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Essai - Page 3

  • Sortir de l'amertume

    L’essai de Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer, a pour sous-titre « Guérir du ressentiment ». Lire les titres de la quinzaine d’ouvrages publiés depuis 2000 par cette philosophe et psychanalyste donne un aperçu de ses thèmes de prédilection : culture, soin, démocratie, courage, dignité… Elle rappelle au début que la lutte contre le ressentiment est l’objet premier de la cure psychanalytique et avertit : il n’y a pas de réparation au bout du chemin. Le bonheur visé « ne sera jamais cet ancien bonheur », il s’agit de « créer ce qui n’a jamais existé ».

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    Retrouver « une forme de santé », « ce sera reprendre le chemin de la création, de l’émergence possible ». L’incitation à écrire pour s’extraire du ressentiment n’est pas du côté de la rumination mais de la répétition, comme dans un rituel : « Le rituel permet d’habiter le monde. » Dans le ressentiment, on perd « l’accès au juste regard sur les choses », en sortir permet de « continuer à s’étonner du monde », à s’émerveiller.

    « Un monde incommensurable existe entre éprouver l’amertume, le sentiment d’humiliation et d’indignité, réel mais dont on refuse la permanence, et le fait de se considérer comme la victime expiatoire universelle, de poser cela comme un statut, de vouloir donner écho à cette aigreur, qu’elle vienne consolider une théorie, et se vivre comme réaction, comme débordement. »

    Le lien avec les discours victimaires ou les postures agressives, le ressentiment collectif dont l’actualité nous abreuve s’établit aisément, et en particulier dans la deuxième partie du livre, consacrée au fascisme. Qu’il s’agisse du leader, « un autre médiocre » vu comme protecteur, ou de l’idéologie fasciste, « idéal de rétrogradation » lié au délire de persécution, issu de l’impuissance à produire une action transformatrice dans le monde. De l’acquiescement secret à Vichy, l’autrice rapproche la prolifération des propos haineux sur les réseaux sociaux où l’on exprime son ressentiment « sans en payer le prix », anonymement.

    La part de vérité qui l’intéresse, écrit-elle, « se situe du seul côté de l’œuvre, qu’elle soit artistique ou qu’elle relève plus généralement de l’ordre de la subjectivation (enfantement, amour, partage, découverte du monde et des autres, engagement, contemplation, spiritualité, etc.) » Parmi les nombreux philosophes, psychanalystes et écrivains auxquels l’autrice fait référence, attentive à ce qui constitue l’essence du « soin », j’ai été frappée par cette citation de Frantz Fanon, « psychiatre et penseur de l’après-colonialisme » : « Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence » (Peau noire, masques blancs).

    Cynthia Fleury : « L’expérience de la beauté est une éthique de la reconnaissance qui ne dit pas son nom. Et lorsque des êtres faillissent, lorsqu’ils sont incapables de nous donner un peu de cette reconnaissance dont nous avons tant besoin, il faut alors se saisir de la vie passée et faire alliance avec les morts, les grands artistes souvent non reconnus qui nous ont précédés. Il faut faire alliance avec la culture pour sortir du désastre de l’avilissement programmé. »

    Ci-gît l’amer, une fois analysées les multiples raisons ou façons de céder au ressentiment, individuel ou collectif, propose un chemin pour en sortir, même si cela peut prendre des années. Cet essai, une lecture exigeante, parfois difficile dans ses commentaires philosophiques et psychanalytiques, est en même temps une belle défense de l’art et de la littérature pour résister à l’assaut du ressentiment, rebâtir « une part de paix » en laissant derrière soi (« ci-gît ») l’appel ténébreux de l’amertume.

