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Essai - Page 67

  • Premières fois

    « Quand les gens du ménage parlent de cette quête du travail, tous disent la même chose. Le pire, c’est cette première fois, ou plutôt toutes ces premières fois, se lever dans la ville endormie, rouler la nuit vers des endroits inconnus en se demandant où on va tomber. Ce serait exagéré de parler de peur, un pincement plutôt, qui vient s’ajouter à ce fond de fatigue, impossible à résorber. On tient aux nerfs et à l’espoir, celui d’arriver enfin quelque part, mais le but paraît toujours plus lointain. »

    Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham

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     Paul Klee, Uebermut
  • Dans la crise

    Florence Aubenas, dans son avant-propos au Quai de Ouistreham (2010) – un titre qui rappelle Le Quai de Wigan d’Orwell (1937) sur les conditions de vie des mineurs anglais et l’exploitation sociale dans les années 1930 –, explique dans quel contexte elle a décidé de se rendre à Caen pour chercher anonymement du travail : « La crise. On ne parlait que de ça, mais sans savoir réellement qu’en dire, ni comment en prendre la mesure. » La journaliste française y va sous son vrai nom, mais sous une autre apparence, blonde avec des lunettes, pour éviter d’être reconnue (sa détention en Irak a fait d’elle une figure médiatique). Une quête clandestine qu’elle arrêtera le jour où elle décrochera un CDI (contrat à durée indéterminée). De février à juillet 2009, elle a vécu dans une chambre meublée à Caen, où elle est retournée pour écrire ce livre.

     

     

    Cela commence avec un entretien d’embauche pour un poste de gouvernante, mais elle ne veut pas entrer au service de particuliers ni vivre dans leur intimité. Les agences d’intérims la repoussent : elle n’a aucune expérience, on considère comme « le fond de la casserole » cette femme de quarante-huit ans qui n’a jamais travaillé, avec juste un baccalauréat, séparée d’un homme qui a subvenu à ses besoins pendant vingt ans. « C’est Pôle Emploi qui m’a proposé de devenir femme de ménage. » Dans le hall impersonnel de l’agence de Caen où elle s’est inscrite, il y a des jours calmes et d’autres où quelqu’un explose – « J’ai be-soin de tra-vailler » – avant qu’on l’emmène à l’écart. Un film passe en boucle et  répète : « Vous avez des droits, mais aussi des devoirs. Vous pouvez être radié. » Les travailleurs sociaux sont priés de faire du chiffre, il faut réduire la durée des entretiens, bientôt on les remplacera par des commerciaux. Depuis l’hiver 2008, la France compte trois mille chômeurs de plus chaque jour.

     

    Au Salon pour l’emploi de Bayeux, elle fait la connaissance de Philippe, un divorcé, qui l’invite à déjeuner. Il est en quête d’un emploi, et aussi d’une femme. Elle s’invente un mari, ils sympathisent. Au centre de formation professionnelle, certains se sont inscrits au stage propreté simplement pour éviter d’être radiés, une dizaine de personnes attendent. « La qualité principale consiste à travailler vite », commente une formatrice en leur montrant des diapositives. Suivent des conseils sur l’attitude à adopter sur le lieu de travail, puis un stage pratique, en particulier sur l’utilisation de « la Bête », la monobrosse qui fait peur à tout le monde et qu’il faut savoir maîtriser.

     

    Partout, la journaliste écoute, regarde : Karine, 25 ans, mise à la porte d’une boîte « grand style » pour avoir dit à la patronne de sortir son chien, qui faisait ses besoins partout, après avoir nettoyé plusieurs fois la moquette sur son passage ; Victoria, 70 ans, syndiquée, rencontrée à une grande manifestation contre la crise en mars 2009, fille de fermiers, « placée » chez sa tante à 15 ans. Tout le monde met Florence Aubenas en garde au sujet de l’annonce offrant du travail sur le ferry-boat à Ouistreham, un boulot pire que tout, « le bagne et la galère réunis ». Elle va se présenter Quai Charcot. Il lui faut une voiture, elle en déniche une vieille grâce à Victoria, qu’elle baptise « le Tracteur ». A la formation, elle apprend à « faire les sanis » à la manière de Mauricette – moins de trois minutes à coups de pulvérisateur et de chiffons, un rythme effrayant : « L’heure de travail dure une seconde et une éternité. »

     

    Le Quai de Ouistreham raconte la vie au jour le jour d’une candidate au travail, les horaires impossibles, les rendez-vous au Pôle Emploi, les expériences, les rencontres, les mille et une façons de vivre ou survivre en dépensant le moins possible. Florence Aubenas témoigne pour celles et ceux qu’elle a vus travailler, se rebeller ou s’écrouler, elle décrit aussi l’attitude des employeurs, les respectueux et les arrogants. L’énergie physique, la résistance morale, où les trouver quand on a l’impression de passer son temps « à rouler, en pensant sans penser, la tête traversée par des combinaisons compliquées d’horaires, de trajets, de consignes » ? – « Dormir est devenu une obsession. » Au lieu d’un emploi, elle a trouvé « des heures ». Et tout cela pour quel résultat ? Moins de 700 euros par mois. « On travaille tout le temps, sans avoir vraiment de travail, on gagne de l’argent sans vraiment gagner notre vie. »

