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Amour - Page 37

  • Moment en or

    « Mais les jours où nous sentons que notre vie, tel un roman, a désormais atteint sa forme finale, nous sommes en mesure de distinguer, comme je le fais à présent, lequel de ces moments fut le plus heureux. Quant à expliquer pourquoi notre choix s’est précisément fixé sur cet instant parmi tous ceux que nous avons vécus, cela exige nécessairement de raconter notre vie et, fatalement, de la transformer en roman. Mais quand nous désignons le moment le plus heureux de notre existence, nous savons pertinemment qu’il appartient à un passé depuis longtemps révolu, et c’est la raison pour laquelle il nous fait souffrir. La seule chose qui puisse nous rendre cette souffrance tolérable, c’est de posséder un objet datant de ce moment en or. Ces vestiges conservent les souvenirs, les couleurs, la texture et les plaisirs visuels de ces instants de bonheur absolu, bien plus fidèlement que les personnes qui nous les ont fait vivre. »

    Orhan Pamuk, Le Musée de l’Innocence

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  • Un roman musée

    La dernière fois que je vous ai parlé d’Orhan Pamuk, j’avais signalé ce musée ouvert à Istanbul l’an dernier d’après Le musée de l’Innocence (2006, traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy en 2011). J’ai refermé ce roman de huit cents pages en m’interrogeant : quelle mouche a piqué l’écrivain pour bâtir une histoire aussi kitsch et son « produit dérivé » en quelque sorte ?

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    C’est l’histoire d’un amour malheureux aux yeux des autres mais « le plus heureux » du point de vue de son narrateur, un jeune homme riche de trente ans qui va bientôt se fiancer devant la meilleure société stambouliote, à l’hôtel Hilton,  avec une jeune femme « que tout le monde trouvait parfaite ». Mais au « moment le plus heureux » de sa vie, le lundi 26 mai 1975, il vient d’embrasser l’épaule d’une cousine éloignée, dix-huit ans, qui l’a suivi dans sa garçonnière et y perd une boucle d’oreille au cours de leurs ébats.

    Füsun travaille comme vendeuse dans une boutique ; Kemal, qui avait « quasiment oublié son existence », a rencontré sa cousine en y achetant un sac pour sa fiancée. Parente pauvre, « la fille de Nesibe » s’est déshonorée en participant à un concours de beauté. Mais Sibel refuse le sac, une imitation selon elle, et en le rapportant au magasin, Kemal trouve encore plus de charme à la belle Füsun. Sous le prétexte de lui donner des cours de maths, il la retrouve dans l’appartement de l’immeuble Merhamet où sa mère dépose les choses dont elle n’a plus besoin : ils y vont régulièrement pendant un mois et demi et leur entente charnelle les enivre tous deux.

    Imbroglio sentimental : agissant comme si de rien n’était avec sa fiancée, Kemal est l’amant comblé de Füsun – on se doute que ce bonheur ne durera pas toujours. Liaison secrète et mensonges n’ont qu’un temps. Mais les détours de l’intrigue proposent une autre piste de lecture : tous les détails de la vie des Turcs dans l’Istanbul des années 70 et 80, leurs habitudes quotidiennes, leurs rituels, leurs codes. Kemal, après des études de management en Amérique, travaille comme son frère aîné dans l’entreprise paternelle « de distribution et d’export ».

    Dans la société turque de cette époque, la femme se doit de rester vierge avant le mariage. Les jeunes les plus européanisés aimeraient plus d’audace et de modernité, mais les filles avec qui on couche ne sont pas celles avec qui on se marie. C’est au cinéma qu’ils découvrent d’abord comment on embrasse – l’univers des films est un autre thème du Musée de l’Innocence, avec ses distinctions entre films occidentaux et turcs, films d’art et mélodrames – Fûsun rêve de devenir actrice. La tension entre culture européenne et tradition est un leitmotiv.