  • Fleur de câprier

    Ferrante Fleur de câprier.jpg« Dans une des nombreuses maisons où j’ai vécu, jeune, un rejet de câprier poussait à chaque saison sur le mur exposé à l’est. Sur cette pierre nue, mal scellée, la moindre graine trouvait de quoi s’enraciner. Ce câprier, surtout, poussait et fleurissait avec tant de superbe et des couleurs si subtiles que j’en ai gardé une image de force juste, d’énergie douce. Chaque année, le paysan qui nous louait la maison arrachait les plantes. En vain. Quand il embellit le mur au moyen d’un crépi, il étendit de ses propres mains une coulée uniforme, qu’il peignit d’un bleu pâle insupportable. J’attendis longuement, confiante, que les racines du câprier l’emportent une nouvelle fois et viennent rider le calme plat du mur.
    Aujourd’hui, alors que je cherche le chemin des souhaits à adresser à ma maison d’édition, j’ai le sentiment que cela s’est produit. Le crépi s’est fendillé et le câprier a rejailli avec ses premiers germes. Voilà pourquoi je souhaite à e / o de poursuivre sa lutte contre le crépi, contre tout ce qui harmonise par l’effacement. Et ce, en faisant éclore avec entêtement, saison après saison, des livres en forme de fleur de câprier. »*

    Elena Ferrante, Frantumaglia. L’écriture et ma vie

    *Ecrit pour le quinzième anniversaire des éditions e / o (1994).

  • Ferrante : écrire

    Elena Ferrante, Frantumaglia. L’écriture et ma vie (2016, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, édition augmentée, 2018). Ce gros livre qui m’a attirée sur un présentoir de la bibliothèque contient une importante correspondance de la romancière italienne. En plus des échanges avec ses éditeurs, on y lit ses réponses écrites aux questions des journalistes à propos de ses livres – d’abord L’amour harcelant et Les jours de mon abandon, puis sa célèbre tétralogie L’amie prodigieuse.

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    Inutile de préciser que son « anonymat » (terme qu’elle réfute, puisqu’elle signe ses romans) ne cesse d’être questionné. Invariablement, elle réaffirme son choix de ne pas se montrer dans les médias : « Je ne crois pas que les livres aient besoin des auteurs, une fois qu’ils sont écrits. S’ils ont quelque chose à raconter, ils finiront tôt ou tard par trouver des lecteurs. » Pour elle-même, cela « engendre un espace de liberté créative absolue », en plus de « placer l’œuvre au centre de l’attention ». Et cela protège aussi, ajoutera-t-elle plus loin, la « communauté napolitaine » dont elle s’inspire.

    Nous lisons Homère ou Shakespeare sans savoir grand-chose de leur personne. Les vrais lecteurs n’ont pas besoin de savoir qui ou comment elle est, c’est surtout, pense-t-elle, une obsession de journalistes qui préfèrent s’intéresser à cela plutôt qu’à l’œuvre et au travail littéraire. J’admire sa résistance à la curiosité médiatique (sa biographie sur Wikipedia et maints articles en témoignent).

    Frantumaglia offre néanmoins un aperçu de sa personnalité et de ses choix en tant qu’écrivaine, ainsi que de belles réflexions sur l’acte d’écrire. Ses racines : « J’ai grandi par addition de choses vues, écoutées, lues ou griffonnées, rien de plus. » Le contexte napolitain dans lequel elle a grandi. La relation avec sa mère. Elena Ferrante a obtenu une maîtrise de lettres classiques. Elle étudie, traduit, enseigne, elle lit, elle écrit. Depuis toujours, elle aime conter des histoires, cela lui importe plus que la « belle page ».

    On a souvent rapproché Elena Ferrante d’Elsa Morante, vu les consonances. Ferrante ne cache pas son admiration pour cette romancière qu’elle n’a jamais rencontrée, elle la cite, la qualifie même d’« insurpassable ». Elle évoque des lectures marquantes, des écrivains, et surtout des écrivaines qui ont prouvé la puissance littéraire des femmes et ouvert la voie : Jane Austen, Virginia Woolf, Clarice Lispector, Alice Munro…

    Et qu’est-ce que la « frantumaglia » ? « Ma mère m’a légué un mot de son dialecte qu’elle employait pour décrire son état d’esprit lorsqu’elle éprouvait des impressions contradictoires qui la tiraillaient et la déchiraient. Elle se disait en proie à la frantumaglia. » Un des cinq mots « où fourrer tout ce dont j’ai besoin », écrit Elena Ferrante. « Tout ce qui a revêtu pour moi un sens durable s’est déroulé à Naples et s’exprime dans son dialecte. »