    Après avoir partagé six mois ces conditions de vie, gênée de sa maladresse par rapport à ses collègues de travail, Florence Aubenas se voit proposer un CDI. Elle ne veut pas bloquer un poste réel, y renonce. Elle a un livre à écrire, sur la crise, c’est-à-dire sur les gens dans la crise, des hommes et ici surtout des femmes, des jeunes et
    des vieilles, broyées par le travail précaire, des êtres humains trop souvent invisibles dans notre société. Comme le précise son éditeur dans un entretien, « Ce n'est pas un livre de journaliste, ce n'est pas seulement une enquête. C'est un livre sur les gens, avec des portraits pleins d'empathie. Florence Aubenas a un talent pour capter la vie des gens, qui est pour beaucoup dans le succès du livre. »

  • Espace libre

    « Il arrive qu’aucune voix ne sorte de ma voix. Je veux revenir à la lecture silencieuse de qui n’a rien à produire, aucun son à émettre, aucun micro devant lui, promenant ses yeux sur une page pour l’instruction de son esprit, sans que lui soient comptés ni les mots ni les pages. Que mon cerveau ne soit pas la chambre close où je tourne encagé, mais un espace libre, étendu, infini, verdoyant. »

    Denis Podalydès, Voix off

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  • Silence, on parle

    La première fois que Denis Podalydès s’enregistre : « déception, migraine, aphasie solitaire. Ma voix n’est pas telle que je l’entends, telle que je la veux, telle que je la profère, de l’intérieur, de la tête, de la gorge, de la bouche. Trahison. » Au lycée, il s’amuse avec un ami à imiter ses professeurs. Partout, tout le temps, Podalydès qui se dit « sage, réservé, certes mutin mais souvent emprunté, doux, complaisant, diplomate et toujours modéré dans mes avis et mes positions, mais gai, avide de gaieté, de malice, de dévergondage » s’exerce à saisir ainsi ce qu’il entend. Jusqu’aux « pah – poh – pah ! », le bruit des balles, leur claquement sec qui résonne au jardin lors des tournois de Roland-Garros, son reproduit indéfiniment « sans même une raquette à la main. »

    La voix de son maître.jpg

    La voix Ruat – « Ouii ? Allô ? Ouiii ? » caractéristique de famille –, il l’a héritée de sa grand-mère qu’il adore, Mamie, dont les bibelots lui sont « chers et familiers » comme ses dîners rituels du samedi midi, animés, où les autres membres de la famille s’amusent à aborder les sujets qui la fâchent (religion, politique…) tandis que Denis Podalydès feint avec sa grand-mère de « négliger ces sujets embarrassants » au profit de ce qui les rapproche, elle et lui, leur souci profond, « l’amour de la littérature ». Son psychanalyste lui dit un jour : « Il vous faut tuer la vieille dame qui est en vous ».

    Le cinéma : voix d’acteurs, voix de doublage. Trintignant et sa « voix tapie prête à bondir ». La voix de Charles Denner (très belle photo), « drue, verticale, exemplaire », plus intérieure et plus rauque qu’il ne le pensait, se dit-il en revoyant L’homme qui aimait les femmes. « Les bruns sont les beaux ténébreux que ma mère aime. Les beaux ténébreux Giani Esposito, Sami Frey, Charles Denner. Leur voix ténébreuse, brune, chaude, sensuelle, de beaux ténébreux. La voix, le regard, la peau, les yeux. » Podalydès, blond, plus tard châtain, est un peu jaloux d’eux et de son frère Bruno, le brun avec qui aime danser sa mère..

    « Voix de mes frères », mots répétés encore et encore, entre deux blancs, sans commentaire. Denis Podalydès évoque les siens avec affection, avec humour, avec
    une grande pudeur quand il rappelle la dernière fois qu’il a entendu son frère Eric au téléphone, avant son suicide en 1997. Voix des morts, voix des vivants, passé, présent s’entremêlent. Il insère dans son essai les deux parties d’un roman intitulé « Voix de l’Empoté » (la sienne), roman d’apprentissage d’un jeune puceau. Y évoque des jardins – « Les jardins sont des salons où l’on s’adonne à la lecture. » En fait un poème, « Voix au jardin ».

    Un tel amour des voix donne du vocabulaire pour décrire la matière sonore : « voix-cerveau » de Michel Bouquet, « voix de thé » de Michael Lonsdale, « voix-cavité » de Jean-Pierre Miquel (et aussitôt j'entends celui-ci défendre la Maison de Molière dans ce formidable Bouillon de culture donné par Pivot sur la scène de la Comédie-Française lors de la restauration de la salle Richelieu). L’auteur poursuit : « Voix à peine atteinte par la maladie. Dans cet « à peine » s’entend toutefois l’irréparable. (…) Parler fait mal. Gorge irradiée. »

    J’aimerais, mais j’en suis incapable, trouver les mots pour dire à son exemple « l’inflexion grave des voix chères qui se sont tues. » Avec Denis Podalydès, au moins aurai-je un peu appris à écouter. « Le temps travaille nos voix, nous distingue, nous fait autres. »

  • Vilar

    « Ta voix ? Je l’entends encore, malgré le temps, malgré la mienne, qui s’est faite, je l’entends encore quand je veux prendre pour moi-même, quand je veux me donner, parlant en public, l’image – la note, l’accent, la hauteur dépouillée – de la responsabilité générale. Tu es encore la voix de la République, lorsque celle-ci remplit sa mission d’élévation et d’émancipation. La voix dont elle parle pour instruire la Nation. Sans y prendre garde, je me suis construit – dans et par cette voix aux ramifications profondes – une représentation vibrante, sonore, rhétorique, de ce que doivent être la Culture, l’Esprit désintéressé de la chose publique. »

     

    Denis Podalydès, Voix off 

    Jean Vilar, ses grands rôles (pochette TNP).jpg