    Istanbul est omniprésente dans ce roman, avec ses « rues, ponts, ruelles en pente et places », ses quartiers, ses restaurants, ses bars et, dans les années 80, ses manifestations et émeutes. Les paysages du Bosphore, le passage des bateaux, les terrasses… Du balcon de leur vaste appartement, Kemal et ses parents assistent volontiers aux cortèges de funérailles dans la cour de la mosquée voisine, « un spectacle à ne pas manquer ».

    Mais Le Musée de l’Innocence est en même temps un hymne aux objets qui peuplent la vie quotidienne des amoureux. Il y a du Perec – « La vie mode d’emploi », « Les choses », « Je me souviens »… – dans ce roman. Le chapitre 69, « Parfois », ne contient que des phrases contenant cet adverbe. L’attitude du narrateur évoque par ailleurs la recherche proustienne du Temps et du Bonheur, Kemal est un amoureux jaloux à la façon de Swann ou de l’amant d’Albertine.

    Tout au long du récit, le lecteur est renvoyé au futur Musée où tous les objets cités trouveront leur place, témoins d’un bonheur inoubliable, du plus précieux au plus banal (des barrettes à cheveux jusqu’aux mégots des cigarettes fumées par Füsun !), y compris ceux subtilisés chez les parents de Füsun auprès de qui Kemal va « s’asseoir » régulièrement (façon turque de « rendre visite »). L’accumulation fétichiste est ici « collection », le « musée sentimental » – 83 vitrines pour 83 chapitres – sera lui-même conçu sur le modèle des milliers de musées visités par lui dans le monde entier. « J'ai écrit le roman tout en collectionnant les objets que je décris dans le livre », a précisé l’auteur.

    « La consolation des objets » croît avec l’obsession du narrateur. Füsun disparaît. Kemal, jour après jour, l’attend : la présence des objets qu’elle touchait dans l’appartement, la manipulation des choses qu’elle aimait apaisent un peu sa souffrance. Il finit par se rendre chez sa tante pour avoir de ses nouvelles. Füsun a raté ses examens, elle a quitté son travail, et son père l’a emmenée loin pour qu’elle oublie son cousin ; lui devrait l’oublier aussi.

    Je vous laisse découvrir la suite – mélodramatique, avec la rupture des fiançailles et la réapparition de Füsun, mariée à un autre –, une longue errance mélancolique imbibée de raki, ruineuse pour la réputation du héros, éprouvante pour le lecteur impatient, semblable peut-être à ces films turcs « traitant de la vie et de ses tourments » que le public suit en décortiquant des graines de tournesol. Lisez la table des matières si vous voulez vous en faire une idée.

    Pamuk multiplie les mises en abyme : le père de Kemal a lui aussi entretenu une maîtresse en secret pendant onze ans. L’histoire de Nurcihan et Mehmet, que tout le monde voudrait voir mariés, est une sorte de réplique aux amours de Kemal et Sibel. Kemal devient le producteur d’un film intitulé « Vies brisées »...

    L’auteur apparaît pour la première fois dans le récit lors de la somptueuse fête des fiançailles entre Kemal et Sibel. Ce jour-là, Orhan Pamuk (issu d’une riche famille en partie désargentée et mal à l’aise face aux nouveaux riches) danse même avec Füsun. A la fin du roman, c’est à lui que le narrateur s’adresse pour lui demander de raconter son histoire, en guise de « catalogue » du futur Musée de l’Innocence, et de la conclure.

  • De l'une à l'autre

    – Regarde, me dit ma grand-mère.
    Elle retira les boucles d’oreilles en diamants qu’elle ne quittait jamais et me les mit.
    – C’est ainsi que j’ai donné le collier de ma mère à ta mère. Les bijoux doivent passer d’une femme à l’autre. Il faut qu’on les porte. Les goyim les mettent dans des coffres-forts et ils portent l’imitation : ça ôte l’âme aux pierres. Un jour tu retireras une bague de ton doigt et tu la passeras au doigt de ta fille, toute chaude encore de toi. On ne donne pas un objet : on se donne. 