    Elle a choisi ce mot pour intituler le recueil de textes que l’éditeur souhaitait publier après la parution des Jours de mon abandon (2002) dix ans après L’amour harcelant, proposition acceptée à condition que les textes y soient liés. Ce sont, par exemple, ses réponses au cinéaste Mario Martone qui lui envoie son scénario inspiré de L’amour harcelant. Elle l’annote avec des remarques sur les personnages, les dialogues (le film L’amour meurtri date de 1995) et, ce faisant, éclaire certains aspects du roman.

    De même, ses réflexions sur Olga, dans Les jours de mon abandon, insistent sur la résistance de son héroïne (contrairement à Anna Karenine ou à Emma Bovary). Rendre la complexité des femmes lui importe énormément. Pour Ferrante, ce ne sont pas des êtres en souffrance mais en lutte. La troisième partie porte sur la suite de son œuvre. Poupée volée (2006), son roman qu’elle considère comme « le plus acrobatique, le plus téméraire », celui auquel elle est « le plus douloureusement attachée », lui a rendu possible l’écriture de L’amie prodigieuse.

    Le gros roman qu’elle projetait sur l’amitié entre Lena et Lila s’est transformé en tétralogie, ce n’était pas prévu. Ce qui importe le plus à la romancière, c’est la « vérité littéraire », le mot bien utilisé, l’énergie de la phrase pour exprimer ce « magma » de l’intériorité qui se heurte à « la maîtrise de soi ». « Raconter le mieux possible ce qu’on sait et ce qu’on sent, la beauté, la laideur, la contradiction. » L’écriture est centrale : « J’ai le sentiment de bien travailler quand j’arrive à partir d’un ton sec de femme forte, lucide, cultivée, comme le sont les femmes de la classe moyenne d’aujourd’hui. »

    Elena Ferrante écrit de très belles choses sur les lecteurs et sur le « troisième livre » qui « se forge » dans le rapport que la vie, l’écriture et la lecture entretiennent. Vous trouverez dans Frantumaglia son souci de dire les choses avec justesse et comment elle conçoit « l’invention romanesque ». C’est passionnant.

  • Claude Lévi-Strauss

    Maalouf en poche.jpeg« Lors de sa réception sous la Coupole, le 27 juin 1974, il consacrera les dix premières minutes de son discours à une comparaison soigneuse entre le cérémonial de l’Académie française et les rites d’initiation pratiqués par les populations amérindiennes de la côte pacifique du Canada. Une manière à la fois provocatrice et plaisante d’informer ses nouveaux confrères de ce qui a toujours été son credo : la mission de l’anthropologue, ce n’est pas d’étudier les sociétés « sauvages », « primitives » ou « exotiques » ; sa mission, c’est d’étudier l’homme, tout simplement ; dans sa diversité, bien sûr, mais également et avant tout dans son unité profonde, qui va au-delà de toutes les dissemblances ; parce qu’il y a en l’Autre quelque chose de nous, et en nous quelque chose de l’Autre, et qu’il est important que nous en prenions conscience afin de mieux nous connaître nous-mêmes. »

    Amin Maalouf, Un fauteuil sur la Seine

  • Au fauteuil 29

    C’est en 2016, bien avant qu’il soit élu secrétaire perpétuel de l’Académie française, que paraît Un fauteuil sur la Seine d’Amin Maalouf, livre « né d’un remords » écrit-il au début de son Avant-propos. En 2011, il y succédait à Claude Lévi-Strauss. Devoir faire l’éloge de son prédécesseur, « selon le rituel de la Compagnie », lui a donné l’occasion de lire ou relire les ouvrages de l’anthropologue qu’il admirait beaucoup.

