« Mais les jours où nous sentons que notre vie, tel un roman, a désormais atteint sa forme finale, nous sommes en mesure de distinguer, comme je le fais à présent, lequel de ces moments fut le plus heureux. Quant à expliquer pourquoi notre choix s’est précisément fixé sur cet instant parmi tous ceux que nous avons vécus, cela exige nécessairement de raconter notre vie et, fatalement, de la transformer en roman. Mais quand nous désignons le moment le plus heureux de notre existence, nous savons pertinemment qu’il appartient à un passé depuis longtemps révolu, et c’est la raison pour laquelle il nous fait souffrir. La seule chose qui puisse nous rendre cette souffrance tolérable, c’est de posséder un objet datant de ce moment en or. Ces vestiges conservent les souvenirs, les couleurs, la texture et les plaisirs visuels de ces instants de bonheur absolu, bien plus fidèlement que les personnes qui nous les ont fait vivre. »
Orhan Pamuk, Le Musée de l’Innocence
Commentaires
que la vie ne soit pas comme les ruines de Pompéi : les signes d'une catastrophe qui écrive en lettres de cendres le mot : "fin"
les rues de nos histoires sans musique ni rires d'enfants, les ateliers abandonnés de nos créations, les mille et mille éclats de nos miroirs menteurs, les nuages porteurs d'horreurs, les eaux devenues stériles...
Que la vie soit...
"Parfois, il y avait de très longs silences entre nous. Parfois la neige tombait et restait sur les bords des fenêtres et les trottoirs. Parfois, il y avait des feux d'artifice, nous nous levions tous de table, contemplions autant que nous le pouvions les couleurs qui éclataient dans le ciel puis respirions l'odeur de poudre qui était entrée par les fenêtres ouvertes." (Chap. 69)
Tandis que je vous copie ce passage, le ciel lâche ici de petits grains blancs, l'hiver ne se laisse pas oublier.
Le pouvoir d'évocation des objets est sans pareil, sans doute parce qu'ils restent à peu près dans l'état où ils étaient, attachés à un épisode de notre vie, tandis que nous et ceux que nous évoquons grâce à leur permanence, nous avons changé. Le bonheur est souvent ressenti rétrospectivement.
c'est ainsi que l'on remplit sa maison - de la cave au grenier - d'un tas de souvenirs et d'objets à forte valeur sentimentale, et qu'on se trouve devant un gros problème le jour où il faut déménager vers un moins vaste logis ;-)
Les objets semblent résister mieux à l'impermanence et, par ce fait, contribuent à matérialiser, à perpétuer, de manière absolue semble-t-il, ces moments de bonheur qu'on veut absolu.
Comme les preuves matérielles du roman.
@ Zoë Lucider : Tout le roman de Pamuk est construit sur ce ressenti rétrospectif, sur ces objets témoins du bonheur, comme vous le dites.
@ Adrienne : Ah les déménagements, les tris, j'imagine bien...
@ Christw : Vous vous souvenez de l'extrait que j'avais repris en vous mettant un commentaire sur "Le premier jardin" d'Anne Hébert ? J'y ai souvent repensé en lisant "Le musée de l'innocence", parce qu'il lui correspond parfaitement.
http://www.christianwery.be/article-le-premier-jardin-anne-hebert-114460541.html
"Depuis longtemps, Flora Fontanges est persuadée que, si un jour, on arrive à tout rassembler du temps révolu, tout, exactement tout, avec les détails les plus précis - air, heure, lumière, température, couleurs, textures, odeurs, objets, meubles -, on doit parvenir à revivre l'instant passé dans toute sa fraîcheur."
Je suis venue voir par ici et j'ai bien eu raison car j'ai ainsi pu lire cet extrait de Pamuk. La référence à ce texte est émouvante. Encore merci.
Bonne fin de dimanche.
@ Tania: C'est un thème vraiment passionnant, je me souviens bien de votre commentaire.
Je sors du Musée de la vie wallonne où tant d'objets et reconstitutions sont remontés de mon passé. Troublant.
@ Bonheur du jour : Toujours la bienvenue, bonne soirée.
@ Christw : Je n'ai jamais visité ce musée, décidément les objets du passé nous jouent des tours.
Coïncidence, il y a similitude entre ce livre de Lodge, ce que vous en dites du temps révolu, et celui de François Bon que j'achève.
Faire revivre le passé dans toute sa fraîcheur (A. Hébert), idéal qui se heurte sans cesse à ce que Bergounioux dit et redit, ce décalage
http://www.christianwery.be/article-hiatus-112530096.html
("Les rêves qu'on fera, dans lesquels on le verra différent..." cf
http://www.christianwery.be/article-c-etait-nous-pierre-bergounioux-113381981.html
dont Faulkner le premier, dans l'écriture, aurait, selon B. toujours, réussi à combler un peu le fossé entre représentation et vécu.
Ces remarques tentent de défricher avec vous (merci de m'ouvrir cet espace) quelques idées encore incertaines sur la recherche du temps passé.
Passionnants ces échanges dans les commentaires! Merci!
Pour parler d'autre chose que les objets, "la forme finale de notre vie", comme un roman terminé, me laisse perplexe.
Tant de rebondissements sont possibles, probables même, jusqu'à ce que le très grand âge ou la maladie nous laissent sans jambes.
Belle semaine Tania.
@ Christw : C'est un des grands bonheurs de la lecture que ces passerelles jetées d'un livre à l'autre, d'un écrivain à l'autre, ces éclairs de mémoire qui apparaissent en lisant - ce qu'on appelle aujourd'hui "des liens".
Il faut y ajouter, pour ma part, les personnes à qui nous pensons, les mortes et les vivantes, et les épisodes de notre vie rafraîchis par les mots. Du passé, certes, mais bien présent.
@ Colo : Tu as raison pour ce qui est de notre vie. Dans le roman, il s'agit de la forme finale - définitive - de l'histoire d'amour entre Kemal et Füsun, qui a mis en branle toute cette entreprise de sauvegarde d'un bonheur amoureux.
Mince ! tout le monde a lu Orhan Pamuk en Allemagne, sauf moi. Il serait vraiment temps que je m'y mette...
Pamuk est le premier écrivain turc à avoir reçu le prix Nobel de littérature, en 2006. Je le lis depuis "Le Livre noir" en 1995.
Tu vas mieux ? Bonne journée, Euterpe.