommation courante pour un salaire dérisoire et dans des conditions d’un autre âge, loin, très loin des valeurs associées à la fameuse « image de marque ».

    Naomi Klein décrit les résistances et manifestations suscitées par de telles pratiques : affiches maquillées, logos détournés, procès faits aux grandes marques, fêtes de rues pour protester contre la pression publicitaire. Elle montre comment les multinationales envahissent même les établissements d’enseignement, insidieusement, jusque dans les toilettes des campus universitaires. Obsédées par leur diffusion, les supermarques veulent aussi happer au passage, sur les lieux fréquentés par les jeunes, les dernières tendances à intégrer dans leurs campagnes publicitaires pour être en phase avec les consommateurs les plus influençables.

    Le monde culturel n’échappe pas au phénomène. Les marques utilisent les artistes, jouent les mécènes à des conditions de plus en plus contraignantes. A notre époque, une critique sérieuse a le pouvoir d’atteindre un plus vaste public que jamais auparavant dans l’histoire de l’art et de la culture.  Mais nous sommes en train de perdre les espaces dans lesquels peut fleurir l’esprit hors commerce – ces espaces demeurent, mais rétrécissent à mesure que les capitaines de l’industrie culturelle se laissent obnubiler par le rêve des promotions croisées à l’échelle planétaire.

    Perte de l’espace public, censure commerciale, déficit d’éthique vis-à-vis de la main d’œuvre, ce sont les questions pertinentes posées dans cet essai. Si l'on peut s'interroger quant aux résultats des actions menées - aujourd'hui le désir d'éthique, récupéré, est lui-même devenu un argument de vente -, nul doute qu'une fois ce livre achevé, on a davantage conscience de ce qui se cache derrière les étiquettes.