    Jacqueline Harpman, La plage d’Ostende

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    Agapit Stevens, Elégante au collier de perles

     

     


     

  • Aimer d'un regard

    Jacqueline Harpman me réenchante à chaque relecture de La plage d’Ostende (1991) – pour moi, son chef-d’œuvre. Si vous êtes d’humeur mélancolique, ouvrez ce roman tonique, passionné, allègre, il vous remettra d’aplomb. L’histoire d’amour, belle et féroce, d'Emilienne Balthus, une Iseut d’une telle fougue qu’elle vous entraîne dans son sillage. Dans le rôle de Tristan, un homme qui ne se donne tout entier qu’à la peinture, Léopold Wiesbeck. 

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    Spilliaert, Bateau au bassin d'Ostende 

    L’incipit est fameux, l’annonce on ne peut plus directe : à onze ans, lorsque Emilienne voit pour la première fois le jeune peintre de vingt-cinq ans, elle sait, elle décide qu’il lui appartiendra. « C’était le soleil sur l’eau, un diamant dans la lumière, la beauté elle-même qui me regardait sans me voir. Je lus ma vie sur son visage. Il avait les yeux gris comme un lac l’hiver, quand tout est glacé, les cheveux noirs et frisés, et ce teint pâle, cette blancheur laiteuse qui n’appartiennent qu’aux héros choisis par le destin. »

    Mme van Aalter, la protectrice des arts, sait déjà que « le petit Wiesbeck » sera un grand peintre. Elle partage avec la mère d’Emilienne le goût des parures (bijoux, écharpes) et de la conversation mondaine. La petite se tait, écoute, observe, rêve. De retour dans sa chambre, elle s’examine pour la première fois dans un miroir et s’aperçoit, ravie, que ses yeux sont « du même gris tourterelle que ceux de Léopold ».

    Enfant unique et petite fille modèle, Emilienne quitte d’un coup l’enfance. Elle veut tout savoir des couleurs, de la peinture, grandir, apprendre. Elle sait qu’elle est trop jeune, qu’il lui faudra attendre. Alors elle s’exerce à l’hypocrisie, au mensonge, joue la comédie aussi bien à ses parents qu’à sa grand-mère, et habitue Wiesbeck à sa présence silencieuse à son côté – « Tu fais donc de toi le page du peintre ? » observe quelqu’un.

    Lui loue avec deux amis un atelier d’artiste à Molenbeek. Quand ses parents et elle s’y rendent la première fois, Emilienne enregistre « le thé dans des tasses de fine porcelaine », les fauteuils usés, la peinture sur le plancher. Laurette Olivier apparaît, venant du petit appartement annexe, la fillette comprend tout de suite qu’elle est la maîtresse de Wiesbeck. Celui-ci bouge peu, ne parle guère. « Je ne sais quelle intuition me dicta alors que je serais comme lui et que j’aurais un geste rare qui se déploierait largement. »

    Quel défi ! « Il fallait être aimée par un homme qui ne me verrait pas avant des années et pour cela empêcher qu’il fût aveuglé par d’autres femmes. » Après la guerre, ses parents visitent « une grande maison au bord du lac de Genval », quelque chose se passe entre cette maison et Emilienne, contre la tendance de sa mère à trop remplir l’espace, insistera pour « que les grandes pièces claires restassent dénudées, avec des planchers nus bien cirés, des rideaux de voile blanc et des tables de bois sombre. » Ils y passeront les week-ends, « et bientôt c’est là qu’eut lieu la cérémonie du thé. »

    Le premier dimanche où Léopold Wiesbeck y vient, il est séduit : « Je voudrais passer quelques jours ici, dit-il tout à coup à mon père. » La lumière de cette maison l’intéresse et on décide de la lui laisser pour le mois de juillet, qu’Emilienne passe avec ses parents à la mer du Nord.