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    Jean Dufy, Paris, la Seine et Notre-Dame

    Ce même fauteuil avait été occupé par Renan « qui avait élu domicile dans un village du Mont Liban » pour y écrire sa Vie de Jésus, il voulait le mentionner dans son discours. Il ne lui restait plus de temps pour honorer aussi l’historien Joseph Michaud dont l’Histoire des croisades lui avait fourni des informations essentielles. En s’intéressant à ses « ancêtres » au fauteuil 29, connus ou inconnus de nos jours, il a décidé de consacrer son travail « à toute une lignée ».

    Dix-huit prédécesseurs ou « Quatre siècles d’histoire de France », comme indiqué en sous-titre. Pour chacun, un titre qui le dépeint. « Celui qui s’est noyé en voulant sauver son pupille », c’est le premier, Pierre Bardin, oublié comme presque tous les écrivains de sa génération. Des quarante premiers académiciens, on n’édite plus aucun livre. Ce premier chapitre a le mérite de raconter les débuts de l’Académie française, issue d’un cercle littéraire créé par Valentin Conrart, « écrivain sans relief mais fin lecteur et grammairien hors pair » qui réunissait régulièrement des amis.

    C’était en 1629. Pendant quelques années, ils étaient restés discrets, puis un jour, l’un d’eux en avait parlé à quelqu’un qui tenait à assister à une de leurs réunions. Une autre indiscrétion auprès de l’abbé de Boisrobert, familier du cardinal de Richelieu, amena celui-ci à leur offrir sa protection. De prime abord, le petit groupe n’y tenait pas, mais les rassemblements sans « agrément du prince » étant interdits, il valait mieux accepter, d’autant plus qu’ils pourraient librement fixer la forme et les règles de leur compagnie.

    L’Académie française est née en 1634. Sa première mission était de « généraliser l’usage du français dans tous les domaines du savoir », à une époque où certains préféraient encore écrire en latin, comme Richelieu lui-même. Il fut vexé qu’un excellent latiniste de l’Académie, le deuxième de la lignée 29, ait décrété à la lecture d’un de ses textes que c’était « du latin de bréviaire ! » Le troisième fut « préféré à Corneille ». Celui-ci « avait le tort d’être meilleur poète que le cardinal » (Corneille sera élu en 1647).

    « Celui qui allait renaître après deux siècles », le cinquième titulaire, devait son élection, « de l’avis général » à un Panégyrique encenseur dédié à Louis XIV. Mais Saint-Simon jugeait François de Callières « honnête homme » sous ses habits de courtisan. Son ouvrage De la manière de négocier avec les souverains, publié en 1716 avec un court succès, est sorti de l’oubli en 1917, des diplomates y ayant lu des passages éclairants. Traduit en différentes langues, ce livre contient des recommandations dont la portée est universelle et sert encore de référence dans de grandes universités et écoles de commerce.

    Plus connus aujourd’hui que Joseph Michaud dont Maalouf n’avait pu parler lors de sa réception à l’Académie, on trouvera dans la liste des dix-huit qui ont précédé l’auteur au fauteuil 29 les noms du physiologiste Claude Bernard, du célèbre Ernest Renan, d’Henry de Montherlant. Claude Bernard fut le premier savant à être honoré par des funérailles nationales, salué comme le « fondateur de la médecine moderne ». Renan, critiqué pour avoir écrit que Jésus était un « homme incomparable », souffre encore de sa réputation d’« ennemi juré du christianisme ».

    Ces Quatre siècles d’histoire de France traversés avec Amin Maalouf pour guide n’ont rien d’ennuyeux ni d’académique (au sens péjoratif). Un fauteuil sur la Seine est d’une lecture très agréable. Sans vouloir ni « réhabiliter » ses prédécesseurs les moins intéressants ni parler d’eux de manière impersonnelle, l’auteur se montre plein d’empathie pour chacun. En mettant l’accent sur les circonstances de leur élection ou sur leurs travaux ou sur « les péripéties de leur existence », Maalouf rend à la fois « la texture si particulière et à jamais perdue de chaque époque » (Vanessa Moley sur Herodote.net) et chaque personnalité, tout en montrant l’évolution de l’Académie française.