    Obnubilée par la « captation de Léopold », la jeune fille choisit dorénavant les couleurs et les vêtements qu’elle porte, travaille à être belle, s’exerce à dessiner près du lac de Genval. Après Laurette, il y aura Georgette éprise de Wiesbeck, mais elle aussi passera à l’arrière-plan quand Mme van Aalter, soucieuse de procurer à son protégé une situation favorable, lui trouve une épouse fortunée, Blandine. Emilienne la redoute moins que les autres : « condamnée à attendre jour après jour pendant des années, il me sembla que ce mariage me servirait en mettant Léopold à l’écart des passions. »

    Le premier véritable échange entre Wiesbeck et elle se produit à la mer du Nord, un hiver si froid que la mer a gelé ; comme cela n’arrive qu’une ou deux fois par siècle, tous se rendent à Ostende pour le spectacle. Le peintre est fasciné, refuse de rentrer avec les autres malgré le froid : « La plage était presque blanche sous le faible soleil, le sable et la neige se confondaient » – il lui « faut » ces couleurs. Emilienne se souvient alors d’un droguiste, chez qui ils achètent des tubes de couleur, deux planches à pain, un pinceau. Puis ils retournent à la digue et elle aide le peintre à trouver le mélange de noir et de blanc « pour obtenir la nuance exacte d’un nuage ». Il est surpris de ses conseils judicieux, bientôt il ne pourra plus se passer d’elle.

    « La plage d’Ostende », la toile éponyme, c’est à Genval que Léopold Wiesbeck la peint plus tard, lors d’un nouveau séjour. Emilienne a quinze ans, elle dénoue sa tresse avant d’entrer dans la chambre d’angle où Léopold a son chevalet : « Je portais une jupe beige pâle et un chandail couleur de perle éteinte : j’avais les couleurs mêmes de son tableau, de son âme, de sa vie. Il me vit. Pour la première fois, il me regarda et me vit. » Léopold vient à elle et toute son existence se joue, c’est ce jour-là qu’elle devient sa maîtresse, en secret. La jeune Emilienne a son amant, Blandine attrape la grippe.

    « Ce n’est pas la vie. C’est le roman en toute liberté. » (J. H.) Lisez La plage d’Ostende pour cette histoire d’amour fou, pour ces couleurs, ces paysages, pour cette héroïne tendue vers un seul but : aimer l’homme qui l’habite. Tout le roman  Du côté d'Ostende y reviendra sous un autre angle quinze ans plus tard  se résume à cela, rythmé, introspectif. Jacqueline Harpman, qui s’est enthousiasmée pour Racine et pour Stendhal à l’adolescence, était aussi psychanalyste. Pourquoi écrire ? « Jouir de la langue. Jouir des mots. J’y tiens. J’adore la langue française, j’ai envie de la servir. Je voudrais être plus modeste mais l’écriture de la langue est au centre de mes préoccupations. » (J. H.)

    « De la race des maîtresses », Emilienne Balthus s’accommodera de l’épouse, se méfiera des rivales, comprendra qu’elle aussi « a besoin » d’un mari, par convenance, et vivra sa vraie vie hors de toute convention. Les obstacles ne manqueront pas, ni les pièges, ni les combats. Longtemps après, Emilienne écrira leur histoire : « Ich Tristan. Du Isolde. » Cynique et magnifique.

     * * *

    Bonne et heureuse année 2013,
    riche de lectures et d’échanges,
    de balades et de culture,
    d’école buissonnière.
    Au plaisir d’y cheminer ensemble.

    Tania

  • Chanson

    Prévert des confiseurs / 3 

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    Quel jour sommes-nous
    Nous sommes tous les jours
    Mon amie
    Nous sommes toute la vie
    Mon amour
    Nous nous aimons et nous vivons
    Nous vivons et nous nous aimons
    Et nous ne savons pas ce que c'est que la vie
    Et nous ne savons pas ce que c'est que le jour
    Et nous ne savons pas ce que c'est que l'amour.

     

    Jacques Prévert, Paroles

     

    Illustration : Henri Levasseur, Allégorie de l’amour